Légalement, l’État haïtien peut exproprier n’importe quel citoyen afin d’assurer ses missions de service public. Et celui-ci ne peut s’y opposer en aucune manière. Explications
La décision de l’administration en place de déclarer d’utilité publique un terrain situé à l’avenue du Chili à Port-au-Prince a ravivé le débat sur l’expropriation légale en Haïti. La propriété qui appartenait aux héritiers du musicien Issa El Saieh doit désormais, malgré l’opposition de cette famille, accueillir la nouvelle bâtisse du Lycée Jean Jacques Dessalines détruit par le séisme dévastateur de 2010.
Il s’agit de l’exemple le plus récent des cas d’expropriation contentieuse qui régulièrement reviennent dans l’actualité. Ces opérations, menées par les autorités, obligent une personne physique ou morale de céder ses titres de propriété (immeuble, terrain…) pour cause d’utilité publique, moyennant le paiement d’une juste et préalable indemnité.
Comme décrit dans la Constitution de 1987, les causes d’utilité publique peuvent être nombreuses. Entre autres, l’on trouve : la construction de logements sociaux, l’installation de centre d’éducation générale ou sportive, ou la création de voies publiques.
L’administration Réné Préval et de Jean-Max Bellerive a pris une décision similaire en septembre 2010 quand elle a déclaré « d’utilité publique » les propriétés présentes sur le boulevard Harry Truman, la rue Joseph Janvier, la rue du Magasin de l’État, la rue Saint-Honoré, la rue du Champ-de-Mars, la rue d’Ennery et la rue de l’Enterrement. Tous ces terrains expropriés devaient servir à la construction d’édifices publics, également détruits par le séisme de 2010.
Une décision irrévocable
Selon l’avocat Jacquenet Oxilus, on ne peut pas faire grand-chose contre l’expropriation après l’émission de l’arrêté. D’après la loi de 1979 qui régit la matière, personne ne peut refuser de céder sa propriété, la revendiquer, ou la vendre par suite de l’annonce de la décision par l’État. Parce qu’un immeuble déclaré d’utilité publique faisant l’objet d’une réquisition d’expropriation est affranchi de tout droit quelconque, une personne ou une institution ne peut pas prétendre exercer ou avoir dessus un droit de propriété.
L’idée de « cause d’utilité » publique découle d’un principe en droit administratif qui dit que l’intérêt général l’emporte sur l’intérêt particulier, élabore Me Oxilus. Et à cause de cela, l’individu est obligé de se plier. On ne peut attaquer en justice le projet causant l’expropriation, et on ne peut pas empêcher l’exécution du projet en tant que propriétaire ou locataire, sauf s’il est faux.
De ce fait, l’État haïtien peut exproprier n’importe quelle personne, n’importe quel espace et à n’importe quel moment, précise l’avocat Frantz Jean Louis. La seule façon de s’y opposer consiste à prouver que la procédure d’expropriation n’a pas été respectée à la lettre. Par exemple, si l’arrêté n’a pas été publié préalablement ou s’il n’y a pas eu d’évaluation du terrain par un expert.
Le propriétaire peut aussi négocier le montant de l’indemnité, rajoute Me Louis, parce que le recours administratif est la voie mise à la disposition de tout justiciable lorsqu’il n’est pas d’accord avec une décision venant de l’État qui doit être garant de cette liberté. Et là, « la personne se tournera vers les tribunaux de droit commun, ou vers la Cour supérieure des Comptes et du Contentieux administratifs (CSCCA), dépendamment de la gravité de la question ».
Une procédure en deux phases
La procédure d’expropriation est longue, compliquée et fastidieuse. Si elle peut mettre en branle plusieurs structures de l’État, d’après Me Jacquenet Oxilus, la Direction générale des Impôts (DGI) est l’une des institutions les plus impliquées dans ce genre de procédure.
L’article 5 de la loi du 5 septembre 1979 traitant du domaine foncier de l’État, explique que la procédure d’expropriation s’opère en deux phases. La première, de caractère purement administratif, a lieu par voie amiable. Et en cas d’échec, la seconde est contentieuse. Dans ce deuxième cas de figure, ce texte de loi somme l’Administration publique de continuer ses diligences. Dans une démarche d’expropriation l’État représente la collectivité publique. Il comprend les collectivités territoriales comme la mairie, les administrations publiques, les organismes autonomes ou les entreprises publiques autonomes.
Pour entamer le processus, la première chose à faire est l’arrêté déclarant l’endroit où s’exécutera le projet d’utilité publique, par l’État. Sur ce point Me Gaddy Limage, explique que les gens prennent souvent peur face à l’arrêté et abandonnent volontairement leur propriété. C’est une chose à ne pas faire, parce que l’État trouvera l’espace totalement vacant, sans aucune personne pour le réclamer.
