Cette expérience fut un tournant dans ma vie d’adulte. Je me rappelle l’excitation qui m’avait habité à l’idée de faire partie de cette longue file qui s’allongeait devant les bureaux de vote. Ces « citoyens » participaient aux prises de décisions de leur communauté. Je voulais me sentir important, responsable, citoyen. Je voulais redonner un peu, à la communauté, de tout ce qu’elle m’avait donné jusque-là. J’avais tout juste 18 ans avec les yeux encore pétillants d’espoir et de l’ivresse de la jeunesse. Je faisais partie de cette catégorie qui voulait faire bouger les choses… une catégorie qui pointait le mal du doigt. Et on m’avait fait croire que mon vote pouvait faire la différence. Que si je prenais cette longue fileet choisissais l’un de ces visages souriant aux dents presque ou pas du tout blanches sur le bulletin de vote, que je participerais aux prises de décisions moi aussi. Que je m’enlèverais ce poids du cœur, le poids d’avoir été présent et de n’avoir rien fait pour éviter au bateau de couler.
Oui je l’ai fait, poussé par l’excitation de mes 18 ans. De cette entrée soudaine et sans préparation aucune dans l’âge adulte. Je me rappelle mes conversations sur le quartier, j’osais tenir tête aux grandes personnes, aux militants politiques et aux fanatiques. Je participais aux réunions, je disais tout haut le fond de ma pensée. Je critiquais, sermonnais, participais aux débats et donnais des directives aux futurs élus. Dans la foulée, je devais aussi faire attention car clamer haut et fort qui on soutenait apportait aussi son lot d’ennemis et d’ennuis. Chaque quartier évoluait sous une couleur et dans l’Haïti où nous vivons, le respect des convictions et des choix d’autrui n’a jamais été une priorité pour quiconque. Donc une petite ville d’une dizaine de milliers d’habitant se transformait en un champ de bataille et en castes le temps des élections.
Finalement, j’ai pris la ligne, j’ai choisi un candidat par conviction. J’ai fait une croix sous sa photo et les membres du bureau de vote ont trempé mon pouce dans un liquide bleuâtre. J’ai laissé le bureau de vote avec la ferme conviction d’avoir servi mon pays. C’était euphorisant. Cinq années s’étaient écoulées, depuis, le tableau est resté figé, aucune nuance de couleur n’a été ajoutée.
Cinq années plus tard, deuxième expérience, deuxième vote. Emporté par le fanatisme et les influences, j’ai voté par intérêt personnel. J’ai voté en étant consumé d’individualisme et de colère, mon premier vote n’avait pas servi à grand-chose. Il n’avait pas atteint la communauté, alors pourquoi sacrifier le deuxième. Le deuxième serait donc pour moi, pour mon ego et mes poches. Je me suis présenté au bureau de vote encore une fois, j’ai voté. Quelques minutes plus tard, quelqu’un est venu me chercher pour m’emmener dans une chambre où une femme m’attendait avec un liquide dans une fiole et du coton. Elle m’a frotté le pouce avec énergie pour enlever complètement la marque certifiant que j’avais déjà voté puis, on m’indiqua un autre bureau de vote. Ignorance ? Fanatisme ? Colère ? Qu’est-ce qui avait pu justifier un tel acte ? Rien ne pourra effacer cet acte odieux que moi et des centaines d’autres avons commis ce jour-là.
Ces deux votes le même jour, qu’ont-ils apporté à la République ? Absolument rien de positif. Un acte qui a encore fragilisé le système et qui nous a gardés sur la liste des pays les plus corrompus. Prolifération de la misère, des épidémies, les migrants haïtiens sont humiliés sur toutes les frontières de la terre. Des élèves parcourent plusieurs kilomètres pour pouvoir fréquenter leur école, l’eau potable est un défi au quotidien pour des milliers de famille. La famine continue à sévir : avez-vous déjà vu les yeux affamés d’un enfant pour qui la nourriture est un luxe ? La liste serait interminable si je devais continuer à énumérer le nombre des fléaux qui nous accablent présentement.
La campagne électorale bat son plein, la moindre parcelle de clôture affiche un slogan, un emblème, un numéro, un visage et un sourire destiné à séduire. Les débats animent les émissions de télé et de radio, les chars musicaux parcourent les rues et provoquent des embouteillages monstres, les candidats courent les hôpitaux à la recherche de convalescents et de bébés potelés à tenir pour une séance de « selfies » qui leur attireront plus de « like » sur les réseaux sociaux. La technologie apporte d’autres approches et les candidats ne lésinent pas sur les moyens, certains courent les départements en hélicoptère, d’autres misent un peu plus sur leurs discours par manque de moyen. Mais, au final, à quoi sert une campagne électorale ? Elle sert à séduire, me direz-vous? Mais séduire qui? Les électeurs ? Spectateurs de cette triste et dérisoire pièce de théâtre offerte à chaque fois que l’occasion se présente. Différents costumes, visage blasé et discours remanié voire fade.
Le 20 novembre prochain sera ma troisième expérience, l’occasion de rectifier le tir, de voter pour le pays profond, pour la masse qui a été et qui est jusqu’à présent le souffre-douleur de toute une élite, qui est aussi la victime des fils sorti de ses entrailles, aveuglés par le luxe et les billets verts. Je veux voter ce 20 novembre, pour ces milliers de jeunes qui quittent le pays sans espoir d’arriver à destination et sans espoir d’y retourner un jour. Je veux voter pour ceux qui décident de rester malgré tout. Je veux voter pour ces enfants qui meurent de malnutrition, ces prisonniers qui croupissent dans la crasse tandis que les vrais escrocs se pavanent en voiture teintée et trinquent dans les fêtes patronales. Je veux voter pour les minorités du pays. Je veux voter pour tous ces jeunes professionnels qui n’ont jamais travaillé de leur vie, ces bacheliers sans espoir de fréquenter un jour l’université. Je veux voter pour ces jeunes dans les bidonvilles dont le quotidien est ponctué de drogue et d’armes à feu. Je veux voter pour ces enfants qui dorment sous les porches des entreprises. Je veux voter pour tous les malades mentaux qui courent les rues du pays et dont personne ne parle. Je veux voter pour redonner espoir, je veux voter pour qu’un jour Haïti sorte de toutes les mauvaises listes, de tous les mauvais sondages du monde.
Chers Candidats, j’ai un vote de libre. De grâce, méritez-le !
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