AYIBOFANM

Témoignage glaçant d’une jeune femme abusée à Cité Soleil

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La jeune survivante raconte à Nègès Mawon l’horreur sans nom qu’elle a vécue au cœur du plus grand bidonville du pays. Deux membres de sa famille ont été assassinées

Je viens de Jérémie. J’ai 25 ans. Je vivais à Cité Soleil depuis 9 ans avec deux de mes cousines, Vanessa (Vava, 24 ans) et Hermione (Miyòn, 27 ans). Et une amie, Jesula. Dans ce quartier où le mot « horreur » prend tout son sens, nous avions appris à baisser la tête pour laisser passer la mort que nous côtoyions au quotidien. Nous avions appris à négocier, à disparaître, à ré-apparaître. Nous avions appris à survivre. À quatre dans cette pièce dans ce quartier insalubre de Cité Soleil, nous jouions à la « marèl » depuis des années avec la fatalité. Au mois de juillet dernier, nous avons perdu la partie.

Ma mère est morte, j’avais 7 ans. Comme mes cousines et mon amie, je n’ai jamais connu mon père. J’ai deux frères qui ont immigré au Chili il y a quelques années. Aucune nouvelle depuis. J’ai été élevée à Jérémie par « Man Cayotte », ma tante, la mère de mes cousines. Elle nous a quittées il y a deux ans. Le diabète l’a emporté. Depuis, nous n’avons que « nous ». Nous sommes seules au monde. Quand j’ai loué l’unique pièce dans laquelle nous vivions « nan geto a », il y a quelques années, cela nous coûtait 4 000 gourdes par an. Pas de toilette de confort moderne. Nous partagions nos latrines faites de tôles trouées que nous passions notre temps à rafistoler. Dans une ravine, juste derrière, les voisins déversaient leurs détritus, dans un fourmillement de cafards et une puanteur suffocante quotidienne. En février 2022, notre « proprio » a augmenté le prix de notre loyer. Pour beaucoup d’entre vous, c’est une pitance. Pour nous, c’était une condamnation à mort. Vava et Miyòn travaillaient comme « bonnes » dans des maisons à Delmas. Pourtant, Miyòn est la seule d’entre nous à avoir terminé ses études classiques. « Sèl li ki filozòf ». Vava a pris des cours de cuisine et pâtisserie. Jesula et moi avons pris un autre chemin. Nous sommes des « bouzen ».

Ce jour de juillet, la guerre entre les gangs faisait rage dans le quartier. J’étais à la maison avec Vava et Jesula. Miyòn n’était pas rentrée. Des membres de gang d’un quartier rival ont envahi la zone. Nous avons fait les gestes que nous avons appris à faire, presque par mécanisme, depuis des années. Éteindre les bougies et rester complètement dans le noir, nous barricader en mettant tout ce que nous trouvions devant la porte en tôle, nous allonger sur le sol au centre de l’unique pièce et attendre. Attendre, la peur au ventre. De plus en plus, les balles et les bruits de pas se rapprochaient. De plus en plus, les hurlements et les appels au secours semblaient juste à côté. On se serrait les unes contre les autres sur le sol, comme si cela pouvait nous protéger et nous rendre invisibles. Certaines détonations faisaient trembler la « maison » à peine solide pour tenir debout. Je sentais mon estomac se retourner, je retenais mon souffle tout en sentant que je manquais d’air et je priais « tous les saints et les anges » qui me montaient à l’esprit. Mais plus les bruits se rapprochaient, plus je comprenais que notre chance avait tourné. Vava pleurait à chaudes larmes en essayant d’étouffer ses sanglots. Jesula chuchotait mon nom, tout bas, en se cramponnant à moi, en me demandant « sa nap fè ? ». Je ne me rappelle plus si je pleurais, je n’ai en mémoire que les battements de mon cœur si violents que j’en avais mal à la gorge. « Jou sa a se te jou pa nou an ».

