Un reportage visuel du photographe, Georges Harry Rouzier, auteur du livre « Une ville dans la ville »
C’était le vendredi 15 novembre 2019. Alors que les derniers rayons du soleil se retiraient lentement, les premières notes de louange et d’adoration de l’église Shalom Tabernacle de Gloire de Delmas 33 montaient au ciel. J’étais impatient de parcourir ma caméra dans les recoins des sept hectares de terre qui logent ce temple populaire, mais je devais attendre l’autorisation du « révérend en chef », André Muscadin.
À un certain moment, j’ai ressenti une certaine connexion spirituelle. Je ne saurais l’expliquer. Cela fait très longtemps que je n’ai pas été à l’église. Contrairement aux messes de ma chapelle catholique d’antan, l’adoration était intense. Et je me suis senti envahi par le Saint-Esprit. C’était comme si l’endroit m’avait ramené à la place de fervent chrétien que jadis j’occupais.
Une grosse voiture luxueuse noire, blindée, assez récente appartenant à Pasteur Muscadin fait son entrée. Elle me rappelle la raison de ma présence. J’étais au premier jour de mon reportage sur certains leaders chrétiens qui ont émergé depuis le tremblement de terre de 2010. Dans les secondes qui ont suivi les premières secousses, le nom de Jésus résonnait partout. Tout Port-au-Prince, ou presque, était soudainement devenu chrétien.
Le séisme occasionnait un mouvement de solidarité, de partage et de vivre-ensemble qui manquait tellement aux Haïtiens. L’esprit encore fissuré, l’on était tous dans les rues ou dans des camps de fortune. Le moment était opportun pour rappeler à la population survivante qu’elle a eu la vie sauve grâce à Dieu. C’est le sang de Jésus qui a coulé pour le pardon de ses péchés et l’on ne pourra jamais être assez reconnaissant.
Rapidement, dans chaque carrefour et principale artère des villes durement éprouvées, des groupes de prière se formaient pour louer, faire de nouveaux disciples en contraignant les survivants à renoncer aux pratiques dites diaboliques. Dans la société haïtienne, Satan symbolise le vaudou, la religion d’une bonne partie de la population.
Du coup, une véritable course contre la montre entre catholiques et protestants s’est mise en place. Mais ces derniers partaient favoris. Ils n’avaient pas à attendre une certaine hiérarchie et ne comptaient aucun symbole fort effondré. C’était donc une bonne opportunité pour des leaders spirituels de se positionner sur un marché où la plupart des concurrents sont face à terre.
Pour le pasteur Jacques Maurice qui se présente comme l’unique associé à Shalom Tabernacle de Gloire, l’opportunité s’avérait décisive. D’ailleurs, une étude de marché lui a révélé que dans la commune de Delmas, plusieurs milliers de protestants étaient sans assemblée du fait que beaucoup d’églises ont été endommagées.
Selon Jacques Maurice dans une interview qu’il m’a accordé, il répondait à un appel de Dieu effectué par l’intermédiaire d’André Muscadin, l’autre meneur de l’initiative Shalom. Au départ, ils étaient quatre partenaires en affaires et possédaient Inspiration FM, une station de radio. Avant d’obtenir son diplôme en théologie, Muscadin dit avoir eu la révélation d’œuvrer pour la cause de Dieu en construisant une église. Deux des premiers partenaires n’ont pas adhéré au projet. Ce qui n’a pas freiné cette ambition qui allait bientôt accoucher de la plus grosse assemblée protestante du pays.
Pour le pasteur Maurice, l’église Shalom Tabernacle de Gloire a pris naissance à temps, deux jours avant le séisme qui allait éparpiller de part et d’autre les enfants de Dieu.
Après cette première interview, Pasteur Maurice, que tout le monde appele passionnément Papi Jack, me donne les autorisations pour pouvoir faire mon reportage. Mais malheureusement, je découvrirai que le « berger » ne participe pas aux cultes, son travail consiste à gérer les médias.
Donc, pour mon premier jour de prise de vue, je n’ai que ma parole, et aucun document ni témoin pour prouver que j’avais une autorisation. Après quelques clichés, le responsable du culte du jour m’indique qu’il faut attendre les directives du Pasteur en chef, donc André Muscadin. Dans l’attente, j’observe attentivement cette grosse machine, une des rares institutions ayant vu le jour l’année du tremblement de terre à avoir une réussite fulgurante dans le pays.
Implantée d’abord à Delmas 40a, l’église avait à peine mille places. Dix ans après, à Delmas 33 dans une rue renommée Shalom, l’institution compte largement plus de 5 000 places et ses leaders projettent déjà de construire une nouvelle annexe avec une capacité de 50 000 places.
Et, c’est au nom de ce nouveau projet ambitieux que le bras financier, « la Famille Shalom », est souvent interpellé, rapporte Pasteur Jacques Maurice. En plus de leur cotisation mensuelle, ces contributeurs éparpillés en Haïti et à l’étranger sont appelés à faire des dons à toutes les occasions.
« La Famille Shalom » est un atout majeur pour l’institution. Ce regroupement toujours fidèle à leur engagement envers leur « berger » est l’élément principal qui différencie Shalom des deux autres assemblées visitées au cours mon travail. La pérennité financière de Shalom repose principalement sur ce socle. Ce qui explique les investissements importants de l’équipe du Tabernacle de Gloire dans les médias. Leur fréquence radio est relayée presque sur tout le territoire national. Ils possèdent une chaîne de télévision diffusée dans les deux premiers départements du pays, une application mobile et proposent des sessions live sur tous les principaux réseaux sociaux, dont Facebook.
