Manise laissa tomber sous le colombier le maigre paquet de brindilles qu’elle avait amassé. Le bois sec, même en pleine sécheresse, était devenu une denrée rare ici. Elle avait eu une peur bleue en se rendant compte que perdue dans sa recherche du précieux élément, l’obscurité l’avait surprise à des dizaines de mètres de sa maison. Si ce n’était voisin Dieuveut qui avait travaillé jusqu’au crépuscule au moulin de canne-à-sucre, elle aurait eu à revenir au bourg toute seule à la nuit tombante.
Il n’y avait personne dans la cour. Des grillons s’étaient lancés dans leur concert nocturne, tandis qu’au loin une radio jouait quelque part dans le voisinage. Elle entendait comme des murmures à l’intérieur et la respiration courte et haletante de Pouki, leur chien qui devait dormir derrière la cuisine.
Elle commença à préparer le souper. C’était assez simple, comme d’habitude : deux marmites de farine de maïs, un morceau de rapadou et une petite boîte de lait condensé. Elle fit le tri dans son paquet de brindilles, laissant de côté un peu de bois pour le café de demain matin.
Elle préféra faire un feu à quelques pas du colombier, le soir elle n’aimait pas se retrouver dans la cuisine où les objets habituels du jour dessinaient la nuit des ombres menaçantes à la lueur de la bougie ou du bwapen. Elle mit l’eau sur le feu avec le morceau de rapadou, un peu de canelle et une poignée de sel.
- Faut toujours mettre du sel, c’est le sel qui va nous permettre de tenir toute la journée parce qu’il va nous obliger à boire de l’eau, » lui rappelait toujours sa mère quand elle cuisinait.
Elle se dirigea vers les deux pièces où elle vivait avec ses parents et ses sept frères et sœurs. Elle tira doucement le rideau et eut un sursaut en voyant la silhouette massive d’un homme barrer l’accès à l’intérieur qu’une bougie éclairait faiblement.
- Bonswa mesyedam. Eskize m silvouplè.
L’homme se retourna et la vit. De gros yeux mangeaient un visage aux traits irréguliers, le corps frêle disparaissait sous quelque chose qui ressemblait vaguement à une robe, pieds nus, elle avait l’air de ne pas avoir plus de dix ans, elle avait l’air chauve et cela crevait les yeux qu’elle souffrait de malnutrition. Elle baissa la tête, gênée par le regard de cet inconnu qui la détaillait. Il ne s’attarda pas sur elle et se retourna vers les parents.
- On a un accord Dérilhomme ?
- Oui, on a un accord, répondit le père de famille, la voix cassée.
Sa femme, le petit dernier dormant sur son épaule, gardait la tête baissée, sans intervenir. L’homme tendit une enveloppe jaune au chef de famille et partit. Manise se faufila dans la pièce où elle trouva Jean-Claude, l’ainé, en train de raccommoder de vieilles chaussures ; Mario et Garceline, les jumeaux continuaient comme d’habitude leurs messes basses sans se préoccuper de Rodin qui creusait un trou de plus sur le sol en terre battue tandis que Elianise pleurnichait en silence dans un coin. Elle alla s’asseoir auprès de sa petite sœur.
- La bouillie est presque prête Ninise, pas besoin de pleurer, je sais que tu as faim, lui chuchota-t-elle. Tiens, je t’ai laissé un morceau de rapadou.
La fillette attrapa le morceau de sucre de canne qu’elle se mit à sucer avec avidité tout en se faisant le plus discrète possible pour ne pas avoir à le partager.
Manise s’approcha de son grand frère qui travaillait à la lueur de la bougie. Sa tête courbée vers son labeur, ses doigts magnaient avec dextérité l’aiguille. Raccommoder les vieilles chaussures au marché était ce qui lui permettait de rapporter de l’argent à la maison. Il avait dû quitter l’école en classe élémentaire pour aider ses parents à subvenir aux besoins de la famille qui n’arrêtait de s’agrandir pratiquement tous les ans.
