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L’ONU refuse d’assister les enfants abandonnés par les soldats de la MINUSTAH

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Plusieurs soldats de la MINUSTAH abandonnent leurs enfants nés de mères haïtiennes. Certaines victimes vivent dans des situations critiques. Mais, la coopération de l’ONU n’est pas satisfaisante selon les avocats des victimes

Il est presque 5 heures de l’après-midi, ce jeudi 7 novembre 2019. Judith* accepte de nous parler de sa relation avec un soldat de l’ONU dans un bar à Pétion-Ville.

Jeune dame de petite taille à la corpulence étirée, Judith démontre un fort tempérament. Elle est l’une des nombreuses victimes d’abus commis par le personnel de l’ONU en Haïti.

Judith explique : « Ce soldat m’a montré qu’il voulait m’aider. J’avais de graves problèmes économiques, à l’époque. Je n’ai pas pu envoyer mes deux enfants abandonnées par leur père à l’école. J’ai pensé qu’il était un bon samaritain. Pourtant, c’est complètement le contraire. Il a voulu seulement me baiser. »

Le soldat en question était un ami de la jeune fille. Elle vivait à l’époque à Cité Soleil, le plus grand bidonville de la Caraïbe qui s’étale sur une superficie de 21,8 km2.

L’expérience fut très violente, selon elle. Il ne s’agissait pas d’un viol, mais elle ne s’y attendait pas non plus puisque le soldat n’était qu’un ami qui l’aidait. « On a passé ce moment dans ma chambre, sur mon lit. Je n’ai jamais pu dormir dans ce lit. Deux semaines après, j’ai dormi par terre dans ma chambre », relate-t-elle en pleurant.

Une équipe de casques bleus brésiliens, de policiers polonais et de policiers nationaux haïtiens participe à une patrouille motorisée à pied de certaines parties de Cité Soleil. Photo: Igor Rugwiza – UN/MINUSTAH

Pour éviter qu’elle en parle publiquement, Judith explique que le soldat lui a donné cinquante dollars. « C’était un moyen pour éviter que les responsables du camp soient au courant que quelque chose est arrivé », dit-elle.

Presque un mois après qu’il a abusé d’elle par surprise, rapporte Judith, le soldat a commencé à montrer son vrai visage. « À ce moment, il a complètement changé parce que j’étais enceinte. J’ai bien dit, complètement changé. Il est devenu brutal. Il est devenu humiliant. Ça a été une expérience traumatique. Parce que quelques mois plus tard, il a laissé le pays. Il ne m’a rien dit. »

Cette histoire a tellement blessé la dame qu’elle cherche à l’oublier par tous les moyens.  Elle conclut : « Maintenant, j’ai trois enfants sans papa. Je suis leur père, ainsi que leur mère. »

Judith n’est pas la seule à avoir vécu cette situation. Ce 17 décembre 2019, une équipe de chercheurs a publié dans The Conversation les résultats d’une recherche scientifique sur les enfants abandonnés par les casques bleus en Haïti. Après 2500 interviews, les chercheurs rapportent que 265 personnes ont parlé d’enfants engendrés par des membres des forces de maintien de la paix, venus d’au moins 13 pays mais principalement de l’Uruguay et du Brésil.

Une équipe de casques bleus brésiliens, de policiers polonais et de policiers nationaux haïtiens participe à une patrouille motorisée à pied de certaines parties de Cité Soleil. Photo Logan Abassi UN / MINUSTAH

Des avocats veulent accompagner les victimes

Parmi toutes les accusations portées contre la MINUSTAH, les cas de violations des droits de l’homme restent l’une des plus récurrentes.

Dans un document titré « Construire ou reconstruire Haïti ? », la chercheuse Sophie Perchellet fait savoir que « les cas d’abus sexuels envers les femmes ont redoublé en Haïti, depuis l’arrivée des soldats des nations unies » notamment à cause des moyens financiers dont disposent les soldats de l’ONU.

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Les avocats du Bureau des avocats internationaux (BAI) représentent les mères d’enfants abandonnés par les Casques bleus de l’ONU dans le cadre d’actions en justice intentées par des avocats haïtiens. Au nom de la paternité responsable, ces avocats ont intenté des recours, par-devant la justice haïtienne, contre des Casques bleus.

Ces avocats collaborent avec l’Institute for Justice & Democracy in Haïti (IJDH) qui est une organisation non gouvernementale basée à Joseph, dans l’État de l’Oregon aux États-Unis.

Sandra Wisner est avocate et boursière « Bertha Justice » à l’Institut pour la justice et la démocratie en Haïti (IJDH). Elle confirme que les avocats ont réellement déposé des demandes de pension alimentaire pour des enfants en Haïti au nom des victimes d’exploitation et d’abus sexuels.

En décembre 2017, révèle Sandra Wisner, le BAI a déposé devant les tribunaux de première instance de Port-au-Prince et de Jacmel des demandes de paternité civile au nom de 10 femmes haïtiennes qui avaient été mises enceintes par des soldats de l’ONU et abandonnées sans soutien. « À notre connaissance, elles font partie des premiers cas de ce genre dans le monde», dit-elle.