Finalement autorisé à photographier à la fin de l’adoration, je pouvais enfin revenir sur terre et commencer à travailler néanmoins avec moins de motivation. Une activité 6 pour 6 est prévue pour ce vendredi de veille de nuit. Pour une première visite, j’avais très peur de rentrer bredouille, car je n’avais pas trop de repères. De plus, j’attirais beaucoup trop l’attention, comme si de loin on pouvait renifler que je viens « du monde ».
Très tôt dans la soirée, les visiteurs sont appelés à monter sur l’estrade. Ils sont accueillis avec des chants et d’intenses prières. Ils sont invités à renoncer au péché. Avant de finir leur prière, ils doivent donner leurs coordonnées à des agents d’accueil pour leur intégration dans la « famille Shalom ». Sachant l’engagement que cela implique, j’ai vite réalisé le raisonnement qui lie les assemblées dirigées par les 3 M (Muscadin, Marcorel, Mackenson) : les fidèles doivent financièrement contribuer à la concrétisation des promesses que Dieu leur a faites en songe.
Très demandés, ces leaders sont peu accessibles et pas vraiment disponibles pour des conseils et prières à l’endroit de particuliers. Du coup, il faut prendre rendez-vous, ce que j’avais fait à l’église Piscine de Bethesda de Petit Place Cazeau dirigée par le révérend Marcorel Zidor. Avant de dire le but de ma demande, je suis invité à faire un don volontaire pour contribuer à l’achat du kérosène pour les génératrices. Après m’avoir enregistré dans une base de données, la réceptionniste me fait part d’une consigne importante pour le jour de mon rendez-vous : il faut que j’apporte pour le pasteur un cadeau et faire une offrande de valeur. « 500 gourdes ne constitue pas une offrande de valeur », me dit-elle.
Le jour du rendez-vous, plus de 50 fidèles, numéro en main, attendent leur tour à la salle d’attente pour s’adresser au révérend. Avant de rejoindre le bureau du chef spirituel, un membre de l’accueil vous fait l’éloge de la puissance du don de Dieu qui habite le berger et mentionne que cela vaut beaucoup plus que 1 000 gourdes. Pour conclure diplomatiquement, il rappelle que si les fidèles sont là, c’est parce qu’ils ont déjà dépensé vainement beaucoup d’argent chez un médecin. Donc maintenant, ils doivent faire preuve de respect et ne pas remettre l’enveloppe vide.
Pasteur Marco explique qu’il est habité par un esprit dénommé Cherubin. Cet esprit se manifeste durant les cultes du dimanche pour miraculeusement décrire des malades dont il sent la présence dans l’assemblée, alors même que Marco les a rencontrés pendant la semaine.
Très atypique, Cherubin surprend toujours par les médicaments qu’il conseille aux malades que les médecins échoueraient à guérir… Parmi les recettes miracles, l’on retrouve une horloge à bouillir – il faut consommer par la suite l’eau bouillie. Mais aussi, des préservatifs à remplir d’eau et attendre que tout le liquide s’évapore.
Comme avec tout médicament, il y a une notice. Pour éviter les scandales et ne pas être poursuivi devant la justice, le dirigeant de la piscine de Bethesda rappelle toujours que seule « Ta foi peut te guérir ».
Les 3 M (Muscadin, Marcorel, Mackenson) saisissent toutes les occasions pour faire parler d’eux et s’imposer comme Prophète. Certains ont même été invités dans des émissions de faits divers.
Mackenson Dorilas, le plus jeune, n’a pas cessé de défrayer la chronique avec ses prescriptions et des prises de parole controversées durant ces dernières années. Le rencontrer m’a permis de comprendre qu’il reste égal à lui-même. Arrogant et dynamique, il ne cherche pas à plaire à tout le monde. Et surtout, il ne respecte que ses propres règles. Ce qui explique pourquoi, contrairement aux autres pasteurs protestants, il ne condamne pas les jeux de loto. Il va jusqu’à inviter des mères à forniquer, si c’est pour payer l’écolage de leurs enfants.
Toujours protégé par au moins deux gardes du corps, le prophète Mackenson déclare sa différence avec les autres pasteurs qui « prêchent la misère ». Lui, il ne cache pas son grand amour pour l’argent. Businessman dans l’âme, il possède au cœur de Cité aux Cayes à Delmas 31 un complexe qui abrite une maison de transfert, des chambres qu’il propose à ses fidèles pour leurs péchés sexuels et une salle de disco qui devait recevoir le premier novembre 2019 une soirée DJ annulée en raison du pays Lock (pays bloqué).
Mackenson n’a pas raté l’occasion de la progression de la pandémie de Covid-19 pour montrer son appétence pour l’argent. Il a demandé aux responsables chinois d’aligner une somme adéquate pour le faire venir en Chine afin qu’il les dévoile un remède efficace contre le Coronavirus. Finalement, il ne révèlera les secrets de son antidote ni à Haïti ni à la Chine, faute d’une offre pécuniaire.
Le flot d’argent n’a pas cessé avec le Coronavirus. Bien avant les groupes Compas, les 3 M jouissaient d’une bonne maîtrise des sessions live et des moyens de paiement en ligne comme Cash app et Mon cash. Ces habitudes longtemps intégrées dans la pratique des fidèles leur permettent aujourd’hui d’avancer tant bien que mal dans ces moments difficiles vers « les terres promises. »
Souvent au cœur de scandales, ces hommes « d’Église » sont les chouchous de leurs fidèles, ce qui les rend intouchables par le ministère des Cultes voire la Direction générale des Impôts (DGI). Ils n’auront pas besoin d’un miracle pour récupérer rapidement les sommes perdus à cause des trois mois de fermeture des lieux de culte par les autorités.
Ce travail est réalisé avec le soutien de la Fondation Konesans ak Libète (FOKAL)
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