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Solino livré aux gangs ? Témoignage poignant du militant Jelin Esaï Jules.

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Contacté par AyiboPost, le trentenaire ayant activement pris part à la résistance contre les bandes armées affirme que «tout un système» s’est organisé pour livrer Solino aux bandits

Militant politique aujourd’hui réfugié dans le New Jersey, aux États-Unis, Jelin Esaï Jules accuse les autorités haïtiennes d’avoir abandonné le quartier de Solino, qui est finalement tombé aux mains des gangs en novembre 2024.

Contacté par AyiboPost, le trentenaire ayant activement pris part à la résistance contre les bandes armées affirme que «tout un système» s’est organisé pour livrer Solino aux bandits. 

Les attaques des gangs contre le bidonville se sont intensifiées le 17 octobre.

La présence de la police et des agents de la force multinationale n’a pas empêché les gangs de s’organiser pour attaquer le quartier populaire situé entre les communes de Port-au-Prince et Delmas.

«Les 14 et 16 octobre, plusieurs pick-ups débarquant des individus dans des zones aux alentours de Solino ont été remarqués par les résidents », raconte Jules à AyiboPost.

L’inquiétude des habitants était à son comble. 

Le 17 octobre 2024, jour de l’attaque qui va entraîner l’invasion du bidonville par les gangs, Jules raconte que des journalistes travaillant pour de grandes chaînes internationales accompagnaient les bandits et filmaient leurs exactions. 

« Ils savaient », dit-il, en référence à ces professionnels étrangers. « Ils sont restés pendant plusieurs jours », ajoute t-il.

Pour avoir pu être présents en ces moments, Jelin Esaï Jules estime que ces travailleurs de la presse devaient forcément être au courant de ce qui allait se passer et avoir une entière garantie de la part de ces criminels qu’il ne leur arriverait rien.

Jules raconte que des journalistes travaillant pour de grandes chaînes internationales accompagnaient les bandits et filmaient leurs exactions. 

Les accusations de collusion entre des gangs et la presse internationale sont très répandues. 

Depuis environ trois ans, des journalistes étrangers viennent régulièrement en Haïti pour rencontrer des chefs de gangs. 

En septembre 2024, le chef de gang Jimmy Cherizier, surnommé Barbecue, a lui-même publié une vidéo sur les médias sociaux montrant des cadeaux, dont des cagoules, qui lui ont été offerts par deux journalistes du média Reuters.

Dans un article publié par AyiboPost en septembre 2024 portant sur ces faits, le directeur exécutif du Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), Pierre Espérance, a souligné que ce genre de présents peuvent traduire une forme de validation des agissements des bandits.

Lire aussi : Controverse sur les cadeaux des journalistes de Reuters à Barbecue

En novembre 2019, le gang dirigé par Barbecue envahit le quartier de Bel-Air ainsi que la ruelle Maillart. 

Lui et ses hommes ont assassiné au moins 24 personnes, selon un rapport du RNDDH publié en décembre de la même année.

Ils en ont blessé cinq puis ont mis le feu à une trentaine de maisons.

Pour fuir cette vague de violences inouïes qui duraient déjà plusieurs mois, des centaines de familles ont pris refuge sur le terrain du Celtic Park de Solino, communément appelé Teren Pè

De par son implication dans diverses organisations au sein de la communauté, Jelin Esaï Jules s’est retrouvé en charge du centre. 

Mais l’homme affirme qu’il a été très vite devenu la cible des groupes armés.

« Ils menaçaient de me tuer, parce que pour eux, j’étais celui qui osait loger les gens qu’ils avaient poussés à fuir leurs demeures », explique le trentenaire à AyiboPost. 

Jules était membre d’une structure baptisée « Koulwa imanitè » qui servait à mieux coordonner les interventions des Organisations non gouvernementales à Solino. 

Il intervenait souvent dans les médias, prenait part aux discussions autour du quartier et organisait les mobilisations pour alerter l’opinion publique sur le danger qui y planait. 

En clair, précise t-il,  son travail était « d’ordre communicationnel ».

Selon lui, ses prises de position lui ont valu une reconnaissance qui a fini par faire de lui une cible pour les bandits.

Malgré cela, lorsque les gangs sont passés à l’acte et ont attaqué Solino début 2023, l’activiste politique s’est davantage engagé dans la lutte. 

Le jour même des premiers assauts, soit le 2 mars 2023, il affirme avoir pris la parole dans différentes stations de radio de la capitale. 

Ses prises de position lui ont valu une reconnaissance qui a fini par faire de lui une cible pour les bandits

De plus, Jelin Esaï Jules dit aussi avoir entrepris des démarches « pour permettre aux membres des brigades de nuit d’avoir de quoi manger et de l’énergie lorsqu’ils étaient de garde ». 

