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Vaste opération de vol de terrain dans le Nord-Est

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Des autorités locales, parfois à la solde de personnalités politiques, chassent violemment et sans dédommagement les paysans de terres occupées parfois depuis plus de 30 ans

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Les crocs du tracteur abattaient clôture et plantations, un mardi du mois de mai l’année dernière à Terrier-Rouge, dans le Nord-Est. Choux, raquettes et clôtures faisaient la révérence, l’un après l’autre. Des dizaines de bœufs fuyaient au galop. Les cabris bondissaient loin de la violence du véhicule.

Surgi de nulle part, un homme se plante subitement devant la machine en fer. Anatole Clervil n’était pas armé. Mais le paysan aux mains calleuses n’entendait pas laisser un inconnu continuer sous ses yeux la destruction de ses seize hectares de terres, occupés selon ses dires depuis 1975, sous la dictature de Jean Claude Duvalier.

L’homme de 83 ans avait perdu sept bœufs, une jument en gestation, trois cochons et cinq cabris, quand des employés de la mairie sont venus saccager ses enclos durant leurs précédentes descentes quelques semaines avant.

Anatole Clervil en avait assez. Alors que l’administration de Jovenel Moïse imposait un confinement sur l’ensemble du pays, en avril 2020, des alliés de son administration utilisaient la force publique, des bandits armés et des matériels de la mairie pour déguerpir dans la violence des paysans du Nord-Est de terrains agricoles occupés depuis des décennies, sans explications ni dédommagements, selon une quinzaine d’entrevues menées par AyiboPost auprès des victimes, un des présumés « voleurs de terre » et des techniciens de la zone.

Cet épisode illustre une vague de spoliation entamée depuis plusieurs années dans toute la région du Nord-Est, courtisée par les trafiquants de drogue et connue pour ses ressources minières. Selon des habitants, l’insécurité foncière s’est accélérée sous le quinquennat de Jovenel Moïse.

Ce mardi du mois de mai, un soleil timide se pointait sur la vaste étendue de terre humide occupée par le bétail d’Anatole Clervil. Quand le paysan décide de s’opposer aux rouleaux compresseurs d’une des cinq machines envoyées pour abattre les palissades et déguerpir les animaux, les témoins redoutaient une issue fatale.

« Anatole traine une réputation de rebelle, déclare Ziliora Souffrant, une autre paysanne de 90 ans, victime d’expropriation. Une rumeur persistante faisait croire que les assaillants savaient qu’il allait s’opposer à leurs actions, et ils disaient vouloir lui rouler le tracteur dessus. »

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En mai 2021, la mairesse de Terrier-Rouge, Nadège François, et des agents de la municipalité venaient prendre possession d’environ quatre hectares de terre occupés par Joceline Iréné pour la construction de l’hôpital Saint-Pierre, financé par Taïwan et porté par la première dame, Martine Moïse. L’agronome Iréné dit n’avoir pas été informée du projet ni dédommagée pour le terrain, la clôture en bloc, ses plantes et matériels détruits. Sa famille occupe l’espace depuis 1996, selon ses dires.

« C’est un projet plus politique, qu’administratif », déclare Eddy Félix, un urbaniste de la mairie de Terrier Rouge, lui-même accusé d’être un grand acteur de « vol de terrain » » dans la commune.

Selon Félix, l’unité technique de la municipalité n’a aucune connaissance du projet. « Si c’était un projet sérieux (…), j’aurais un plan détaillé pour donner un permis de construction. »

Les excavatrices et pelles motorisées ne se sont pas bornées aux lisières du terrain de la famille Iréné. Les autorités de Terrier Rouge ont profité du projet de construction du centre hospitalier, acclamé par la communauté, pour accaparer plus de 7 000 hectares de terres adjacentes occupées par l’Association des petits planteurs de Terrier Rouge, dont Anatole Clervil est membre. L’espace, utilisé par 300 paysans pour l’élevage et l’agriculture, a été saccagé, les bêtes chassées et les plantations détruites. Des cultivateurs rapportent avoir été menacés par des individus en civils et armés, à la solde de la mairie.

Si c’était un projet sérieux (…), j’aurais un plan détaillé pour donner un permis de construction.

