SOCIÉTÉ

Sandra René payait son assurance chaque mois. Elle est morte faute de soins.

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En Haïti, des employeurs prélèvent régulièrement un montant du salaire de leurs employés pour « assurance santé » sans nécessairement reverser cet argent aux compagnies d’assurance

Le vendredi 31 juillet 2020, les funérailles de Sandra René se sont transformées en manifestation d’ouvriers à Carrefour. Cette jeune dame travaille depuis dix ans à Palm Apparel S.A., une « factorie » qui produit des t-shirts pour la marque américaine Gildan ou des balles de baseball.

Dans cette entreprise, Sandra s’est vu prélever, sur chaque quinzaine de travail, une cotisation destinée à l’Office d’Assurance Accidents du Travail, Maladie et Maternité (OFATMA) dont elle détient une carte d’assurée.

Sentant un malaise après six mois de grossesse, Sandra se rend au Centre Hospitalier de Carrefour pour recevoir les soins que nécessite son cas, selon Dominique St-Eloi du Central national des Ouvriers haïtiens (CNOHA). Arrivée à l’hôpital, la dame apprend que sa carte OFATMA n’est pas à jour.

Sandra se rend alors à son travail pour demander un prêt. Sa requête est refusée. La dame devait trouver 70 000 gourdes pour se faire soigner. Elle avait versé 30 000 gourdes au Centre Hospitalier de Carrefour. Cet argent lui a été retourné, parce qu’elle n’a pu trouver le reste du montant. Dans son périple, elle décède quelques jours plus tard, faute de soins.

« Le décès de Sandra René prouve l’escroquerie de certains patrons qui prélèvent les cotisations, sans pourtant les verser à la compagnie d’assurance, malgré les exigences de la loi », déclare Dominique St-Eloi du Central national des Ouvriers haïtiens (CNOHA).

Le Centre Hospitalier de Carrefour. Photo: Haiti Liberté

Des dettes importantes

Dans une correspondance adressée à Palm Apparel, le 23 juin 2020, l’OFATMA dévoile que cette entreprise a une dette de plus de 10 millions de gourdes, alors même qu’elle prélève une somme fixe pour l’assurance sur le salaire de ses employés chaque quinze jours.

Ayibopost a tenté, sans succès, d’entrer en contact avec Palm Apparel. Le directeur de l’OFATMA indique que les responsables de cette entreprise ont mis en cause les évènements politiques du « Peyi Lock » et la pandémie du Coronavirus pour expliquer leur retard.

Des excuses qui ne tiennent pas nécessairement puisque dans la sommation envoyée par l’OFATMA à Palm Apparel, il est mentionné que les dettes remontent à octobre 2017. Le premier épisode de « Peyi lock » n’a débuté qu’en juillet 2018.

Lire aussi: Des hôpitaux au bord de la faillite à cause de la dette de l’OFATMA

Le Centre Hospitalier de Carrefour offre une version différente de celle rapportée par la famille de Sandra René et les ouvriers pour expliquer la tragédie. Selon les dires du directeur général de l’institution, Jean Joseph Registre, Sandra René fréquente cet hôpital depuis le mois de janvier 2020, en tout début de sa grossesse et la dame aurait toujours reçu des soins comme assurée de l’OFATMA.

Le 28 juin, ressentant des malaises, Sandra s’est fait hospitaliser au Centre Hospitalier de Carrefour. Vu l’évolution de son cas, l’institution propose une césarienne à la famille de Sandra le 2 juillet. La famille aurait préféré solliciter un exeat, en lieu et place de l’intervention.

L’avocat des ouvriers, Evel Fanfan, conteste ces explications. Ayibopost n’a pas pu entrer en contact avec la famille de la victime.

Le directeur du Centre Hospitalier garantit qu’il n’a jamais intimé l’ordre de négliger les ouvriers de l’entreprise Palm Apparel qui se présentent au centre hospitalier de Carrefour. Il admet, cependant que le paiement des soins hospitaliers prodigués aux ouvriers de Palm Apparel est souvent l’objet de ses complaintes auprès de l’OFATMA.

Un autre ouvrier mort

Il ne s’agit pas de la première fois qu’un employé meurt dans ces circonstances en Haïti. Le lundi 3 aout dernier, Lunel Pierre a connu le même sort. Souffrant d’une hyperglycémie, l’employé de Sewing S.A. a été frappé d’un malaise et s’est rendu à l’hôpital de l’OFATMA à Cité militaire pour recevoir des soins de dialyse puisqu’il en est un assuré, selon Evel Fanfan.

Arrivé au centre hospitalier, l’OFATMA lui apprend que son assurance n’est pas payée et qu’il n’est pas éligible pour recevoir les soins nécessaires à sa survie. Alors qu’il se rendait à l’Hôpital de l’Université d’État d’Haïti, Lunel Pierre meurt quelques heures plus tard sans avoir reçu de soins.

