L’avion en partance pour Santo-Domingo vient de décoller. Comme d’habitude, je ferme les yeux. Je caresse mon ventre rebondi, bientôt mon benjamin devrait naître. Cependant, mes plans préalablement ébauchés viennent d’être chambardés.
Je maudis cet instant où l’agent d’immigration m’a interpellée. Il avait remarqué une carte d’assurance médicale dans mon portefeuille. Je ne réside pas aux USA, je ne suis pas tout à fait en droit d’en posséder une. Ils m’ont fait attendre longtemps dans une salle. Une table, quelques chaises… une vieille dame de même nationalité que moi parlait sans arrêt. Elle m’agaçait. J’aurais voulu la faire taire, mais je me suis gardée de réagir. J’ai pensé à mon bébé, à son père qui avait insisté sur le fait de voir son fils naître sur une terre d’opportunités.
J’ai senti mon cœur faillir alors qu’ils me torturaient de questions. Néanmoins, à aucun moment je n’ai songé à pleurer. Il est toujours préférable de rester de marbre dans ces situations alarmantes. J’ai répondu aussi logiquement que possible, parfois aussi j’ai répondu par un silence pesant. Mais, à aucun moment je n’ai baissé les yeux.
Je m’agrippe aux bras de ma chaise. L’avion descend brusquement et s’enfonce dans les nuages. Une voix d’automate s’adresse aux passagers sur un ton faussement enjoué. Je ne suis pas plus rassurée. Ils me renvoient en République Dominicaine. C’est l’itinéraire que j’avais emprunté le jour de mon départ pour la Floride. Ce n’est pas ma destination finale, alors le voyage sera long avant que j’atteigne Haïti. Je n’ai pas un sou en poche…
L’avion atterrit. Encore une autre salle exiguë, avec un homme en uniforme, des chaises. Je n’arrive pas trop à comprendre ce qui se dit ici. Je ne suis pas vraiment douée en espagnol. Après de longues heures, l’on me dirige moi et une autre vers une voiture de police. Elle est pareille à ses camions qui transportent le bétail suspendu à des cordes en pite. Je grimpe non sans effort et m’assieds lourdement sur le banc évitant de justesse le clou qui effleure ma cuisse. Aujourd’hui, je n’ai pas le temps de parler à mon bébé, je ne peux pas vraiment lui expliquer ce qui arrive à sa maman. Je ne peux pas lui dire qu’il ne sera pas américain, je ne veux pas lui communiquer ce stress que je garde à peine sous contrôle. L’on se gare devant un bâtiment administratif, l’on me fait remplir quelques documents. Je me demande si mes réponses sont justes, certaines questions ne m’affectent pas. Je suis escortée vers un couloir assez sombre qui mène à une salle barrée : les battements de mon cœur s’accélèrent. Elle est lugubre, crasseuse et une odeur inexplicable s’y dégage. Environ cinq femmes y sont accroupies, vautrées, enfin je ne saurai très bien le décrire. Triste réalité, je viens d’être emprisonnée.
Parmi mes compagnes, personne ne me ressemble. Je m’installe au bout du banc, je regarde autour de moi. Il y a une fenêtre tout en haut de la salle rectangulaire, elle est inatteignable. J’ai un peu peur de me laisser aller à imaginer ce qui pourrait m’arriver. Pendant combien de temps est-ce que je resterai enfermée ici ? Et mon bébé ? Comment contacter ma famille ? J’observe toutes ces femmes, leurs traits fatigués, tiraillés… je ne peux pas les juger…. je suis dans le même panier. Une d’entre elles, assez mature me tend une couverture un peu sale ; je l’accepte et la prends du bout des doigts. Il fait nuit, il commence à faire froid.
Je suis ici depuis près d’une semaine. Avant-hier, un gardien m’a tendu un téléphone, j’ai contacté ma mère.
–Maman tout va bien
–tu es en sûre
–oui… je crois
–Maman ?
