Qui peut avoir un argument solide pour défendre le pouvoir en place ? Quoi dire d’apparemment sensé pour s’opposer au départ anticipé de Jovenel Moïse ?
Respect d’un mandat acquis sur la base d’élections libres, honnêtes et démocratiques (La belle chanson !) ? Que de la duperie !
Ce que tout le monde doit savoir et que probablement ceux qui supportent le pouvoir ne savent pas, ou feignent de ne pas savoir — la tromperie est malheureusement en train de devenir une vertu — c’est qu’il n’y a pas que les élections qui soient un exercice démocratique. En tant qu’un exercice, elles semblent rester à ce stade. La question est de savoir si elles le sont vraiment. Cette question pourrait être longuement débattue, mais je me garde de faire un article purement scientifique. Je ne pourrai malheureusement pas répondre à cette question ici.
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Mais je veux ici attirer l’attention de ceux et celles qui le veulent bien sur les deux dimensions de la démocratie : les institutions démocratiques et l’esprit démocratique (Rancière, mais aussi Aristote et Platon).
Les destitutions, les démissions, les arrestations de corrompus, les « non à la corruption », etc. font aussi partie du processus démocratique.
Le mandat acquis sur la base d’élections est plutôt oligarchique que démocratique. Il est acquis sur un certain mérite [1], une certaine supériorité ; or le principe de base de la démocratie, c’est l’égalité dans les affaires politiques. Je trouve urgent de rappeler à ceux qui défendent Moise sur la base du mandat électoral que les destitutions, les démissions, les arrestations de corrompus, les « non à la corruption », etc. font aussi partie du processus démocratique.
Défendre les valeurs démocratiques
Nous avons cette sensibilité à défendre des valeurs. Mais ce qui nous manque souvent, c’est cet effort de penser sur la valeur que renferme la valeur que nous défendons.
Que personne ne parle de respect du mandant constitutionnel s’il ne comprend pas d’abord la nature d’un mandat et si ce qui se fait lors du mandat est tout, sauf constitutionnel. Un mandat, ce n’est pas une durée, mais un ensemble d’attributions confiées à un individu ou à un groupe d’individus sur une durée déterminée. D’où durée et attributions sont les deux composantes du mandat.
En ce sens, existe-t-il entre la durée du mandat et les attributions confiées au mandataire une relation d’interdépendance ? Cette relation traduit l’idée que la désuétude de l’une des composantes du mandat implique obligatoirement celle de l’autre. Personne ne peut continuer d’exercer les tâches relatives à un mandat si sa durée est écoulée ; de même, personne ne peut continuer de jouir de la durée prédéfinie à un mandat, s’il ne remplit pas ses fonctions en tant que mandataire. Personne n’est tenu de garder son employé en fonction si en réalité il ne remplit pas cette fonction. Il le congédie !
Le peuple marche, hurle, hèle pour révoquer le mandataire qui, pour sa part, ne respecte pas son mandat.
En manifestant, c’est cette logique claire et précise que le peuple est en train d’appliquer. Il marche, hurle, hèle pour révoquer le mandataire qui, pour sa part, ne respecte pas son mandat. Que pourrait-il faire de plus démocratique ? C’est cette dimension de la démocratie que l’on ne veut pas que nous nous assimilions, c’est l’esprit démocratique.
C’est quoi le « mandat » ?
S’il est mentionné plus haut que le mandat est une équation entre attributions et durée, c’est pour expliquer que le mandat, avant d’être pouvoir, est d’abord devoir et responsabilités – cette assertion je ne fais que la répéter sous différentes formules, je veux que ce soit clair pour tous et pour toutes qu’il n’existe pas de pouvoir politique sans responsabilités, qu’il n’existe pas de président sans présidence.
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C’est seulement par la prise en charge de ses responsabilités que le chef d’État, ou n’importe quel autre élu peut garder sa place dans l’espace politique : c’est le début du respect dû au mandat. L’esprit démocratique que j’ai évoqué plus haut n’est pas seulement celui de révoquer l’élu, mais c’est aussi celui qui met l’élu face à la conscience qu’il n’est rien en dehors de la volonté de la population dont il est l’élu.
Ainsi, la première personne à respecter le mandat présidentiel, c’est le président lui-même. Faute de quoi, le mandat tombe dans la désuétude et personne n’est tenu de respecter ce qui est désuet. Quand un mandat tombe en désuétude, le pouvoir qui va avec est aussi désuet, et toute tentative de garder le pouvoir en dehors du mandat est une tentative de radicalisation des forces, une tentative de transformer la démocratie en dictature. Tel est le danger auquel nous faisons face dans la situation actuelle du pays : le pouvoir en place, dans sa désuétude, ne pouvant plus exister dans la sphère démocratique se tend vers la dictature.
Le danger de la religion
Je pense devoir signaler un autre danger qui pèse sur la prise de conscience que Jovenel Moise n’a plus sa place au pouvoir (s’il n’y en a jamais eu une), c’est la religion — je veux parler plus spécifiquement du christianisme.
On comprendra alors la raison qui pousse monsieur à faire appel à la structure, plus politique que religieuse, qui se nomme « Religions pour la paix » — qui a justement eu le réflexe de refuser — après le refus de certaines structures de l’opposition politique — l’invitation que lui avait faite Jovenel Moise de servir de médiateur dans la crise qui règne sur le pays.