Sauf que, poursuit-il, mis à part les efforts de la population conjugués à ceux de quelques policiers, dont la plupart habitaient le quartier, aucune réelle opération policière n’a jamais été menée. 

À la place, les gangs ont multiplié leurs attaques.

« De mars à décembre 2023, Solino en a subi sept grandes », informe Jelin Esaï Jules à AyiboPost. 

Son père est tué pendant l’une d’entre elles.

Le 6 septembre 2023, les hommes de Kempes Sanon, chef de gang de Bel-Air, attaquent Solino. 

Ils tuent des gens, mettent le feu aux maisons et utilisent du gaz lacrymogène.

Craignant pour la vie de son père septuagénaire, Jules le met à l’arrière d’une moto pour le faire évacuer. 

De mars à décembre 2023, Solino en a subi sept grandes

Parvenu au carrefour de l’aéroport, également plongé dans la panique en raison de l’offensive, une voiture percute la moto.

Le vieil homme est transporté d’urgence à l’hôpital, mais succombe à ses blessures le lendemain 7 septembre.

Quoique mort d’un accident, Jules considère son père comme une victime « indirecte » des bandits. 

Au même titre que son oncle d’ailleurs. 

Car le 6 décembre 2024, le frère de son père meurt à la suite d’une exaction des gangs perpétrée dans son quartier à Delmas 19. 

L’homme était diabétique. 

Son neveu, Jules, attribue sa mort à la fragilité de sa santé, incapable de supporter la tension des attaques. 

Le malheur de Jelin Esaï Jules ne s’arrête pas là, puisque les gangs ont fini par s’accaparer de Solino en novembre 2024. 

Un policier du nom de Jeff Petit-Dieu, qui participait à la résistance dans le quartier, est assassiné le 12 novembre.

Solino

Graffiti symbolique portant l’inscription « Solino City  » sur un mur du quartier de Solino. |©Toulimen

Après vingt mois de résistance, Solino tombe totalement sous la coupe de la coalition criminelle Viv ansanm.

D’autres quartiers comme Tabarre, Delmas et Nazon ont été attaqués, poussant plus de 5000 personnes à fuir leurs maisons.

Limitrophe à Solino, le quartier de Poste Marchand a aussi subi les assauts dévastateurs des gangs le 15 décembre 2024. 

Depuis le mois de janvier 2024, les attaques se sont faites plus violentes à Solino, souligne Jules.

« Leur fréquence, mais aussi le nombre de bandits déployés se sont multipliés », informe t-il à AyiboPost. 

Avant, Solino était ciblé uniquement du côté de Port-au-Prince. 

Mais depuis l’alliance de Kempes Sanon avec Barbecue, c’est toute la fédération de gangs Viv ansanm qui s’est liguée contre le quartier. 

«Le bidonville était prisé pour son emplacement», explique Jules.

Donnant accès aux quartiers de Nazon et  Bourdon, Solino permettrait aux gangs de contrôler le centre-ville de Port-au-Prince ainsi que toute l’autoroute de Delmas. 

D’après le militant politique, le chef de gang Kempes Sanon s’est montré intéressé à Solino parce que ce quartier lui a permis de  transporter plus facilement dans son fief à Bel-Air les personnes qu’il kidnappe.

Mais, le chef de gang tombe sur la résistance de résidents du quartier.

«Ces derniers ont refusé de laisser leur quartier devenir un point de transit pour le kidnapping. D’où la première attaque de mars 2023, menée par les gangs pour réprimer cette résistance», explique Jules. 

Pour lui, la coalition de gangs Viv ansanm s’est alliée avec Kempes en 2024, «parce qu’elle sait qu’avec Solino, elle a la possibilité de s’étendre sur le centre-ville de Port-au-Prince». 

Néanmoins, explique Jelin Esaï Jules, « Barbecue s’intéresse davantage à l’autoroute de Delmas. En particulier aux entreprises. Le chef du groupement baptisé G9 veut avoir la mainmise sur l’ensemble des entreprises qui s’y trouvent ».

Ensemble, poursuit Jules à AyiboPost, Kempes et Barbecue ont donc frappé fort Solino.

La coalition de gangs Viv ansanm s’est alliée avec Kempes en 2024, «parce qu’elle sait qu’avec Solino, elle a la possibilité de s’étendre sur le centre-ville de Port-au-Prince

«Le 17 octobre a été la plus meurtrière de toutes les offensives lancées. Les malfrats ont tué et ont enlevé beaucoup de personnes, dont des jeunes hommes et des jeunes femmes», se désole t-il. 