–Oui
–J’ai besoin d’argent
–Je sais
J’ai reçu l’argent de maman, il devait me servir de caution pour ma libération. Mais j’ai compris comment ça marche. Ils ne me garderont pas ici à vie… Certaines de mes compagnes de cellules ont été libérées après une dizaine de jours sans caution. Que dis — je libéré ? Rapatrié, serait un bien meilleur mot. Alors, je garde l’argent de maman et attends sagement de me faire rapatrier. J’aurai besoin de cet argent pour la suite. Le père de mon fils ne pourra me soutenir que très peu durant le processus de l’accouchement. Il a déjà une famille à nourrir. Je ne sais plus à quel niveau je suis positionnée sur sa liste de concubines, mais je sais que je ne suis pas une priorité.
Ce matin, ils sont venus nous chercher, une dizaine d’entre nous. Nous sommes montées à bord d’un autobus aux fenêtres recouvertes de grillage. J’en ai compris la nécessité lorsque sur la route du retour, des gens de la population se sont mis à lancer des objets et des pierres en direction de l’autobus. Seigneur… je n’ai jamais été l’objet de ce genre de haine auparavant.
J’arrive à la frontière, je demande à un inconnu de passer un appel téléphonique urgent. Je contacte Moise, mon cousin. Moise, je peux toujours compter sur lui. Je lui demande de venir me récupérer à la frontière pour me conduire à Jérémie, la ville natale de mes parents. Je lui demande surtout de garder le silence. J’attendrai à Jérémie : c’est là que j’ai décidé d’accoucher. J’avais déjà fait mes adieux aux amis et je préfère ne pas raconter la raison pour laquelle je suis de retour aussi tôt au pays. À Jérémie, je m’installe chez la famille, mes parents ne sont pas là donc je dois m’arranger pour garder un certain rythme de vie. Je suis débrouillarde. Je fais des tours de passe-passe pour faire fructifier l’argent que maman m’avait envoyé, j’ai aussi reçu le peu que pouvait me donner le père. Il est venu ici, il avait l’air d’être contrarié par le fait que son fils ne naîtrait pas en terre étrangère. Pourtant, il n’avait pas l’air d’être touché le moins du monde par la manière dont les événements se sont déroulés. Je ne suis pas surprise. Il aime bien l’idée que je reste à Jérémie. Me supporter et m’accompagner dans le processus d’accouchement risqueraient de brûler sa couverture à Port-au-Prince. Cependant, il ne sera pas à mes côtés non plus le jour J. Le contraire m’aurait étonné, d’ailleurs !
Le jour de l’accouchement arrive. Un membre de la famille me conduit à l’hôpital public de la ville. C’est la première fois que je fréquente un hôpital du genre. Même sous l’emprise de la douleur, je fais attention à ce que je touche… C’est mon tour, la douleur est tranchante. Je suis dans tous mes états. On me demande de grimper sur le « ti bourik »… cette espèce de table où mes jambes resteront en l’air face à toute la salle commune…
J’avale ma salive, mais j’obéis.
Cela fait quelques heures depuis que j’essaie de pousser, je suis à bout de force, je suis en sueur, je n’en peux plus. J’entends le médecin, étonnamment jeune d’ailleurs, demander qu’on me prépare pour une césarienne. Ces fossoyeurs m’emmènent à l’abattoir. J’aurais voulu m’évanouir sur-le-champ, mais mon esprit résiste. Je refuse d’abandonner mon corps à leur expertise.
J’ai survécu à la mise au monde de mon bébé. À mon retour à la capitale, je reçois sans réfuter les commentaires du genre : « Ah voilà le petit Américain », je souris sans vraiment sourire. Quant au père, avec qui je n’arrive pas à rompre malgré mes nombreuses tentatives, il est toujours aux aguets lorsqu’il circule dans les rues avec son fils. Malheureusement, il ne sera jamais tranquille, il lui ressemble comme deux gouttes d’eau.
Je regarde ma cicatrice au quotidien. Elle est hideuse. Cette incision rappelle manifestement un écorchement vif. Elle me ramène constamment en arrière. Heureusement que mon fils fait mon bonheur. Il est ma compensation.
Son sourire efface toute l’amertume de mon histoire et vaut tous les sacrifices.
Photo : Finbarr O’Reilly/Reuters
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