SOCIÉTÉ

Refuge supposé des «kamoken» sous Duvalier, les dattiers aujourd’hui en voie de disparition

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Aux Gonaïves, une avenue est consacrée aux dattiers, tellement l’arbre peuplait la zone. Aujourd’hui, l’arbre majestueux n’existe presque plus dans la cité de l’indépendance

Kendjina Mentor habite l’avenue des dattes aux Gonaïves. En période de vacance scolaire, comme celle imposée par la pandémie du coronavirus, la jeune femme de vingt ans passe la majeure partie de sa journée à aider sa sœur à vendre des fruits sur cette avenue.

Pourtant, malgré sa présence continue en ces lieux, Mentor ne peut dire grand-chose sur les palmiers dattiers, originaires de l’Arabie, qui autrefois ornaient cette avenue de 2,5 km dans la Cité de l’Indépendance.

Contrairement à Mentor, Myraldine qui travaille dans un restaurant de la ville confie avoir remarqué jadis quelques-uns de ces arbres. Pour la jeune femme, leur déclin a été accéléré après l’inondation provoquée par le cyclone Jeanne, en 2004.

Avenue des Dattes, Gonaïves

L’avenue des dattes n’est aujourd’hui qu’un nom, puisque les imposants dattiers ont presque tous disparu. Pour l’heure, le Ministère de l’Agriculture n’a pas assez dans son budget d’investissement pour redonner vie à cette espèce ornemental et fruitier, qui, pourtant, selon l’agronome Etienne Staillev, est en voie de disparition à travers le pays.

« L’abattage des palmiers dattiers a commencé vers les années 1963, lorsque le dictateur François Duvalier a ordonné d’abattre les dattiers qui pullulaient sur l’Avenue des Dattes », selon le secrétaire général de la mairie des Gonaïves, Kesler Pierre-Charles. Avant d’occuper ce poste, Pierre-Charles travaillait comme professeur de Sciences sociales pendant 39 ans.

Aux dires de Kesler Pierre-Charles, la décision du dictateur faisait suite à l’attaque dont a été victime Ferdinand Rafael, un proche du régime qui avait reçu un projectile à la bouche sur l’avenue même. C’est cet évènement, selon le sexagénaire, qui a motivé le président à vie à prendre une telle mesure pour empêcher que « les camoquins », ses ennemis jurés, n’utilisent cet espace comme cachette pour attaquer son pouvoir.

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La radicalité du dictateur occasionné le déracinement de milliers de dattiers dans la cité de l’indépendance. Aujourd’hui encore les quelques dattiers qui résistent dans la zone sont coupés pour permettre la construction de maisons. Résultat : à l’avenue des dattes, il reste difficile de compter 10 dattiers. Des citoyens commencent même à élargir leurs clôtures en accaparant l’espace réservé aux dattiers, avant leur éradication.

L’abattage des palmiers dattiers a commencé vers les années 1963. Photo: Widlore Mérancourt / Ayibopost

Un arbre ancien

Les dattiers auraient été introduits sur l’île d’Haïti vers les années 1600, selon un article de l’Institut français de Recherche fruitière outre-mer.

D’après ce document écrit en 1967, il existait « des dattiers disséminés dans toute l’ile, mais les peuplements les plus nombreux sont localisés dans la zone basse de la plaine des Gonaïves, entre “Ka Solèy” et la route des Gonaïves au Cap-Haïtien, appelée l’Avenue des Dattes au départ des Gonaïves ».

Sous son chapeau de secrétaire général de la mairie de la 3e ville du pays, Kesler Pierre-Charles, indique avoir entrepris, en 2010, des démarches auprès de l’Organisation internationale de la Migration (OIM) pour trouver des plantules de dattiers afin de pouvoir redonner à l’avenue des dattes le vrai sens de son nom. Ses démarches n’ont pas abouti.

Aujourd’hui, le professeur perd tout espoir de pouvoir exécuter un tel projet, puisque « des gens ont déjà accaparé l’espace, et parler de le récupérer dans la ville est déjà suffisant pour se faire attaquer ».

