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Voici pourquoi le pays ne peut pas nourrir tous les Haïtiens

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Haïti, longtemps qualifiée de pays essentiellement agricole, n’arrive pas à nourrir de manière autosuffisante sa population. Ralph Beauvoir, agronome, revient sur les principales raisons de ce terrible handicap.

Les produits alimentaires sont le secteur qui agit le plus sur le taux d’inflation du pays. Pour le mois de janvier 2019, ils contribuaient à hauteur de 18,9 % dans l’indice des prix à la consommation. Cette inflation agit sur tous les autres secteurs de la vie nationale, principalement l’agriculture. Les importations de riz ne cessent d’augmenter, au détriment des quelques tonnes produites localement.

Ces importations à outrance sont le fruit de la libéralisation du marché haïtien, conclu dans le cadre des ajustements structurels du Fonds monétaire international, entre autres. Les barrières douanières, jusque-là élevées, ont fait place à des tarifs de taxation très bas, favorisant l’entrée de marchandises de toutes sortes.

D’après l’agronome Ralph Beauvoir, c’est l’une des causes de la destruction de notre production nationale. Le riz importé est en compétition directe avec le riz produit localement et les autres produits de l’agriculture du pays. Le consommateur, face au prix alléchant des produits importés, a changé ses habitudes alimentaires, pour mieux gérer son maigre budget. La vente des produits locaux, déjà chers à cause du manque de production arrive à peine à subvenir aux besoins de l’agriculteur. Il abandonne sa terre, ne pouvant pas vivre d’elle.

L’agriculteur et le consommateur sont les premiers concernés

« L’agriculture n’est plus une activité intéressante pour l’agriculteur », déplore Ralph Beauvoir. C’est un problème, car le cultivateur est le maillon le plus important de la chaîne de production. Les réticences de l’agriculteur sont pourtant légitimes, si l’on considère les aléas de toutes sortes qui l’affectent. D’abord, le rendement à l’hectare, c’est-à-dire la quantité de produits que lui fournit sa terre, est faible.

« Nous pouvons réduire considérablement nos importations alimentaires, surtout de riz, croit l’agronome. Il n’y a pas longtemps nous étions quasiment autosuffisants dans la production de riz. Il est vrai que la population n’était pas aussi nombreuse qu’aujourd’hui, mais nous n’avons pas su nous adapter aux nouvelles technologies qui pourraient améliorer le rendement à l’hectare. Nous n’avons même pas encore besoin d’augmenter les espaces cultivables, pour voir cette amélioration. »

L’utilisation de semences améliorées est l’une des techniques pour améliorer le rendement des terres. Mais ces initiatives se heurtent parfois au refus de l’agriculteur, habitué à sa manière de produire. Cette réticence au changement, couplée au manque de semences de qualité, ne favorise pas la productivité. Mais, même quand ces techniques seraient utilisées, l’accès aux engrais est un autre frein. Non seulement ils sont importés, surtout pour la culture du riz qui nécessite un engrais spécial, mais le paysan n’y a pas accès avec facilité.

Il faut aussi compter avec les changements climatiques. Les saisons des pluies ne sont plus aussi bien définies qu’avant. L’agriculteur haïtien, surtout ces dernières années, a subi plusieurs catastrophes qui ont fini de le décapitaliser. On peut penser aux cyclones, dont Matthew qui est l’un des plus dévastateurs et des plus récents. Il y a aussi le phénomène El niño, aléa du climat dont l’un des nombreux effets peut être un manque de pluie. L’agronome Beauvoir croit que nous devons être « climato-intelligents » pour adapter nos habitudes de production et de consommation au changement climatique. Selon Chavannes Jean Baptiste, responsable du Mouvement paysan papaye, près de six départements connaissent une grande sécheresse actuellement. Des récoltes sont déjà détruites.