Je ne sais plus combien de temps cela a duré avant qu’un groupe d’hommes armés ne défonce « la porte ». Ils ont commencé par nous marcher dessus. Nous avions tout éteint, il faisait sombre. Je pense qu’ils n’ont pas vu que nous étions sur le sol. Quand ils ont compris, ils se sont acharnés sur nous trois en nous donnant des coups de pied et en tirant un peu partout. Jamais je n’oublierai ce bruit de l’enfer des armes dans la tôle qui recouvrait la maison. Après une éternité à nous battre sauvagement, deux d’entre eux ont déchiré mes vêtements. L’un d’entre eux m’a installé sur lui et ils ont commencé à me violer. Ils ont introduit une arme à feu dans mon anus. Ils ont ensuite décidé de « mennen m nan baz ». Je ne sais pas ce qui est arrivé à Jesula et Vava. Je n’entendais que des gémissements, car ils nous intimaient l’ordre de nous taire tout en nous frappant. Je ne voyais rien et j’étais à peine consciente. Entre la peur et la douleur, j’avais l’impression d’être sortie de mon propre corps. J’ai été trainée pendant un bon moment jusqu’à une maison. Aujourd’hui encore, je ne saurais dire où elle se situait. Mon corps garde en mémoire d’avoir été violée au moins par sept hommes différents. Battue, insultée, je vacillais entre conscience et inconscience. Je m’attendais à les voir arriver aussi Va et Jesula. Mais j’étais seule. J’ai eu un répit, car un gang rival (il parait que c’était mon quartier) les a « anvayi ». Quand j’ai repris connaissance, il faisait jour. Les bruits de balle avaient diminué et des gens (hommes et femmes) entraient et sortaient de la pièce. L’un d’entre eux, au visage allongé, m’a vomi dessus. Un autre a demandé « poukisa nou pa touye kalanbè a » ? Avant qu’un autre réponde « fòk mwen pyafe sou li pita ». À un moment, j’ai vomi. Là, sur le sol. Je n’avais même pas la force de soulever la tête. J’ai vomi. Je pense qu’à un moment, je me suis urinée dessus. Je m’en rappelle, car j’ai essayé de me retenir quand ça m’a transpercé comme un poignard, le bas du ventre. Je baignais dans mon sang, mon urine, mon vomi. Son vomi aussi.

Je ne sais plus combien de temps s’est écoulé avant qu’une jeune femme n’ouvre la porte de la pièce ou je me trouvais. Je me rappelle qu’il ne faisait pas encore tout à fait sombre. Elle m’a demandé ce que je faisais ici. À ce moment, j’ai compris qu’ils m’avaient laissée pour morte dans cette maison. Je n’ai rien répondu. Ma voix n’existait plus. Elle a appelé un jeune homme qui m’a soulevé en me criant : « Si w pa ka fe efò pou w mache, w ap mouri paske se nan “VA a” mwen pral pase ak ou. Se pou degaje w pou mache dwat ». Arrivés à un carrefour, une femme lui a demandé ce que j’avais, « li pran bal » a-t-il répondu. J’étais incapable de tenir debout. J’ai demandé à m’asseoir un moment et je me suis écroulée. Il est parti en courant, me laissant allongée au milieu de la rue. Je me souviens vaguement de la pluie qui a commencé à tomber, d’avoir compris que j’étais « nan zòn waf ». Après plus rien.

