Le séisme du 12 janvier 2010 a laissé derrière lui des séquelles jusque dans la chair de milliers de gens. Certains ont subi l’amputation d’un membre. Le nombre d’amputés, bien qu’incertain, a suscité de vives réactions. Des jambes ou des bras qui auraient pu être sauvés, auraient-ils été coupés, au nom de la situation d’urgence ?
Le mardi 12 janvier 2010 n’a pas été un jour comme les autres pour le docteur Georges Beauvoir. Cet orthopédiste haïtien, qui évolue depuis des années dans son domaine, ne se doutait pas que la journée tranquille qu’il passait pourrait inaugurer des semaines de cauchemars.
« Quand la catastrophe est arrivée, explique-t-il, j’étais à Vivy Mitchell, avec des amis ; on préparait des examens, car j’étais inscrit à un master dans une université canadienne. On est sortis, il n’y avait pas beaucoup de dégâts dans la zone. J’ai conduit mes amis à Pétion-Ville et c’est là que j’ai commencé à voir l’ampleur des dommages. J’ai décidé alors de passer à ma clinique. »
À la clinique, une première vague de blessés l’attend. « Il y avait une douzaine de gens, avec des blessures plus ou moins graves. Je les ai soignés, et ce n’est que vers 10 heures du soir que j’ai pu rentrer chez moi. »
« Quand je suis arrivé, poursuit le médecin, des voisins m’attendaient avec leur enfant dont un mur avait brisé le pied, et qui était en très mauvais état. Je suis revenu à la clinique avec lui, et j’ai passé la soirée à le soigner. Mais il devait aller à l’hôpital. Les parents du garçon m’ont dit qu’ils pouvaient lui trouver une place dans une clinique de maternité, Climapev. On y est allé. »
Une expérience difficile
Climapev est une clinique de maternité, donc elle n’a pas d’orthopédistes ni de matériels adéquats pour des opérations d’envergure. Pourtant, des dizaines de blessés, couverts de sang et de poussière, sexe et âge confondus, sont venus chercher des soins urgents. Beaucoup d’hôpitaux ont été touchés, certains assez sévèrement.
« J’étais choqué de voir tout ce monde, affirme Georges Beauvoir. Comme le directeur de la clinique est un ami, j’ai proposé mon aide pour prendre soin des gens. J’ai travaillé de 5 heures du matin à 11 heures du soir. En milieu de journée, il n’y avait plus aucun équipement. Je suis allé en chercher à ma clinique. C’était la même expérience le lendemain et pendant tout le reste de la semaine. »
Dans la foule de blessés qui venait sans cesse, il y avait un septuagénaire dont la main était complètement broyée. « On ne pouvait rien faire avec ce qui lui restait de main, dit le médecin. Ses doigts étaient déjà en partie amputés. Il n’y avait pas d’autres choix que d’amputer le reste de la main. »
« Ce sera la seule amputation que j’ai faite, explique Georges Beauvoir. Mais je n’avais pas d’outils orthopédiques pour pratiquer l’intervention. Quand je l’ai amputé, les deux os de son avant-bras sont restés à l’air libre. Je lui ai fait un énorme pansement et il est parti. Cette expérience m’a meurtri et m’a laissé avec beaucoup de douleur. »
La polémique des chiffres
Ce type d’opération, avec les moyens du bord, a été monnaie courante après le séisme. Il y a eu beaucoup d’amputations. Dans les hôpitaux de fortune dressés pour la circonstance, et même dans des centres hospitaliers restés intacts, des jambes, des pieds, des mains ou des bras sont coupés en grand nombre. On parle de « vagues » d’amputation, la première ayant eu lieu dans les heures qui ont suivi le drame.
Certaines de ces amputations ont été conduites par des gens sans aucune formation médicale, qui n’avaient aucun autre moyen d’aider une victime coincée sous les décombres. Quand ils arrivent à l’hôpital, une deuxième intervention est nécessaire pour sauver ce qui restait de jambe ou de bras.
Les chiffres ne sont pas toujours disponibles, pour quantifier le nombre de grosses chirurgies qui ont été conduites, surtout en ce qui a trait aux amputations. Mais la rumeur disait qu’elles se comptaient par milliers. Paul Garwood, un porte-parole de l’OMS, le déclarait lui-même.