La mairesse de Terrier Rouge, Nadège François, dit ne pas savoir la dimension de l’espace nécessaire, ni si le terrain a été régulièrement déclaré d’utilité publique. À terme, selon ses déclarations, le projet doit inclure « une école et un espace vert ».

L’édile n’a pas pu fournir un plan pour le projet en cours ni pour les initiatives à venir. Elle dit avoir fait le pont entre la première dame et les paysans. « La DGI et domaine ont agi, devant le refus de certains paysans, pour remettre le terrain à la première dame, dit la mairesse qui rajoute que certains ont reçu entre 100 000 et 300 000 gourdes comme dédommagement. »

Nadège François n’a pas pu indiquer combien de personnes ont perçu ces sommes. Une dizaine de paysans de Petits Planteurs et des responsables de l’organisation nient avoir reçu de l’argent de quiconque.

L’ambassade du Taiwan n’a pas répondu aux demandes d’interviews. Contactés, deux avocats de l’ancienne première dame n’ont pas réagi avant publication. La firme GOM International, chargée de la construction de l’hôpital avec la compagnie taiwanaise Overseas Engineering Construction Company, n’a pas répondu aux questions sur le dédommagement de la famille Iréné. « L’Etat a donné un terrain pour la construction de l’hôpital », a déclaré via WhatsApp, un représentant de la firme qui confirme que les travaux ont débuté en mai dernier.

À proximité du terrain des « Petits planteurs » se trouve une piste d’atterrissage improvisée, soupçonnée d’être utilisée pour le trafic de drogue dans la communauté, selon quatre passants trouvés sur les lieux. Un port privé a aussi été construit dans la zone. Deux paysans confirment des visites régulières de Hervé Fourcand, ancien sénateur et allié du parti au pouvoir. Questionné au téléphone sur le dossier de spoliation dans le Nord-Est, Hervé Fourcand avait promis de rappeler. Il ne l’a pas fait avant la publication de cet article.

En finançant la construction de l’Hôpital Saint-Pierre de Terrier Rouge, Taïwan réaffirme son soutien au bien-être du peuple haïtien, écrivait l’ambassade de Taiwan sur son compte Twitter le 24 mars 2021, avec une photo de représentants haïtiens et taiwanais

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La plus grande institution sanitaire du pays, l’Hôpital de l’Université d’État d’Haïti, s’étendra sur seulement 5,7 hectares après rénovation. Nombreux habitants de Terrier Rouge doutent de la nécessité de déposséder 300 paysans de 7 740 hectares de terres cultivables, pour un projet ne nécessitant pas plus de dix hectares dans les projections les plus ambitieuses.

« Il n’est absolument pas nécessaire d’avoir autant de terre pour bâtir un hôpital », déclare le notaire Chrisné Baptiste, noyé dans les paperasses de son bureau, lors d’une entrevue avec AyiboPost fin novembre dernier.

Chrisné Baptiste

En juin 2019, le gardien des papiers des « Petits planteurs » dit avoir reçu la visite d’un individu se présentant comme émissaire de la première dame. Baptiste tait le nom de cette personne pour des raisons de sécurité.

« Je leur ai demandé de faire les démarches pour avoir le projet écrit, puis pour déclarer la portion nécessaire d’utilité publique, comme demandé par la loi », déclare le notaire. L’émissaire quitte le bureau sans faire de promesses. « Il m’appellera au téléphone un peu plus tard pour m’offrir un ti kòb, déclare Baptiste. Je lui ai dit que je ne me mêle pas aux affaires louches. »

Un des trois maires perdra son poste pour s’être opposé publiquement aux expropriations désordonnées. Marie Evena Daniel Pompilus, ancienne mairesse de Terrier Rouge, dit avoir parlé à la première dame au téléphone un peu après le début des « dechoukay » en mars dernier.

« Je ne participe pas aux mouvements d’expropriation à Terrier-Rouge », revendique Marie Evena Daniel Pompilus qui déclare avoir exigé le respect de la loi et le dédommagement des paysans. Devant les actions de plus en plus violentes d’agents de la mairie, et des politiques dans la commune, Pompilus écrit une lettre de dénonciation au ministère de l’Intérieur, à la direction des collectivités territoriales et à l’Association des maires du Nord-Est. Elle épinglait la mairesse Nadège François et l’urbaniste de la mairie, Eddy Felix, pour leurs attaques contre les paysans.