Après la publication de l’arrêté…
Après la publication de l’arrêté, il doit avoir une évaluation de manière experte, continue d’exposer Me Gaddy Limage. Et le propriétaire de même que l’État peuvent chacun de leur côté user des services d’un cabinet d’expertise en la matière pour fixer le montant de l’indemnité.
Pour ce faire, la loi prévoit la mise sur pied d’un comité permanent d’acquisition composé du Secrétaire d’État des (TPTC) ou son délégué, le directeur du Service de construction et de supervision du MTPTC, deux ingénieurs du MTPTC, le commissaire du Gouvernement dans la localité ou son substitut, le président de la commission communale ou un membre de son conseil et un avocat consultant.
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Puis, les propriétaires et occupants parcellaires ou non, doivent déposer leurs titres de propriété, pièces, plans et procès-verbaux d’arpentage de leurs immeubles, dans les quinze jours après la publication de l’arrêté d’expropriation, au service foncier de la DGI. Ceci se fait pour la vérification de la superficie de l’espace, mais aussi pour savoir s’ils sont vraiment les propriétaires, s’ils ont payé leurs impôts, s’ils sont hypothéqués, si l’immeuble est une copropriété, celui d’un mineur ou d’une personne frappée d’incapacité, ou si la propriété est sujette à un litige familial.
Et même si la personne expropriée refuse, par exemple, d’aller déposer son dossier à la DGI, le comité permanent d’acquisition procédera à l’exécution des formalités prévues pour l’expropriation, tant en sa présence qu’en son absence selon la loi de 1979. Il existe cependant un délai de trente jours accordés aux propriétaires et personnes concernées vivant en Haïti et de soixante jours pour ceux qui vivent à l’étranger.
De la salle des audiences
Dans les trois jours de la réception des dossiers par la DGI, le Secrétaire d’État des TPTC, fera convoquer les propriétaires de même que les occupants des lieux. Si un accord est trouvé le Secrétaire d’État des Finances sera notifié dans les quarante-huit heures et le montant de l’indemnité doit être acquitté dans un délai de quarante-cinq jours.
Cependant, en cas d’échec de la conciliation, il y a le renvoi des parties devant le Jury d’expropriation explique Me Jacquenet Oxilus. Ce jury est composé de près de huit membres, dont : le Doyen du Tribunal de Première Instance où se situe l’immeuble et de son Greffier, le Commissaire du Gouvernement, le greffier du tribunal civil de la juridiction, le Maire ou un représentant de la mairie et trois ingénieurs du MTPTC.
Ce jury réalisera un travail spécial d’évaluation et de fixation de l’indemnité. Et si malgré tout, il n’y a pas d’entente, Me Jacquenet Oxilus fait savoir que les propriétaires peuvent se présenter par-devant un tribunal d’expropriation spéciale. Après cela, il n’y a plus de recours possible, l’indemnité sera déposée à la DGI pour eux.
Les impacts de l’expropriation sur les familles
Ces procédures d’expropriations peuvent impacter sérieusement la vie des familles concernées. Parfois, elles perdent un immeuble. Lorsqu’elle sont mal gérées, elles ont des effets négatifs sur toute une communauté, comme c’était le cas pour les expropriations réalisées afin d’implémenter le projet audacieux d’Ile-à-Vache lancé depuis 2013. Ces familles paysannes ne peuvent plus cultiver leurs terres afin de subvenir à leurs besoins, car ils en sont dépossédés. Sans compter la sécheresse qui les guette et la mer qui ne les nourrit plus.
Dans le cas de l’expropriation des immeubles du Centre-ville par exemple, l’État a été accusé d’expropriation arbitraire. Des avocats de l’Union des Avocats d’Haïti (UNAH) ont évoqué des cas de violations des libertés individuelles garanties par la Déclaration universelle des droits de l’homme, notamment.
Sur le mode de fixation de l’indemnité
Ensuite, il y a l’épineuse question de l’indemnité. La fluctuation du taux de change rend les calculs compliqués. Ceci devient un vrai dilemme, car la somme d’argent reçu pour la construction d’un bâtiment en 1993 ne sera pas suffisante aujourd’hui en 2020, pour réaliser ce même travail explique, Me Gaddy Limage. À cet égard, l’avocat déclare préférer faire savoir à ses clients qu’ils pourront se reloger décemment après avoir été expropriés.
