L’administration Trump a annulé une décision de Biden interdisant à une vaste entreprise dominicaine d’exporter son sucre vers les États-Unis, en raison du travail forcé et de la maltraitance de travailleurs haïtiens
L’administration de Joe Biden avait interdit, en 2022, l’importation aux États-Unis du sucre fabriqué par l’usine dominicaine Central Romana, en raison d’allégations de maltraitance et de travail forcé d’Haïtiens dans cette importante entreprise, premier employeur de la République voisine.
Cette interdiction visant le principal producteur et exportateur de sucre de la République dominicaine vers les États-Unis a été levée en mars dernier par l’administration de Donald Trump.
Plus d’un mois après la reprise des exportations, les conditions des travailleurs, principalement haïtiens, continuent de se détériorer, selon une demi-douzaine d’interviews menées par AyiboPost auprès de trois employés de l’entreprise, ainsi que de personnalités et d’organismes de défense des droits humains présents sur le terrain.
Aucune information publique n’est disponible concernant les termes des négociations ayant conduit à la reprise des exportations.
Selon trois défenseurs des droits humains proches des travailleurs, contactés par AyiboPost, la levée de l’interdiction n’a pas été précédée de mesures correctives significatives contre le travail forcé.
Central Romana Corporation Ltd., fondée en 1912, est l’une des principales entreprises agro-industrielles et touristiques de la République dominicaine. Elle emploie environ 20 000 personnes dans l’ensemble de ses activités.
La production de sucre à partir de la canne demeure son activité principale, reposant majoritairement sur des travailleurs haïtiens ou d’origine haïtienne. Ces derniers cultivent plus de 65 000 hectares de canne à sucre et assurent la transformation du produit dans la raffinerie de l’institution.
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L’entreprise américaine Fanjul Corporation détient une participation de 35 % dans Central Romana Corporation Ltd.
Très impliquée politiquement, cette entreprise a versé, à travers des dons individuels et ceux de ses comités d’action politique, un million de dollars au comité d’action politique Make America Great Again — soutenant la campagne présidentielle de Donald Trump — ainsi que 413 000 dollars au comité du Parti républicain en 2024.
Des rapports disponibles sur le site du Sénat américain indiquent que Central Romana a dépensé plus d’un million de dollars en lobbying entre 2023 et 2025.
L’interdiction américaine est intervenue en octobre 2022, quelques semaines après que le Corporate Accountability Lab (CAL) et d’autres ONG ont adressé une lettre publique à l’administration Biden, exhortant le gouvernement à agir contre le travail forcé dans l’entreprise.
Cette décision, prise par le Service des douanes et de la protection des frontières (CBP), reposait sur l’article 307 de la loi tarifaire de 1930, qui interdit l’importation aux États-Unis de biens produits par le travail forcé ou pénitentiaire.
L’organisation à but non lucratif Corporate Accountability Lab (CAL) suit de près l’évolution de la situation chez Central Romana depuis 2021.
Basée à Chicago, CAL s’intéresse aux questions de responsabilité des entreprises en matière de droits humains et de protection de l’environnement depuis 2016.
Dans des correspondances avec AyiboPost, Charity Ryerson, directrice exécutive de CAL, affirme que les données recueillies sur le terrain auprès des travailleurs continuent de révéler des heures supplémentaires excessives, des retenues sur salaire, des conditions de travail et de vie abusives, ainsi que d’autres indicateurs de travail forcé.
AyiboPost a contacté le ministère des Affaires étrangères et des Cultes en Haïti. L’institution n’a pas répondu avant publication.
Les travailleurs de Central Romana vivent dans des « bateys », sortes de logements construits par les propriétaires de plantations pour faciliter la récolte de la canne à sucre.
Trois actuels employés dénoncent à AyiboPost des conditions de vie difficiles : logements en mauvais état, absence d’eau potable et de toilettes… Certains affirment travailler de sept heures du matin à quatre heures de l’après-midi sans pause.
L’un des employés, qui souhaite garder l’anonymat par crainte de représailles, rapporte qu’il dort dans une maison en ruine et, les jours de pluie, doit rester debout toute la nuit.
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« Au travail, nous faisons face à bien plus de misère que de solutions. Personne ne se soucie de savoir si nous dormons dans des conditions décentes ou si notre salaire suffit à notre survie », ajoute un autre travailleur contacté par AyiboPost.
Un autre employé, dans la trentaine, originaire de Marigot (Sud-Est d’Haïti) et arrivé en République dominicaine en octobre 2017, se plaint de la faiblesse de son salaire.
« Ce que nous gagnons ne suffit même pas à couvrir nos besoins quotidiens », dit-il. « Pour huit heures de travail, nous recevons 580 pesos — environ 10 dollars américains. » Il ajoute devoir parfois utiliser la même eau que celle destinée aux animaux.
Ce coupeur de canne souhaite retourner vivre en Haïti, mais sa situation économique ne le lui permet pas.