Mairie de Terrier-Rouge

Mais Marie Evena Daniel Pompilus avait signé sa mort politique. Lorsqu’elle est reconduite à la mairie après l’expiration de son mandat en juin 2020, « des employés de la municipalité n’ont plus voulu que je revienne », rapporte la dame. Devant les menaces de violence physique, la mairesse n’avait pas le choix : « Je me suis retirée ».

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Et les expulsions forcées ont continué… « Près d’un millier de personnes sont victimes directement ou indirectement de spoliation forcée » dans le département, estime le notaire Chrisné Baptiste.

Si beaucoup de cas particuliers sont relevés, les terrains entretenus en association semblent être particulièrement vulnérables, comme l’illustre le cas du Mouvement des paysans de Terrier Rouge.

Pois, maïs, pistache, banane, manioc, choux, carotte, épinard, légumes… se disputaient les quelque 20 hectares occupés par les 150 membres du MPTR. L’organisation lancée en 2000, après le don de la parcelle par un notable, avait obtenu des contributions d’institutions internationales pour construire un local fonctionnel, une cassaverie et un système d’irrigation solaire avec réservoir. Le Programme alimentaire mondial y achetait de la cassave et du beurre d’arachide pour en distribuer dans des établissements scolaires de la zone.

Etude Notariale de Chrisné Baptiste

Jusqu’à la matinée du 9 mars 2020…

Des dizaines d’individus, menés selon deux témoins par l’urbaniste de la mairie de Terrier Rouge, Eddy Felix, envahissent le terrain de l’association. Rapidement, ils dévalisent tout : panneaux solaires, lits, chaises, toitures en tôles. Toutes les constructions sont abattues et des membres de la délégation commencent à découper le terrain en petit morceau.

« À un moment, ils se sont mis à se battre entre eux pour les meilleurs emplacements », témoigne Bruno Amicile, coordonnatrice du MPTR, présente sur les lieux, lors de l’incident. « L’urbaniste de la mairie m’a personnellement menacée », révèle la dame, dont la maison a subi par la suite une tentative d’incendie.

Eddy Félix confirme sa présence sur le terrain du MPTR lors de l’évènement. « La mairesse [Nadège François] a requis ma présence pour l’ouverture d’une route dans la zone, dit-il. La population en a profité pour faire le dechoukaj, espérant qu’on allait faire des lotissements ».

Eddy Felix admet l’illégalité des lotissements observés aujourd’hui sur le terrain. « Le plus grand problème des paysans à Terrier Rouge reste l’accaparement de leurs terres et il n’y a aucun mécanisme en place pour freiner ce phénomène », dit-il.

Près de deux ans après, aucune route ni chantier menés par la mairie ne se sont matérialisés dans les environs du terrain du MPTR, selon les constats d’AyiboPost.

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La problématique terrienne n’est pas nouvelle en Haïti. Le père de la nation, Jean Jacques Dessalines, sera assassiné en marge de disputes sur le partage foncier, après la révolution au début du 19e siècle. Et tout au long de l’histoire du pays, gouvernements et individus puissants, aidés par l’absence d’un cadastre formel et de règles claires sur la possession foncière, ont utilisé des stratégies légales et extralégales pour accaparer la terre.

Selon une étude de l’USAID sortie en 2010, 60 % des ménages haïtiens ne possèdent aucun document formel attestant leur propriété foncière. Ce qui probablement explique pourquoi la majorité des paysans interrogés dans le cadre de cet article s’appuient sur la coutume, et une présomption de possession remontant à une trentaine d’années pour la plupart d’entre eux.

Quoiqu’il en soit, la terre attise des convoitises.

« Quatre zones sont menacées dans le département du Nord’Est, selon Milostène Castin, coordonnateur de l’organisation locale, Action pour la reforestation et la défense de l’environnement : ce sont les terrains situés près de la route nationale #6, les terres hébergeant des mines métalliques et les zones à accès facile, près des villes et le littoral. »

Chantier

Le militant remonte à 2010, le début d’un assaut soutenu sur les portions occupées par les paysans. « À Ouanaminthe, nous avons enregistré trois blessés, révèle Castin. À Troud-du-Nord, quatre paysans sont arrêtés pour s’être opposés aux expropriations. Un cultivateur à Prevoyance est mort à l’hôpital de Milot. Il est tombé sur un pic après avoir été pourchassé par des bandits armés. »

En portant plainte, les cultivateurs font appel au système judiciaire formel pour se défendre : sans grand succès. « La justice est instrumentalisée par l’équipe au pouvoir », rapporte Castin. Le militant, ainsi que trois paysans dénoncent le sénateur Wanick Pierre, élu du Parti Haïtien Tèt Kale, dans plusieurs cas de « vol de terre », notamment au niveau de Caracol.