« Si ma maison coûtait 50 000 dollars américains, et que l’État choisit de m’exproprier, il doit avoir une étude de l’espace faite par des experts qui chercheront à évaluer les coûts de réparation, et autres, avance de son côté Me Oxilus. Parce que la juste indemnité veut dire que je vais recevoir un montant qui correspond au bien que je viens de perdre. Mais aussi, qui me donne les possibilités matérielles afin d’avoir un autre de la même qualité, à un autre endroit, puisque j’ai été exproprié. »
En tout, trois critères sont retenus dans la loi 1979 pour le versement de l’indemnité. Premièrement, il faut prendre en considération que la valeur du bien a augmentée depuis son acquisition par le propriétaire jusqu’au moment de son expropriation en tenant compte de tous les investissements consentis pour sa conservation, son amélioration, son agrandissement, son aménagement, et autres.
Deuxièmement, il faut prendre en compte le prix originaire de la propriété déclaré au notaire ou relevé dans l’acte sous signature privé d’acquisition. Troisièmement, et pour finir, il faut également tenir compte que la valeur du bien a aussi augmenté à cause de son environnement. En raison des travaux d’infrastructure effectués dans la zone par l’État et les services publics d’entretien.
La loi 1979 fixe aussi des pourcentages d’indemnité à payer à l’État pour les petites et les grandes propriétés lui appartenant, et qui ont été occupés illégalement durant plusieurs années. Il y est écrit : « Le jury pour la fixation du montant de l’indemnité à payer à l’exproprié décidera qu’une valeur de 15 % à 25 % pour les petites propriétés, de 30 % à 45 % pour les grandes surfaces soit retenue au profit de l’État par prélèvement compensatoire. »
Les dérives liées à l’expropriation pour cause d’utilité publique
La question du dédommagement des personnes expropriées n’est pas chose aisée non plus. Et c’est assez courant que les propriétaires ne reçoivent pas leur indemnité à temps, en partie ou pas du tout. D’ailleurs dans le cas des immeubles au Centre-ville, ce n’est qu’après le lancement du processus de démolition qu’un bureau de doléances a été mis sur pied pour répondre aux multiples interrogations des propriétaires.
Pourtant, comme selon les critères prévus par la loi 1979, c’est une « indemnité juste et préalable » qui doit être offerte aux différents concernés pour leur expropriation. Et l’article 13 du Code des Investissements, précise explicitement que : « […] l’État ne peut ni démolir, ni prendre possession du bien avant le paiement effectif de l’indemnité. » Dans ce cas avance Me Gaddy Limage : « On n’est pas obligé de quitter l’espace, il faut que les propriétaires exigent le paiement de leur dédommagement. Parce que tant que vous n’avez pas encore reçu votre indemnité en totalité, vous êtes toujours en possession de votre propriété. »
Si le projet initial est abandonné, l’expropriation est annulée et l’immeuble ne pouvant être l’objet d’aucune autre spéculation, doit être restitué à son propriétaire originaire
Et à ce niveau, la question du sort de ces propriétés laissées à l’abandon au Centre-Ville se pose. Qu’est-ce que l’État haïtien pense en faire ? Même si le plan d’aménagement du gouvernement lancé depuis 2012 est toujours de mise, combien de temps cela va-t-il encore durer ? Les habitants de l’Île-à-Vache seront-ils rétablis dans leur droit, puisque la grande majorité des travaux liés à ce projet n’a jamais été mise en branle par l’État ?
Il ne s’agit pas d’une demande infondée. Selon la constitution de 1987 amendée, « […] Si le projet initial est abandonné, l’expropriation est annulée et l’immeuble ne pouvant être l’objet d’aucune autre spéculation, doit être restitué à son propriétaire originaire, sans aucun remboursement pour le petit propriétaire. La mesure d’expropriation est effective à partir de la mise en œuvre du projet. »
Des cas d’abus
Par ailleurs, l’État central n’est pas la seule entité apte à déclarer une propriété d’utilité publique. Un décret sorti en 2006 précise que l’administration municipale est compétente pour déclarer une propriété d’utilité publique afin de permettre à l’État de mieux desservir la population. Cette disposition est cependant régulièrement utilisée de façon arbitraire par des responsables de mairies selon Me Oxilus.
Malheureusement, la procédure relative à l’expropriation par les maires n’est pas précisée par ledit décret révèle Me Claudie Marsan, dans son article titré « L’importance de l’expropriation pour cause d’utilité publique dans le cadre des marchés publics ». « C’est là une faille qui expose les particuliers à d’éventuels abus des conseils municipaux », dénonce l’avocat.
De ce fait, l’on comprend le sens du conseil de Me Oxilus aux propriétaires quand ils sont au courant d’une annonce disant qu’ils seront expropriés pour un projet d’utilité publique. Selon le professionnel du droit, ils doivent chercher l’aide d’un avocat en premier lieu parce que des personnes malintentionnées peuvent prétendre être porteuses d’un projet pour accaparer une maison ou un terrain qu’ils convoitent.
Hervia Dorsinville
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