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Le danger c’est qu’il y a dans la Bible toute une kyrielle de passages qui appellent le peuple à la soumission. Mais ce que les églises évitent de commenter, ce sont les exemples d’insoumission combien présents dans leur livre sacré. Un certain Delly Benson, chanteur, psalmiste (peu importe son titre), a fait un tweet l’année dernière — qui commence à circuler à nouveau sur les réseaux sociaux — pour appeler ceux et celles qui le suivent à la soumission. Il le fait en se basant sur le fameux Romain 13v1. Démagogie !
Le danger c’est qu’il y a dans la Bible toute une kyrielle de passages qui appellent le peuple à la soumission.
Voilà ce que tout-e chretien-ne doit savoir :
- Saül ne respectait pas les obligations relatives à son mandat, Samuel a consacré David roi alors qu’il était aussi au pouvoir. Si nous essayons d’être plus métaphysiques, en disant que c’était sous la volonté de Dieu, nous disons en même temps que c’est un coup d’État qui a été planifié par Dieu lui-même.
- Jésus lui-même ne s’était pas soumis aux responsables des synagogues. Il a contredit à maintes reprises la Loi. N’est-il pas l’exemple des chrétiens ?
- (Surtout, pour les protestant-e-s) le protestantisme est le résultat de la rébellion des réformistes face aux autorités de l’Église de leur temps.
- (Tout-e haïtien-ne devrait prendre en compte) Seule par l’insoumission et la révolte contre les autorités coloniales que nous sommes aujourd’hui une république libre et indépendante.
Alors, qu’il en soit bien clair : ce n’est que de l’hypocrisie et de la méchanceté de prêcher la soumission en temps d’injustice. Il est aussi dit, dans Romains 13V8 : « Ne devez rien à personne, si ce n’est de vous aimer les uns les autres ; car celui qui aime les autres a accompli la loi. » Admettons que les affaires politiques pourraient être gérées sur la base de l’amour (absurdité !), sentez-vous de l’amour envers le peuple chez le pouvoir en place ? Et dans le même chapitre, dans le verset 10, il est dit : « L’amour ne fait point de mal au prochain : l’amour est donc l’accomplissement de la loi. » PHTK ne nous fait donc pas de mal ? Chers religieux/chères religieuses, un peu moins d’hypocrisie !
De la bonne marche des institutions
Revenons à notre sujet principal. Il est dit dans la constitution que le président est le garant de la bonne marche de toutes les institutions du pays. Que garantit Jovenel Moise ? Avez-vous vu quelque chose qui semble bien marcher ? Une école ? Un centre hospitalier — combien de centres privés sont obligés de fermer leur porte ? Une université ? L’année fiscale vient de toucher à sa fin, combien de contractuels ont déjà reçu leur salaire ? Combien de fonctionnaires reçoivent régulièrement leur salaire ? Qu’est-ce qu’il garantit ? Notre sécurité ? Vous sentez-vous en sécurité ? La santé ? A-t-on jamais connu une Haïti aussi sale ? Notre loisir ? A-t-on jamais connu de jours si durs, si tristes ? La justice ? Il est lui-même indexé dans le plus grand scandale de corruption depuis le procès de la consolidation. Le Palais national marche-t-il bien ?
Il est dit dans la constitution que le président est le garant de la bonne marche de toutes les institutions du pays. Que garantit Jovenel Moise ?
L’exercice démocratique donne au peuple le pouvoir de révoquer ses élu-e-s, quand ces dernier-e-s se révèlent incompétent-e-s ou de mauvaise foi — le CORE Group le sait. Les députés et sénateurs pouvant destituer le président sont des porteurs de la volonté du peuple ; pourquoi auraient-ils le pouvoir de destituer le président et le peuple non ?
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La réalité c’est qu’il y a des gens et des institutions qui ne veulent pas que le peuple reprenne confiance dans son pouvoir en tant que peuple, c’est-à-dire en tant que volonté et puissance. L’heure est triste et les géants de la politique ont perdu leur part d’humanité.
Combien de massacres sont-ils prêts à couvrir pour garder Moïse au pouvoir ? Mais pour faire quoi ? En ces jours si tristes, personne ne veut de Jovenel Moise, sinon le Core Group et quelques bourgeois vampires. Il parle souvent de ses amis qui le supportent, la République Dominicaine vient d’entrer aussi dans le cercle des de ses supporteurs. Quelle grande amitié !
Combien de massacres sont-ils prêts à couvrir pour garder Moïse au pouvoir ?
Mais, de qui donc est-il président ? Les écrivain-e-s, ne veulent pas de lui ; les étudiant-e-s, ne veulent pas de lui ; les masses les plus défavorisées ne veulent pas de lui ; les professeur-e-s d’universités, ne veulent pas de lui ; les commerçant-e-s, ne veulent pas de lui ; les chômeurs-euses, ne veulent pas de lui. Combien de voix l’ont mis au pouvoir ? Combien réclament aujourd’hui son départ ? Personne ne veut de Jovenel Moise — il le sait. Pourquoi veut-il donc garder le poste ? Le garder pour faire quoi ? Quel mandat doit-on respecter si le mandataire est incapable de prendre ses responsabilités ? Y a-t-il d’équation à un seul élément ? Peut-il exister, en démocratie, un pouvoir incarnant autre chose que la voix de sa population ?
Nous vivons de tristes jours, l’heure est à la vigilance : il y a dans l’aire de la politique, une dictature naissante soutenue par les prédicateurs de la démocratie.
[1] – La méritocratie dont je parle ici peut aller de la plus noble à la plus mesquine ; elle peut aller des compétences et de l’intelligence, passant par les mérites financiers jusqu’aux gangs politiques et économiques.
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