Des chiffres moins élevés
Le docteur Bernard Nau est un orthopédiste qui a prodigué des soins à des centaines de blessés, à l’hôpital du Sacré-Cœur (CDTI), pendant près de trois mois après la catastrophe. Il est aujourd’hui le président de l’ONG Healing Hands for Haïti, pour la deuxième fois. En 2010, il était déjà à la tête de cette organisation spécialisée entre autres dans la confection de prothèses.
« C’est vrai qu’il y a eu beaucoup de handicapés, dit-il. Mais il y en avait beaucoup moins que ce que les gens disaient. Certains parlaient de 15 à 20 000 personnes. En réalité, Healing Hands for Haïti et Handicap International [Ndlr: rebaptisé Humanité et Inclusion] en ont recensé environ 4000. »
Entre le 15 et le 29 janvier 2010, des équipes de Handicap International qui avaient visité quelques hôpitaux ont conduit une enquête sur environ 2500 patients qui étaient présents lors de leur visite. Il n’y avait que 407 amputations, soit un pourcentage de 16 %.
Les hôpitaux de la République dominicaine ont accueilli des centaines de patients, notamment ceux qui se situent dans les zones frontalières comme Jimani. En janvier 2010, la république voisine a reçu 1985 patients haïtiens. 212 amputations ont été réalisées.
L’un des plus gros acteurs internationaux pendant le séisme, Médecins sans frontières, a également publié des chiffres. Au cours des premières semaines, MSF aurait déclaré un total de 173 amputations sur 147 patients, certains ayant subi plus d’une intervention.
Amputations systématiques ?
Très tôt, ces amputations, et l’anticipation d’une deuxième vague provoquent des critiques et des craintes. Une psychose s’installe dans la population, qui croit que pour un oui ou un non elle se fera amputer. Des articles des plus grands journaux du monde parlent d’amputations systématiques. Des chirurgiens étrangers, dont Jacques Lorblanchès, de Médecins du Monde (France) se lamentent de faire « énormément d’amputations », dans des conditions précaires, à l’hôpital de l’Université d’État d’Haïti.
« Il y avait beaucoup de plaies par écrasement, explique Bernard Nau. Beaucoup de membres avaient été broyés, à cause des constructions anarchiques des gens. Même si certaines amputations peuvent paraître agressives, en fait elles allaient sauver la vie des gens à la longue. »
Le docteur Hans Larsen, chirurgien-orthopédiste lui aussi, n’a pas participé directement à des opérations, au lendemain du séisme. Il estime toutefois qu’on ne peut pas parler d’amputations sans réfléchir. « Beaucoup de personnes avaient déjà les membres à moitié amputés lors de la catastrophe », nuance-t-il.
Amputer pour sauver
Evna Prince est l’une des victimes du tremblement de terre. Un mur effondré a pratiquement coupé son pied puisque seule la peau le rattachait encore à sa jambe. « J’ai passé des jours sans aucun soin, raconte la jeune femme qui joue pour la sélection nationale des amputés. Le pied s’est infecté. À cause de cela, on a été obligé de m’amputer beaucoup plus haut, au-dessus du genou. »
Comme Evna Prince, des gens ont passé des jours avant de pouvoir se faire soigner, pour un membre à demi coupé. C’est l’une des causes d’une amputation que Bernard Nau qualifie de « préventive ».