- Clo, qui est ce monsieur ? murmura-t-elle.
Il lui répondit par un grognement. Elle insista.
- Ce n’est pas lui qu’on avait vu chez Rita hier après-midi ?
Jean-Claude leva la tête et sembla étonné de la voir.
- Tu nous fais quoi à manger Mamane ? J’ai faim.
- De la bouillie de farine de maïs.
L’adolescent soupira et se remit à son travail, Manise préféra le laisser en paix. Elle sortait s’occuper de la chaudière sur le feu lorsque son père l’appela. L’inconnu était parti.
- Ecoute Manise, demain tu iras au marché avec ta mère faire quelques achats, une fois terminée tu viendras ici directement.
Manise trop heureuse de pouvoir accompagner sa mère au marché, ce qu’elle n’avait pas pu faire depuis la naissance du benjamin de la famille, acquiesça et fila à la cuisine.
Quelques instants plus tard, elle distribuait à toute la maisonnée de quoi tromper leurs tripes jusqu’à demain matin. Pour réserver la bougie, tout le monde se mit au lit tôt. Manise ne sut si elle se trompait, mais elle eut l’impression que sa mère l’avait évité jusqu’à ce que tout le monde se soit endormi.
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La voiture filait en direction de Montrouis. Le chauffeur grillait cigarette sur cigarette, la femme à coté de lui dormait, les autres passagers du van restaient silencieux, comme on le leur avait demandé avant le départ. Trois fillettes entre dix et treize ans et quatre petits garçons du même âge. Ils venaient tous de la rue ou d’un coin reculé de la province où Mario faisait régulièrement la « pêche ».
Les parents de ces enfants les lui confiaient, voyant en l’orphelinat de Mario un endroit bien meilleur pour leurs enfants que leur chez soi où ils ne pouvaient plus rien faire pour eux. Surtout si des Blancs adoptaient l’enfant. Alors là, son avenir était assuré et c’était une bonne chose pour la famille, leur avaient-ils même dit, à certains d’entre eux qui voulaient s’assurer que l’enfant qui partait pourrait un jour aider ceux qui resteraient en Haïti.
Lorsque le petit groupe arriva à l’hôtel, la réceptionniste ne s’étonna guère de voir une famille hétéroclite de six enfants presque du même âge débarquer. Ils prirent une seule chambre. Les enfants semblaient excités et impatients de rencontrer enfin les étrangers qui allaient les adopter.
Une fois dans la chambre, Mario et Natacha mirent les enfants en maillots de bain et leur demandèrent de se mettre en file indienne. Certains eurent des rires timides en obéissant. On frappa à la porte. Mario alla ouvrir. Un étranger à la peau rouge écrevisse portant un simple short et un chapeau panama entra. Il ne salua personne, il se mit à observer les enfants. Puis comme au bon vieux temps du marché de Nègres à la Croix-des-Bossales, il se mit à inspecter physiquement les petites filles. La deuxième recula lorsque l’homme fit le geste de toucher son entrejambe, Natacha la rabroua en les intimant de rester en place. Manise qui se trouvait juste après dans la ligne eut l’air de comprendre. Elle commença doucement à geindre. Le lepè eut un sourire et lui prit gentiment la main.
- Ou vle … benyen nan sea… avè mwen…? bégaya t-il dans un créole approximatif.
Sans attendre sa réponse, il sortit une envelope de sa poche et la tendit à Mario qui regarda Manise avec ce regard qui la tétanisait. Elle suivit l’homme à la peau couleur écrevisse en tremblant. Natacha ferma la porte derrière eux en rappelant à l’homme qu’il devait ramener Manise à la fin de la journée.
Une fois seuls, Mario se laissa aller sur le lit et tuipa:
- La prochaine fois, à un gros porc comme lui, on demande plus. Après tout, les petites vierges, ça ne court pas les rues!
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