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La ville de Jérémie est mourante

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Entre les caresses de la brise matinale, le sifflement ensorcelant d’oiseaux aux mille couleurs virevoltant dans un ciel, dont les nuages, espiègles, concourent avec la mer pour ombrager et rafraîchir des journées d’ordinaire paisibles, celui qui a le privilège d’être né à Jérémie est plus proche d’Eden que de Port-au-Prince. Endimanchée au quotidien, la Cité des Poètes rougit encore d’être l’un des derniers coins verts d’Haïti. Si d’aventure on y ajoute ses délicieux « Konparèt » ou le plantureux Tonm Tonm, mets régional, creuset d’une lente histoire de bravoure, d’audace et de triomphe, cette ville où jadis Etzer Vilaire, Émile Roumer et tant d’autres ont humé leurs inspirations serait sans prétention si de comparaisons elle renonçait à trouver sa siamoise sur cette île tourmentée.

J’y suis né ! Accident de parcours, certes. Mais toute naissance ne porte-t-elle pas en son sein les germes de l’attachement ? Les miens ont grandi, fleuri pour s’épanouir au même rythme que ma conscience et mon entendement. Sapere aude, « aie le courage de te servir de ton propre entendement » disait Kant dans son opuscule, « Qu’est-ce que les lumières ». À force d’être aveuglé par la scrutation amoureuse des feux célestes, j’ai donc appris à substituer par moment mon éblouissement à la raison critique. Pour passer de la naïveté contemplative à la réflexion salvatrice, de la poésie à l’engagement et mieux, des effluves verbaux à la tentation de l’acte, seul véritable moteur du changement.

Depuis lors, Jérémie n’est plus pareil. Là où j’ai applaudi la vénération et le respect pour les noms de la littérature qui y sont nés et dont les plumes universelles ont peint l’aurore, l’homme et la terre, je dénonce l’abandon des lettres. Je m’érige contre cette frénésie réactionnaire consistant à ne conjuguer la fierté qu’au passé quand l’avenir est à portée de responsabilité. Pourquoi n’encourage-t-on plus nos jeunes à la lecture et à l’écriture ? Pourquoi cette musique vide, hurlante, au message vulgaire et décousu a-t-elle remplacé les vers pétillants d’esprits ? Est-ce donc ça le devenir de la culture dans la cité des poètes ?

J’ai applaudi la singularité, la vaillance de certains aînés qui aujourd’hui encore siègent parmi la jeune génération. Mais leurs présences accentuent l’absence de régénération. Autant sont-ils grands, autant les maires successifs, les responsables politiques, les décideurs et militants d’aujourd’hui paraissent amoindris. Autant leurs œuvres sont des présents éternels pour la postérité, autant cette psychologie du minimum, ce nivellement par le bas et cette passion à vivre dans la laideur, à se contenter des oripeaux sans lueurs devient révoltante.

L’entrée de la grande ville de Jérémie est une torture visuelle. Le pont de la Grand’Anse non entretenu sera sous peu une passerelle vers l’au-delà pour de nombreux concitoyens. Que dire de « Obak » ? Ce carrefour que dessert des routes encore en terre battue où séjournent dans la pagaille absolue des marchands de tous acabits, des policiers en uniforme, des bus et camionnettes de toutes les teintes du misérabilisme et des mendiants aux yeux vidés par l’enfer de l’indigence.

jeremie - Bidonville_Fotor

Faut-il parler des rues d’une étroitesse d’un autre temps, temps des chevaux et des carrosses, de ces maisons en plein cœur de la ville dont l’administration en place a sauvagement amputé de leurs façades afin dit-on d’agrandir les routes, laissant l’impression d’une ville après-guerre ou ayant subi quelques catastrophes défiant l’imagination ? Et le déboisement de subsistance non encadrée ? Que dire des trois heures d’électricité distribuées aléatoirement et surtout en périodes de fêtes ou de passage du président de la République ? Faut-il parler de la quasi inexistante distribution de l’eau potable ? De la prostitution s’épanouissant sur les carcasses humaines crachées par la misère, l’oisiveté, l’éducation au rabais, l’analphabétisme et le chômage…

Où est passée l’élite jérémienne éclairée et soucieuse du bien-être du plus grand nombre?

jeremie-Bord de mer 2

Entre l’amoncellement de fatras jonchant les rues, la déambulation de zombi d’enfants aux silhouettes faméliques abandonnés aux rues et le sifflement strident d’un « rabòday » rivalisant de stupidités pour dénigrer les femmes, je termine mes vacances à Jérémie. Loin de moi l’insouciance de l’idéaliste qui néglige et méprise la réalité. Je reconnais que certaines « petites choses » ont été faites et que des citoyens de bonne volonté s’acharnent incessamment à insuffler de la vigueur à cette léthargie qui tue lentement l’une des plus belles richesses culturelle, patrimoniale, historique et panoramique du pays.

Cependant, appeler cela développement serait non seulement une insulte à ma ville, mais un mensonge des plus éhontés. Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde disait Camus. Il est encore temps d’avoir de l’ambition, de concevoir, de construire, de recouvrer notre grandeur et de racheter notre dignité. La crasse n’étant pas une fatalité, jérémiennes, jérémiens, prenons-nous en main !

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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