C’était un dimanche. Le téléphone a sonné. Son nom s’est affiché et comme à l’accoutumée j’ai répondu. À en juger par le ton de sa voix, le trémolo à peine contenu et la brume dans l’expression de ses pensées, j’ai su qu’il s’apprêtait à m’annoncer quelque chose de grave. Et c’était le cas.
« Elle pleure, Widlore » m’a-t-il lancé, le souffle cassé. « Elle tremble aussi ».
– Pourquoi donc ? Qu’est-ce qui se passe ?
La suite ne vaut pas la peine d’être décrite. Je me contenterais de dire qu’une petite fille, à peine 13 ans, a de force été saisie alors qu’elle revenait de l’église. Des dizaines d’années la séparaient de son agresseur, pourtant, elle s’est débattue. Entre cris, pleurs, mutilations et gifles, elle s’en est sortie. Miraculeusement.
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Que faire Widlore ?
– « Il faut porter plainte » ai-je sèchement répondu, à ce père, membre de ma famille, secoué au bout de la ligne.
Un long silence s’est installé puis il a promis de me rappeler le lendemain avant de raccrocher.
Le téléphone n’a plus sonné depuis, mais j’ai su ce qu’il est advenu. La famille a tenu conseil. Un conciliabule fut programmé avec des proches de l’agresseur le soir même. Si la véracité des faits n’a nullement été mise en doute, l’opportunité d’en faire un « scandale » a refroidi et proches de victime et la famille de l’assaillant, visiblement envahis par la honte. Quand l’église, dans sa haute conception de la justice et de la dignité humaine a jugé bon de donner aussi son verdict : le coupable s’en est sorti avec un « renvoi à la discipline divine ».
C’est à cette petite fille que j’ai pensée quand j’ai reçu à 6h18 PM le 23 février dernier ce rapport du RNDDH. Une enfant, 11 ans. Un adulte, personnage public et ancien député. Amoureux de la mère de la petite fille qui plus est. Des attouchements de nature sexuelle, filmés selon l’organisation de défense des droits humains.
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Comprendre, c’est excuser ! Saisir ainsi le scandale reviendrait à l’éclipser. Car des raisons, ils n’en manqueraient pas. Troubles psychologiques mis à part, collision de circonstances particulièrement malheureuses ou froide méchanceté… à chaque pas, la réflexion poussée à l’extrême s’aventurerait sur des sentiers où la complexe nature humaine échappe à toute rationalité, et où, abasourdi, les spectateurs que nous sommes tous, sommes invités à nous stupéfier : de l’inconnu, incompréhensible, indicible.
Vertu républicaine oblige, l’on serait tenté de laisser la justice établir les responsabilités. Gardien qu’elle est des interdits millénaires, qui généralement transcende peuples et cultures, elle aurait pour devoir de rétablir la balance, en rappelant les cadres du vivre ensemble, en signifiant « rigoureusement » l’abjection qu’inspire à tous, l’acte, tel qu’il est décrit, ses effrayantes conséquences, comme on les appréhende.
Seulement. Aussi sévère qu’elle puisse être. Aussi impartiale et intransigeante serait sa démarche, jamais elle ne sera suffisante.
Pas pour la victime. Horrifiée, on l’imagine. Et s’exposant aux affres psychologiques déstabilisatrices qui souvent accompagnent ces actes-là. Sans parler de l’opprobre public. Comme si, dans un mouvement de solidarité avec l’agresseur, toute la société ferait sienne l’obligation de honnir, d’avilir et de rendre impossible l’existence de celle dont le destin a été contraint. Presque toujours, pour s’en sortir, la volonté ne suffit pas : il s’agit d’apprendre à « être malgré soi », à s’inventer et à sculpter dans l’effroi une raison d’espérer, d’avancer.
J’entends les critiques adressées à la mère qui accuse M. Anthony Dumont. Elles ne sont guère dénuées de sens, mais, à côté de la « présomption d’amour maternel », je considèrerais plutôt ceci : en Haïti, surtout en matière de crime sexuel, les victimes sont toujours coupables. La rhétorique qui consiste à retourner les fautes vers la supposée irresponsabilité de la maman me semble être la même que celle qui toujours estime que les « femmes violées » n’ont pas porté la jupe qu’il fallait, étaient saoules, avaient accepté d’entrer dans la chambre de l’agresseur, qu’elles n’ont pas criées assez fort…
Ce sont autant d’échappatoires pour évacuer un problème essentiel : le seul coupable d’une agression sexuelle reste l’agresseur. Et le seul qui aurait pu l’arrêter reste encore lui.
Les parents de la petite fille de 13 ans ont accepté un deal avilissant : celui de couvrir une infamie pour protéger leur famille, et peut-être leur fille. Je conçois la difficulté de prouver les allégations, mais ils ont eu tort. Car, derrière chaque agression sexuelle découverte se cachent parfois dix autres dont les victimes, tremblotants et avilis n’envisagent guère de porter plainte. C’est une pratique bien installée, notamment, dans l’administration publique et dans l’entourage du pouvoir politique. Quiconque occulte, cache ou prend fait et cause pour un agresseur sexuel alors que les preuves contre lui sont accablantes se rend complice d’une « prédation sexuelle » qui presque jamais ne s’arrête au cas considéré.
Pour celles, victimes, mais croupissant dans le silence pour échapper au mépris collectif, il faut des déserteurs courageux. Des citoyennes et citoyens pour qui la justice et la vérité importent plus que la filiation et un honneur moralement entaché.
Aussi, comme beaucoup d’autres, j’attends que la justice se penche sur cette affaire. Si des zones d’ombres encore subsistent, ses prémisses démontrent que le danger est moins à craindre du côté de l’accusé et des victimes que de celui de la société dans son ensemble. Une société qui dit honnir le viol et les attouchements sexuels, mais monte au créneau pour cracher sur les victimes, une société qui récompense ceux qui par le passé ont violé, mais comme presque toujours, s’en iront impunis.
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