Une équipe de casques bleus brésiliens, de policiers polonais et de policiers haïtiens participe à une patrouille motorisée à pied de certaines parties de Cité Soleil. Photo Logan Abassi UN / MINUSTAH

Quelles sont les obligations de l’ONU ?

« Lorsqu’un enfant est né d’un acte d’exploitation et d’abus sexuel commis par un personnel de l’ONU ou un personnel apparenté, l’ONU s’efforce de faciliter la procédure de demande en reconnaissance de paternité et de versement d’une pension alimentaire à l’enfant », peut-on lire sur le site de la mission de l’ONU, dans la rubrique « demande en reconnaissance de paternité ».

Dans ce cas, selon Sandra Wisner, l’ONU est obligée de coopérer dans les cas de paternité et de pension alimentaire pour enfants victimes d’exploitation et de violences sexuelles. Car, l’Organisation peut orienter les plaignants ou les victimes vers l’aide juridique et les mettre en relation avec les responsables indiqués du pays dans lequel elles souhaitent porter plainte.

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En outre, en 2007, l’ONU a également adopté la Stratégie globale d’aide et de soutien aux victimes d’actes d’exploitation ou d’agression sexuelles et a publié en 2009 le Guide d’assistance aux victimes d’exploitation et de violence sexuelles.

Sur la base de cette stratégie, les plaignants, les victimes et les enfants nés de l’exploitation et des abus sexuels sont censés recevoir une assistance sous la forme de soins médicaux, de services juridiques, d’un soutien psychosocial ainsi que d’un soutien matériel immédiat.

Une équipe de casques bleus brésiliens, de policiers polonais et de policiers nationaux haïtiens participe à une patrouille motorisée à pied dans certaines parties de Cité Soleil. Photo Logan Abassi UN / MINUSTAH

Manque de coopération de l’ONU

Les avocats du BAI ont adressé une lettre à Jane Connors — avocate des droits des victimes de l’ONU. Dans la correspondance, les avocats ont démontré comment le « manque de suivi de l’ONU dans son engagement envers les victimes a rendu l’obtention de justice presque impossible pour [leurs] clients ».

Selon les professionnels du droit, l’ONU a refusé de fournir des preuves en sa possession, telles que le résultat de tests ADN qui sont essentiels pour la cause des mères, ce qui viole l’ordonnance d’un tribunal haïtien l’obligeant à le faire.

Jusqu’à date l’ONU n’a pas fourni aux victimes tous les éléments de preuve nécessaires. L’avocate de l’IJDH précise : « Après un plaidoyer important, nos clients ont reçu des résultats d’ADN dans de nombreux cas. Bien que ce soit un pas en avant, d’autres informations restent en suspens. »

L’ONU ne réagit pas aux décisions de justice

En mai, le juge Frantz Elmorin du Tribunal de première instance à Jacmel a ordonné au Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour la Mission des Nations Unies pour l’appui à la justice en Haïti (MINUJUSTH) de fournir à la cour toutes les informations nécessaires et autrement utiles, en particulier celui qui concerne l’identité du défendeur.

L’ONU n’a pas encore réagi à ce jugement. Même si, selon Sandra Wisner, l’institution possède au moins une partie de ces preuves.

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Il y a un accord entre l’Organisation des Nations Unies et le Gouvernement haïtien concernant le Statut de l’Opération des Nations Unies en Haïti, qui régit la présence des forces de maintien de la paix dans le pays.

L’article 52 de cet accord dispose que le Représentant spécial du Secrétaire général (RSSG) doit être immédiatement notifié si une procédure civile est engagée en Haïti contre le personnel de l’ONU.

Si le RSSG certifie que l’affaire n’est pas liée aux tâches officielles du personnel, « l’instance suit son cours ». Dans ce contexte, selon Sandra Wisner, les avocats ont demandé à l’ONU de certifier que l’immunité n’a pas été un obstacle.

Le mardi 15 octobre 2019, le Conseil de sécurité de l’ONU a mis fin à 15 années d’opérations en Haïti. L’avocate de l’IJDH conclut : « Jusqu’à présent, l’ONU a fourni une assistance conformément à ses politiques d’assistance qui ne répondent pas au droit légal [des victimes] de recevoir une pension alimentaire pour [leurs] enfants. »

Et, la lettre des avocats du BAI mentionne, « nombreuses victimes vivent dans des situations extrêmement précaires depuis un certain temps ; plusieurs enfants ont de graves problèmes de santé, tandis que d’autres familles sont sans abri. »

Ayibopost a sans succès tenté d’entrer en contact avec le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti.

* Judith est un nom d’emprunt utilisé pour protéger l’identité de la victime.

Cet article a été mis a jour avec les résultats de l’étude scientifique publiée par The Conversation sur la question. 21/12/2019

Journaliste à Ayibopost. Je m'intéresse à la politique et à la culture.

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