Quand je suis revenue à moi, un groupe d’individus m’observait. Ils m’ont pris pour morte. Quand j’ai bougé, une femme âgée s’est écriée : « Li poko mouri non. » Elle m’a approchée pour me demander où j’habitais. Elle m’a soutenue et ramenée chez moi. J’ai été accueillie par mes cousines et Jesula, en larmes. Elles pensaient ne plus jamais me revoir. Elles avaient été battues, violées, mais elles étaient ensuite restées cachées dans la maison. Malgré une accalmie, les conflits continuaient. De temps en temps, on entendait des rafales d’armes à feu. Il n’y avait pas moyen de sortir pour nous rendre à l’hôpital. Jesula a appelé une organisation pour demander de l’aide. Une organisation qui savait aider les femmes dans la zone. Parfois, avec d’autres, elle distribuait de la nourriture, des produits de première nécessité et faisait des formations pour des femmes dans la zone. Pour demander de l’aide. Nous leur avons parlé, mais il n’y avait aucun moyen d’accéder à notre zone ou d’en sortir. Les conflits avaient momentanément cessé, mais les gangs barricadaient toutes les issues. L’organisation nous proposait de nous héberger quelque part pendant quelques jours. Mais nous étions prises au piège. Jesula et Vava m’ont donné de l’amox et de l’ampicilline. Miyòn a fait bouillir du « boujon maskreti » pour me laver le vagin. Elles ont pansé certaines de mes blessures. Mais elles étaient trop sévères. Je devais aller à l’hôpital. J’ai bu de la soupe. Ou quelque chose qui y ressemblait. Mon amie et mes cousines ont pris soin de moi. Autant que possible. Nous avons à ce moment décidé ensemble de retourner chez nous à « Chambelan », à Jérémie. Nous n’avions nulle part d’autre où aller. Nous allions rester quelque temps avec l’organisation et ensuite « ale nan peyi nou ». Miyòn n’arrêtait pas de me dire « fòk ou al fè remèd nan peyi w ». Mais j’étais trop faible, je ne pouvais même pas tenir debout et nous n’avions pas d’argent. Nous nous disions, quelques jours en plus, le temps que j’aille mieux et que la zone soit « débloquée ». Deux jours plus tard, Jesula a décidé de faire « yon sòti pou fè kòb la ». Ce jour-là, notre quartier a encore été attaqué. Cette fois, en pleine journée. Je n’ai pas été violée, car je portais encore un morceau de tissu entre les jambes et je saignais encore abondamment. Ils nous ont battus, ont commencé à agresser sexuellement Vava et Miyòn dans la maison. Ensuite, ils sont partis avec elles. « Ann ale ak chelèn yo », a-t-il-dit.

Le lendemain, je me suis réfugiée dans une autre maison. Jesula m’a rejointe. Dans notre désespoir, nous avons encore appelé l’organisation. Elle a fait des « contacts » dans différents quartiers pour savoir où mes cousines avaient été emmenées. Les membres de l’organisation nous pressaient encore de laisser définitivement la zone en nous proposant de nous héberger pendant quelque temps. Mais je ne voulais pas partir sans elles. Nous sommes restées pour attendre. En espérant leur retour.

Six jours plus tard, « Mako », un jeune homme qui nous rendait des menus services dans le quartier a découvert les corps de Vava et Miyòn, sur un tas d’immondices, « nan zòn waf » la. À moitié nus. Couverts d’immondices. Déjà en décomposition. Ils avaient assassiné mes cousines. Nous sommes allées voir les corps, mais nous n’avons pas pu les emmener. Les emmener où ? Comment ? Pour en faire quoi ? Je sais qu’un homme avec une « bourette » les a emmenés un peu plus tard. Jesula et moi avons fui le même jour.

Aujourd’hui, je suis réfugiée chez un « client » en dehors de Port-au-Prince. L’organisation m’a hébergée quelques jours. J’ai vu des médecins et tout le « tralala ». On m’a donné un téléphone et de l’argent. Ensuite, je suis partie. Je parle plusieurs fois par semaine à quelqu’un de l’organisation, quand mon « client » n’est pas là. Il paraît que cela doit m’aider. On verra. Jesula a disparu. Me reprochant de ne pas avoir fait l’effort ultime pour quitter la zone pour épargner la vie de Vava et Miyòn. Oui, j’ai tué mes cousines. J’ai tué les deux jeunes femmes qui sont restées prendre soin de moi parce que je n’étais pas assez forte pour marcher. Aurais-je pu me dépasser pour laisser Cité Soleil à temps ? Aurions-nous pu négocier avec les « mèt peyi » pour quitter la zone ? Aurais-je pu sauver Vava et Miyòn ? Jesula dit que oui. Toute ma vie, je vivrai avec ce remords.

Vous ne connaîtrez jamais les noms de mes cousines. Vous ne connaitrez jamais le mien. Vous les auriez de toute façon oubliés tellement vite. Vous ne connaitrez jamais les noms de ces milliers de femmes détruites, disparues, dans ce vaste tombeau à ciel ouvert. Vous nous aviez de toute façon, déjà enterrées vivantes, bien avant que ces hommes ne tuent nos corps, nos âmes, nos avenirs et nos espoirs. Nous sommes les morts sans nom, sans visage et sans valeur. Avions-nous même jamais vécues ? Aujourd’hui, je suis seule au monde. Jusqu’au jour où, moi aussi, je disparaitrai. Dans votre silence et votre mépris.

Photo de couverture (pour illustration) : Un jeune garçon recruté par un groupe armé / UNICEF.

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