AyiboPost a contacté Central Romana le 2 mai via un formulaire disponible sur son site internet pour obtenir une réaction. La compagnie n’a pas répondu avant publication.
Au travail, nous faisons face à bien plus de misère que de solutions. Personne ne se soucie de savoir si nous dormons dans des conditions décentes ou si notre salaire suffit à notre survie
-Travailleur
Depuis 2021, CAL a effectué plusieurs visites sur place, au cours desquelles des dizaines de coupeurs de canne et de résidents des bateys ont été interrogés.
Charity Ryerson affirme que son organisation a documenté, entre 2024 et 2025, dans des bateys appartenant à Central Romana, des cas où trois à quatre adultes partagent un seul matelas simple dans un baraquement prévu pour une seule personne.
Les enfants boivent souvent de l’eau contaminée et les personnes âgées meurent sans soins médicaux, dans une chaleur accablante, poursuit-elle.
Selon Ryerson, d’autres travailleurs continuent à couper la canne à un âge avancé, sans avoir accès à la Sécurité sociale ni aux retraites pourtant cotisées pendant des décennies.
La situation n’est guère différente dans d’autres entreprises sucrières dominicaines, où des violations systématiques des droits des travailleurs sont également documentées.
Le sort des travailleurs de Central Romana s’inscrit dans un contexte plus large, marqué par un durcissement des politiques migratoires dominicaines depuis 2024. Des milliers d’Haïtiens ont été déportés, souvent dans des conditions inhumaines.
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Selon des données de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), près de 80 000 Haïtiens ont été expulsés vers Haïti depuis le début de l’année 2025.
Le 21 avril 2025, le gouvernement dominicain a annoncé l’entrée en vigueur d’un nouveau protocole de quinze mesures, parmi lesquelles l’obligation faite au personnel de santé de facturer les soins aux immigrés et d’exiger une pièce d’identité, un permis de travail et une preuve de résidence.
AyiboPost a pris contact avec les services américains de la protection des douanes et des frontières (CBP). Cet article sera modifié en cas de réponse.
L’exploitation des Haïtiens dans les champs de canne en République dominicaine a traversé le XXe siècle.
Au moins trois accords ont été signés entre Haïti et la République dominicaine entre 1952 et 1966 pour encadrer l’entrée de travailleurs haïtiens.
Ces accords ont permis l’arrivée d’environ 60 000 Haïtiens en RD.
Ce chiffre grimpera à près d’un million vingt ans plus tard. Car, après la fin du régime dictatorial des Duvalier en 1986, ces accords — déjà critiqués pour leur non-respect des droits humains — n’ont pas été renouvelés par le gouvernement haïtien.
La migration est alors passée sous le contrôle de réseaux de traite frontaliers.
Aujourd’hui, les flux annuels atteignent environ 30 000 personnes.
« Quand on arrive dans un batey, la première chose qu’on voit, c’est un cycle de misère sans fin : des personnes qui tentent de s’en sortir, des enfants qui naissent et grandissent là… », témoigne à AyiboPost Fabiola Luis Pierre, présidente d’une organisation d’aide au développement et relationniste publique de l’ONG Movimiento por los Derechos Humanos, la Paz y la Justicia Global (MONDHA) en République dominicaine.
Depuis 2013, le Bureau des affaires internationales du travail du Département du travail des États-Unis a publié sept rapports périodiques dénonçant les conditions de travail dangereuses et les violations systémiques des droits des travailleurs dans le secteur, à la suite d’une plainte accablante déposée dans le cadre d’un accord commercial.
Après l’interdiction de 2022, Central Romana avait lancé plusieurs initiatives dans ses plantations pour obtenir la levée de la mesure.
Selon l’avocat et défenseur des droits humains Carlos Sanchez Diaz, des améliorations ont été constatées entre 2022 et 2024 dans les bateys, concernant le logement, l’assurance médicale, ainsi qu’une légère augmentation salariale.
Mais pour le juriste dominicain, ces changements restent superficiels : « Un chiffon avec de la pâte, pour la presse », tranche-t-il.
« L’idéal, poursuit Sanchez Diaz, serait que la presse et la société civile puissent superviser le processus et constater d’éventuels changements. Ce qui ne se produit pas, car les responsables de Central Romana n’autorisent l’entrée de personne dans l’usine. »
Pour Charity Ryerson, le travail forcé persistera tant que l’entreprise bafouera le droit des travailleurs à s’organiser et refusera de donner aux coupeurs de canne un rôle central dans l’amélioration de leurs conditions de vie.
Par : Fenel Pélissier & Wethzer Piercin
Couverture | Photo d’un champ de canne à sucre avec quelques travailleurs. (Source : Freepik) et à droite, un portrait du président américain Donald Trump. (Source : E24) Collage : Florentz Charles pour AyiboPost – 07 mai 2025.
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