« Beaucoup d’interventions étaient faites dans le but d’éviter le décès du patient, à cause d’infection, assure-t-il. Quand un mur tombe sur la jambe de quelqu’un, les nerfs et les vaisseaux sanguins peuvent être abîmés. Sans compter qu’à cause de l’environnement insalubre, de la terre et de la poussière peuvent pénétrer dans la plaie. Tout cela peut entraîner la mort. »
Georges Beauvoir affirme également qu’il y a des amputations inévitables et nécessaires. « La médecine ne sait pas soigner une infection qui atteint l’os, explique-t-il. Si l’os est atteint, il faudra amputer quand même. Il m’est arrivé de ne pas amputer une personne, et de la laisser partir avec un plâtre. Mais aujourd’hui quand j’y pense j’ai envie de pleurer, car cette personne va peut-être se rendre à un coin reculé où il n’y a pas d’hôpital. Elle ne trouvera pas de soins adéquats pour compléter le travail que j’ai fait, ce qui peut causer une infection. »
Choisir ses morts
Lors de la catastrophe, Ricky Juste, chanteur et compositeur haïtien, s’est retrouvé coincé sous des décombres. Son pied était en mauvais état lorsqu’il est arrivé aux mains du docteur Georges Beauvoir. « Je me suis battu pendant des jours pour sauver sa jambe, affirme le médecin. Chaque jour, j’allais avec lui à la salle d’opération. Mais sa famille cherchait les moyens de le faire partir. Pour finir, il s’en est allé. Il est revenu avec la jambe coupée. Peut-être que moi aussi je l’aurais finalement amputé, mais jusqu’au dernier jour j’avais l’espoir de sauver son pied. »
Dans de telles circonstances, le cas Ricky Juste, parce qu’il a mobilisé un chirurgien pendant plusieurs heures, peut être considéré comme une exception. Jean Hugues Henrys a reçu une formation en médecine de catastrophe. Avec son collègue Claude Suréna, il était en charge en 2010 de la coordination des secours, pour le secteur de la santé.
Selon lui, dans des moments de chaos, l’orthopédiste n’a pas beaucoup de temps. Il ne peut pas se payer le luxe de passer 12 heures à réparer un membre brisé. « La médecine de catastrophe est la seule branche de la médecine où on doit choisir ses morts, dit-il. La logique de cette médecine n’est pas la même, il faut faire des choix difficiles. J’étais très choqué en apprenant cela. Mais même si c’est une situation pénible, le médecin doit assumer ses choix. »
Selon Georges Beauvoir, c’était une situation semblable aux temps de guerre. « Le CDTI avait deux salles d’opération, dit-il. On l’a aménagé de façon à en avoir cinq, qui fonctionnaient jour et nuit. Au quatrième étage, là où j’étais, on ressentait encore les répliques du séisme. Nous sommes en biologie, pas en mathématiques. Bien sûr que dans des conditions normales certaines jambes auraient pu être sauvées, mais en temps de crise le médecin fait le plus simple: il sauve la vie de son patient. »
Pour Bernard Nau, les médecins sont faits pour travailler sous pression. Pour prodiguer les soins adéquats, l’orthopédiste doit procéder à un triage. Selon le classement de la gravité de la fracture ou de la plaie, il pourra prendre une décision.
Médecine anglosaxonne et médecine européenne
Beaucoup d’interventions chirurgicales, englobant des amputations, ont été réalisées par des médecins étrangers. Georges Beauvoir et Bernard Nau font tous deux remarquer que ces médecins n’avaient aucune volonté cachée ni aucun intérêt d’amputer des Haïtiens par milliers. Ils étaient là pour aider, disent-ils.
Mais la décision d’amputer peut se prendre facilement, tout dépend de l’école de formation du médecin. « Les médecins haïtiens sont plus conservateurs que les médecins américains par exemple, explique Georges Beauvoir. Ils ont plus de moyens que nous pour sauver une jambe, mais peuvent être plus enclins à amputer parce que pour eux l’amputation ne réduit pas une personne. Il n’y a qu’à voir les athlètes paralympiques. Mais chez nous, c’est différent, l’intégration est difficile pour les amputés. »
La catastrophe invisible
Le tremblement de terre a mis à nu la faiblesse de toutes les institutions du pays, notamment celles de la santé. Avant le séisme, les choses n’allaient pas mieux pour autant. C’est ce que Jean Hugues Henrys appelle la catastrophe invisible. « Les gens vivent cette catastrophe au quotidien, estime le spécialiste. C’est devenu normal. On aurait pu faire l’économie du 12 janvier pour nous en rendre compte. »
Le médecin n’ose pas dire qu’à quelque chose malheur est bon, mais il rappelle que c’est après le tremblement de terre que de vraies réflexions ont eu lieu sur l’intégration des personnes qui vivent avec un handicap.
Jameson Francisque
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