L’espace accordé à l’association les Petits planteurs de Terrier Rouge par l’ancien président René Préval en 1991, appartenait à des industriels américains dès 1927 qui y plantaient du sisal, une denrée stratégique aux États-Unis à l’époque. Le sisal servait dans la production des cordes et du caoutchouc, particulièrement lors de la Deuxième guerre mondiale. Dans les années 1970, la plantation sera retournée à l’Etat pour non-paiement de taxes, jusqu’à son envahissement par des paysans après la chute de la dictature des Duvalier.

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La terre — sa possession, son utilisation et son transfert — se trouve au cœur des débats sur le développement dans le Nord-Est.

Selon un plan d’aménagement élaboré par le Comité interministériel d’Aménagement du territoire deux ans après le tremblement de terre de 2010, moderniser l’agriculture, et accompagner la croissance démographique du Nord et du Nord-Est figurent parmi les défis à relever pour 2030.

Anatole Clervil

Neuf ans après, la situation reste critique dans la région. Selon un rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture sorti en juin dernier, le Nord-Est fait partie des zones en crise alimentaire, alors que la grande majeure partie de ses terres sont cultivables, selon les experts.

Plusieurs parcs industriels, dont Caracol, Codevi ou Agritrans, se trouvent dans ce département. Mais les deux premières structures, bien que créatrices d’emplois, sont souvent critiquées pour leur impact négatif sur l’environnement, l’expropriation forcée de paysans, les grilles salariales non avantageuses et l’absence de réelle valeur ajoutée pour l’économie.

« Il y a nécessité de définir une nouvelle vision, afin de changer de modèle de développement, pour sortir du modèle d’exploitation actuelle, et s’appuyer sur la force réelle du pays, en particulier la force paysanne », observe Ricot Jean-Pierre, dont l’organisation, la Plateforme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif, accompagne des paysans victimes d’expropriations forcées.

Un des cas observés par PAPDA concerne plusieurs hectares de terres accordées par l’État au quartier Casimir à des rescapées du massacre de Rafael Trujillo en République dominicaine en 1937. « J’ai 56 ans, déclare Jasmin Augustin, un des héritiers de l’espace. J’ai grandi sur ce terrain et j’y ai également enfanté mes neuf enfants. »

Alors que la zone commence à accueillir un début d’investissements — un hôtel est en construction juste en face du terrain de la famille Jasmin — un citoyen puissant du Nord-Est, de concert avec des membres du système judiciaire, tente de déposséder cette famille de l’emplacement, en organisant des descentes policières pour déguerpir les citoyens et stopper toutes activités sur les plantations. « Ils ont sorti contre eux un jugement à un moment où le tribunal était en vacances, rapporte Ricot Jean-Pierre. La famille n’a jamais été appelée au tribunal pour faire valoir ses droits ».

La dépossession des paysans pèse lourd sur la qualité de vie dans le Nord-Est. À 58 ans, Frantz Salomon vit de la terre et de ses soubresauts. Il fait de l’élevage et récolte des fruits. Lorsqu’il a été exproprié sans avertissement ni dédommagement l’année dernière par la mairie de Terrier-Rouge, il a perdu le fruit de son travail et un cheval. « J’étais abasourdi et sous le choc devant un crime de cette envergure », déclare-t-il.

Malgré les risques et la disproportion des forces, certains paysans rentrent dans la résistance. « Je viens régulièrement sur mon terrain, déclare Anatole Clervil. Ils disaient vouloir m’écraser avec leurs bulldozers, mais je n’ai pas peur d’eux. »

Lorsque le paysan s’est effectivement placé en face de la machine sur son « bitasyon » un mardi du mois de mai 2020, le conducteur a quitté le véhicule et s’est mis de côté, à la surprise des passants. « Ce sont eux qui doivent avoir peur, déclare Clervil. Ils sont des voleurs. »

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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