Le 26 octobre, les bandits ont fini par identifier la maison du militant et l’ont brûlée.

Mais sa famille qui y vivait a eu le temps de fuir. 

Au moment du drame, Jelin Esaï Jules était déjà aux États-Unis. Il dit avoir longtemps résisté à l’idée de partir, mais ajoute par ailleurs que son engagement au sein de sa communauté et dans d’autres mouvements nationaux ont «intensifié les menaces à son encontre». 

Sa famille commençait à lui mettre la pression, craignant que les menaces des gangs se concrétisent.

Jules a déjà été victime en 2019.

Cette année-là, il participait à une manifestation contre le pouvoir du défunt président Jovenel Moïse.  

Arrivé à Pétion-ville, il est criblé de balles en caoutchouc. 

Septembre 2019

Le militant Jelin Esaï Jules blessé par des balles en caoutchouc lors d’une manifestation à Pétion-Ville en 2019. |©Inconnu

Cet épisode marquant de 2019 n’a été que le début d’une série de désillusions pour Jules, qui évoque également des frustrations politiques plus récentes ayant contribué à sa décision de partir.

Jules considère la formation du Conseil Présidentiel de Transition ( CPT ) et la « dénaturation de plusieurs structures populaires », dont Nou pap dòmi, comme d’autres sources de frustrations l’ayant poussé à partir. 

Selon lui, Nou pap dòmi et bien d’autres structures ont fini par suivre la même logique que n’importe quel autre parti politique.

Cela, à son avis, parce qu’ils ont « accepté de rejoindre des accords qui ont aggravé la crise actuelle, notamment en approuvant la mise en place d’un CPT favorable à l’occupation du pays par une force étrangère». 

« Or, poursuit-il, de 2018 à 2023, les mobilisations populaires n’étaient pas juste une affaire de démission du défunt président Jovenel Moïse. Elles exigeaient un chambardement du système actuel et une rupture avec l’ingérence internationale ». 

Le 22 août 2024, Jelin Esaï Jules prend l’avion en direction des États-Unis. 

Une fois sur le sol américain, informe-t-il,  deux agents de l’immigration l’interceptent, lui et six autres hommes. 

Mais il explique que ses dreadlocks, piercings et tatouages attirent l’attention des forces de l’ordre américaines qui décident de renvoyer tous les autres avant lui. 

«Les agents saisissent mon téléphone. Ils le fouillent et tombent sur des images de moi dans des manifestations en Haïti. Ils me voient en train de parler à des journalistes ou encore avec le corps criblé de balles», explique t-il à AyiboPost. 

Le militant Jelin Esaï Jules accompagné d’autres militants lors d’une manifestation à Port-au-Prince. |©Toulimen

Jelin Esaï Jules s’exprimant devant des journalistes lors d’une manifestation à Solino. |© imaj inanm

Mais ce sont surtout des photos de lui à Cuba qui les intéressent.

En 2022, Jules a été au pays de Fidel Castro.

Il s’est fait tatouer le slogan « Hasta la victoria siempre » sur son bras, un slogan révolutionnaire célèbre popularisé par Che Guevara, dont le portrait orne également son dos. 

Sur son pied, il choisit celui d’Hugo Chávez, l’ancien président vénézuélien connu pour son discours enflammé contre l’impérialisme.

Intrigués par ces symboles, les agents voulaient donc savoir qui il était, ainsi que le motif de son voyage.

Ces derniers ont donc entrepris de l’interroger.

« L’interrogatoire a duré plus de deux heures », souligne Jules qui confie avoir été très marqué par cette première prise de contact avec le pays de l’oncle Sam. 

Une fois relâché, il rejoint sa famille d’accueil à New-Jersey.

Le militant Jelin Esaï Jules à New-Jersey en août 2024  |©Jelin Esaï Jules

Mais quatre mois après, Jules dit estimer ne pas être à sa place. Il soutient que les États-Unis sont impliqués dans le malheur d’Haïti. 

Par conséquent, le militant politique juge qu’il lui sera toujours impossible de s’intégrer dans ce pays. 

Se considérant comme une personne forcée de prendre un moment de recul, Jules prévoit de retourner en Haïti d’ici 2025.

Il reconnaît que les menaces sont réelles et que la mort est une possibilité. 

Mais le militant considère son engagement politique comme un choix de vie. « Je sais dans quoi je me suis engagé, tranche t-il. Je ne trahirai pas mes principes ». 

Par Rebecca Bruny

Image de couverture : Le militant Jelin Esaï Jules lors d’une manifestation à Port-au-Prince en 2020 |©Toulimen

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Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

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