Le MARNDR n’a aucun projet en cours visant à réhabiliter les palmiers dattiers de l’Avenue des Dattes. Photo: Widlore Mérancourt / Ayibopost

Etienne Staillev est responsable de la cellule environnementale et forêt à la direction des ressources forestières et des sols, au ministère de l’Agriculture des Ressources naturelles et du Développement rural. Il révèle que le MARNDR n’a aucun projet en cours visant à réhabiliter les palmiers dattiers de l’Avenue des Dattes.

Le défi, selon ses dires, est que le budget du Ministère reste en majeure partie financé par des fonds externes. Les donateurs, bien avant de débloquer ces fonds, définissent dans quel projet l’argent doit être dépensé, « en raison de leurs politiques d’investissement », rappelle l’agronome Staillev.

Le fruit qu’un palmier dattier a une grande valeur énergétique, par le fait qu’il est riche en vitamine A, B1, B2, B3, B5 et des oligoéléments comme le fer et le magnésium. Photo: Widlore Mérancourt / Ayibopost

Le Village des Dattes

Tout l’espoir du MARNDR pour conserver cette plante, se repose alors sur le Village des Dattes, une initiative privée abritant une centaine de palmiers dattiers et qui vend des plantules à des citoyens dans la ville des Gonaïves.

Feguenson Hermogène est un jeune cinéaste. Originaire des Gonaïves, il se souvient encore du temps, ou, avec d’autres gamins, il se rendait dans la zone de « Sou Den », pour déguster les fruits des dattiers.

Déjà en 1995, Hermogène dit n’avoir pas connu l’âge d’or de l’Avenue des Dattes. Selon lui, des maisons commençaient déjà à coloniser l’espace, dès son plus jeune âge.

Confiture de dattes préparée au Village des Dattes. Photo: Widlore Mérancourt / Ayibopost

Aujourd’hui, la zone de « Sou Dren » qui a bercé l’adolescence des camarades d’Hermogène est elle aussi envahie par les constructions et les dattiers s’amenuisent de plus en plus.

Cette réalité pousse la jeunesse des Gonaïves à trouver d’autres alternatives.

Pour manger de la datte qui n’existe que derrière les clôtures de quelques rares maisons privées, Mentor, comme tant d’autres jeunes, est obligée de se rendre au Village des Dattes, un complexe résidentiel qui tente de garder en vie les palmiers dattiers des Gonaïves.

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Dans ce complexe, Ossé Sherlie travaille comme responsable de l’administration. Elle souligne qu’au moment de l’implantation du Village, la zone regorgeait encore de ce fruit et que, devant le déclin des dattes quelques années plus tard sur la voie publique, les responsables ont résolu de planter des dattiers dans l’espace. Aujourd’hui, Village des dattes fait partie des trois seuls espaces où l’on peut trouver des dattes aux Gonaïves.

Tout l’espoir du MARNDR pour conserver cette plante, se repose alors sur le Village des Dattes. Photo: Widlore Mérancourt / Ayibopost

Ossé Sherlie se plaint de voir que, par manque d’éducation, les gens ont privé l’Avenue des Dattes de ses palmiers dattiers pour ériger des maisons alors qu’ils pouvaient bien construire tout en protégeant l’arbre qui a donné son nom à une partie de la ville.

Selon l’agronome Etienne Staillev, le fruit qu’un palmier dattier peut fournir pendant 150 ans, a une grande valeur énergétique, par le fait qu’il est riche en vitamine A, B1, B2, B3, B5 et des oligoéléments comme le fer et le magnésium.

En 2013, l’agronome Eddie Charles, alors directeur départemental du Ministère de l’Agriculture dans l’Artibonite avait annoncé un projet visant à réintroduire les dattiers le long de l’avenue des dattes. Ce projet n’a jamais eu lieu. L’agronome est mort l’année dernière.

Samuel Celiné

Poète dans l'âme, journaliste par amour et travailleur social par besoin, Samuel Celiné s'intéresse aux enquêtes journalistiques.

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