Pour que la production augmente de manière significative, il faut stimuler la demande locale. Les nouvelles habitudes alimentaires des Haïtiens causent cependant beaucoup de tort à la production nationale. Le riz est devenu un plat national, quotidien. Il n’y a pas si longtemps ce n’était pas le cas. Les consommateurs se sont tournés vers les produits importés principalement à cause de leur prix, en général en dessous de ceux du marché local. Si la demande n’existe pas, ou si elle n’est pas suffisante, l’agriculteur n’a aucune raison de produire. Dans une telle situation, on comprend que le paysan haïtien refuse que ces enfants soient agriculteurs comme lui.

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Selon Ralph Beauvoir, il n’existe pas de politique agricole en Haïti. Les objectifs, les moyens de les atteindre, la planification nécessaire ne sont pas définis. Cela ne favorise pas la recherche et le développement de techniques agricoles spécifiques à notre agriculture. « Le secteur agricole est sous-financé, dénonce Ralph Beauvoir. L’État lui a toujours alloué moins de 10 % du budget national, pendant des années ». Ce déficit de financement a des conséquences directes sur la culture de la terre. Les agriculteurs ne sont pas subventionnés, et en plus ils n’ont pas une garantie de marché qui leur assure que leurs produits pourront facilement s’écouler, à des prix satisfaisants.

« Le dilemme, poursuit-il, c’est de décider s’il faut augmenter la consommation avant d’augmenter la production. Je crois qu’on devrait commencer par la consommation, ce qui serait une incitation pour l’agriculteur. » L’État devrait mettre en place des incitatifs pour subventionner le consommateur, tout en lui imposant d’acheter localement. Ce serait une forme de subvention indirecte pour le paysan. C’est d’autant plus important que le pays n’a pas de crédit agricole proprement dit, ni d’assurance agricole. Cela diminue l’intérêt de potentiels investisseurs privés à l’agriculture. C’est à l’État de lancer le premier signal, celui qui peut déclencher ce regain d’intérêt.

Le secteur avicole, un exemple à suivre

Les problèmes de notre système de production peuvent être contournés. L’un des exemples les plus clairs de ces dernières années est la production d’œufs. Notre consommation d’œufs est estimée à environ 40 000 par mois. En 7 ans, soit de 2010 à 2017, la production d’œufs en Haïti a connu une très forte hausse, passant de 1 000 000 d’œufs par mois à plus de 7 000 000. Cela a réduit notre dépendance par rapport aux importations d’œufs de la République dominicaine.

« En 2008, explique l’agronome, après que la grippe aviaire ait touché les États-Unis d’Amérique, et qu’elle soit identifiée en République dominicaine, l’État haïtien a durci les conditions d’importation d’œufs provenant de l’étranger. Cette mesure a eu des conséquences bénéfiques inestimables. C’était le signal qu’attendaient les investisseurs pour produire localement. »

L’un des exemples les plus concrets est celui de la compagnie haitiano-jamaicaine Haiti Broilers. « C’est une compagnie spécialisée en poulets de chair, dit Ralph Beauvoir. Mais en intégrant le marché haïtien, elle s’est adonnée à la filière œuf. Aujourd’hui, cette compagnie a environ 300 000 à 400 000 pondeuses qui lui fournissent des œufs au quotidien. »

L’agriculture, croit Ralph Beauvoir, est un catalyseur pour le développement. Le pays pourrait ainsi s’adonner à la transformation industrielle de produits agricoles. C’est ce qu’il appelle l’agriculture invisible. « Quand on parle d’agriculture, explique-t-il, les gens pensent seulement aux produits comme la mangue, la banane, etc. Mais les produits dérivés comme l’alcool proviennent directement de la culture de la terre. Il faut y penser, car en transformant ces produits, c’est une chaîne de valeur qui est mise en place. Plus d’emplois sont créés, ce qui apporte plus de richesses. »

« Nous avons les compétences qu’il faut, poursuit l’agronome Beauvoir. Tous les jeunes agronomes qui ont étudié la science et la technologie alimentaire en sont capables. Il faut juste du financement. »

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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