Une lettre de l’OFATMA adressée à Sewing International le 23 juin 2020 mentionne une dette de 18 millions de gourdes, sur une période de 3 ans. D’après le syndicaliste Dominique St-Eloi, « le patron n’avait pas payé l’assurance des ouvriers, même s’il continuait à prélever cette somme sur le salaire de ces derniers ».

Palm Apparel et Sewing International, SA (SISA) emploient 1 900 personnes. Ces usines sont dirigées par Alain Villard.

Selon la loi du 28 aout 1967, la cotisation à l’assurance de l’OFATMA, dans un secteur d’activités comme les industries compte pour 6 % du salaire de l’ouvrier. Cependant, l’ouvrier ne versera que 3 %. Le reste incombe au patron.

Une fois collectées selon le rythme de paiement de l’entreprise, ces cotisations doivent être versées à l’OFATMA, à la fin de chaque mois, s’il s’agit du régime de la maternité et de la maladie ou, au début de chaque année fiscale, en cas du régime d’accident du travail, aux dires du directeur général de l’institution Agabus Joseph.

Des entreprises récalcitrantes

En réalité, les ouvriers ne sont pas des assurés de l’OFAMA à titre individuel, mais à titre collectif, selon un haut cadre de l’OFATMA qui demande l’anonymat. « Ce sont les entreprises qui sont assurées et en conséquence, quand l’entreprise ne paie pas, son assurance est affectée et par ricochet, celle de ses ouvriers aussi. »

L’usine Palm Apparel où travaillait Sandra René a déjà été sommée de payer l’OFATMA, selon Agabus Joseph. « On était sur le point d’arriver à la phase ultime, c’est-à-dire bloquer les comptes bancaires de l’entreprise », indique le directeur de l’OFATMA qui souligne que cette voie est abandonnée puisque les responsables de Palm Apparel ont contacté l’OFATMA dans le but de « trouver un modus operandi ». Selon Joseph, cette entente se portera sur un calendrier de paiement et non sur un allègement de la dette.

Entre temps, les ouvriers et parents de victimes comptent saisir la justice dans l’affaire Sandra René et Lunel Pierre. Evel Fanfan annonce qu’il va assigner le Centre Hospitalier de Carrefour, pour « non-assistance à personne en danger ».

Selon l’avocat, l’OFATMA doit être mis en cause pour « négligence et irresponsabilité ». Sewing S.A. et Palm Apparel seront collectivement assignés pour « abus de confiance, détournement de fonds et appropriation illicite de biens d’autrui ».

Un fonctionnement anormal

Toute une chaine de dysfonctionnements peut expliquer la relation chaotique entre l’OFATMA et les hôpitaux.

Quand un malade se présente à un hôpital avec une carte d’assurance de l’OFATMA, l’institution hospitalière prend contact avec l’équipe de Agabus Joseph pour vérifier la validité de l’assurance du patient.

Le directeur général de l’OFATMA confirme cette procédure. Il affirme que l’assurance ne tient pas compte des dettes des entreprises et autorise souvent les hôpitaux à donner des soins de santé « à crédit » aux assurés.

Plusieurs entreprises saisissent cette opportunité pour cumuler des dettes sur plusieurs années, bien que la loi prévoie des pénalités pour les retards. Résultat de cette stratégie ? Plusieurs millions de gourdes de cotisations non payées des patrons envers l’OFATMA. Ce cycle de dettes continue jusqu’aux hôpitaux.

Le docteur Registre du Centre Hospitalier de Carrefour, dévoile que l’OFATMA lui doit « une somme assez valable », se comptant en millions de gourdes et s’étendant sur plusieurs mois.

Malgré l’urgence de la situation, le directeur de l’OFATMA, Agabus Joseph, veut faire dans la concession. « On devrait geler les comptes bancaires des entreprises fautives, mais en conséquence, des centaines d’ouvriers tomberont dans le chômage », dit-il.

Lire enfin: Le calvaire du policier haïtien pour obtenir des soins hospitaliers

Des dizaines d’entreprises dans la sous-traitance en Haïti bénéficient de la loi HOPE. Cette loi permet aux produits confectionnés en Haïti de rentrer sur le marché américain sans frais de douanes. Selon ses clauses, les structures bénéficiant des privilèges douaniers dans le cadre de l’exportation de leurs produits vers les États-Unis doivent « payer leur cotisation sociale pour les ouvriers », rappelle Agabus Joseph.

Malgré le risque de perdre les avantages douaniers, certains de ces entreprises « font du marronnage » pour bafouer ce principe. La présence sur le terrain de « Better Work », un organisme international créé pour lutter contre ces dérives, ne semble avoir aucun impact sur ce problème.

Samuel Celiné

Poète dans l'âme, journaliste par amour et travailleur social par besoin, Samuel Celiné s'intéresse aux enquêtes journalistiques.

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