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Qu’est-ce qu’un « Kamoken » ?

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En vrai, les « kamoken » luttaient pour renverser l’oppression imposée par la dictature des Duvalier en Haïti

Ces temps-ci, l’épithète « Kamoken » est attribuée aux vagabonds et aux lanceurs de pierre.

Pour Frantz Bazile, un jeune de 23 ans et étudiant en mécanique industriel au Centre Technique Canado, le qualificatif kamoken renvoie aux gens turbulents. « Ce mot est toujours utilisé pour désigner l’action agitée de n’importe quelle personne », dit-il.

Le sens du mot « kamoken» se diffère d’une commune à une autre. À Beaumont par exemple, commune du département de la Grand-Anse, quand on veut interdire aux enfants de vagabonder dans les rues, on leur dit que les « kamoken» vont les enlever, rapporte Hunny Laguerre, natif de la ville et étudiant finissant en communication sociale à l’Université d’État d’Haïti.

Les résistants dans la Forêt-des-Pins

Cette conception du « kamoken » comme d’un individu dévoyé et hors la loi résulte de la stratégie des Duvalier pour casser le moral de ceux qui s’opposent au régime. En réalité, les « kamoken » étaient des militants politiques, profondément contre la dictature, qui luttaient pour l’avènement d’une société démocratique et juste.

«Kamoken» comme opposant

De 1957 à 1986, François et son fils Jean-Claude Duvalier ont successivement dirigé Haïti d’une main de fer. Le pouvoir des Duvalier a instauré un régime qui a favorisé la multiplication des cas de violations des droits humains.

Pendant environ une trentaine d’années, des arrestations illégales, détentions arbitraires et des actes de torture étaient perpétrés à l’encontre des citoyens haïtiens. Des journalistes en sont sortis victimes. Des militants et intellectuels du pays furent massacrés, humiliés et souvent contraints à l’exil.

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Pour s’opposer à cette forme de gouvernance, selon l’historien Michel Soucar, les hommes des Forces armées révolutionnaires haïtiennes (FARH) ont pris l’initiative de se soulever contre le régime. « Les attaques ont été menées par les frères Fred et Reneld Baptiste », dit l’historien. Ces hommes étaient contraints à l’exil par le régime. Ils partirent pour la République Dominicaine.

De l’autre côté de la frontière, ils ont trouvé de l’aide des prêtres catholiques et des anciens ministres de Duvalier pour pouvoir combattre le régime. Alors qu’ils préparaient une invasion d’Haïti depuis la République Dominicaine, plusieurs d’entre eux tombent malades de la malaria. Ils sont traités avec des comprimés antipaludiques dénommés Camoquin.

C’est de là que le nom de « kamoken » fait son apparition, explique Michel Soucar. Ces militants sont ainsi surnommés « kamoken» parce qu’ils sont considérés comme une sorte d’antidote qui allait guérir le pays du régime dictatorial instauré par Duvalier. Ils attaquent début 1964, rapporte l’historien.

De l’avis d’un académicien

Le mot «kamoken» s’est effectivement popularisé en Haïti durant la période des Duvalier, raconte Pierre Michel Chéry qui siège comme académicien à l’Akademi kreyòl Ayisyen (AKA). « Ils étaient vus à l’époque comme des résistants et des rebelles armés contre le despotisme de Duvalier », fait savoir l’académicien.

Pour les Volontaires de la sécurité nationale (VSN) ou tontons macoutes, dit-il, le mot kamoken charriait une perception négative. Les individus appelés ainsi étaient des fauteurs de troubles pour le système.

Au lieu d’honorer les opposants au système dictatorial et valoriser le combat de ces personnes luttant pour le droit à la liberté d’expression, au respect des droits humains, la population retient le sens privilégié par l’idéologie des macoutes, regrette l’académicien.

« Si la connotation négative du mot est celle qui a émergé, cela voudrait dire que la population vit toujours sous l’influence des macoutes. En ce sens, la population se trouve victime d’une carence de formation et de culture », croit l’académicien Chéry Pierre Michel.

Une histoire non documentée

L’invasion des « kamoken» a commencé en juin 1964 dans la région Sud-Est du pays précisément à Saltrou (ancienne appellation de la commune de Belle-Anse). Les militants ont quitté clandestinement la République Dominicaine par voie maritime.

Une vingtaine de « kamoken» s’enfoncèrent dans le massif de la Selle avec des armes et munitions et la volonté farouche de mettre fin à la tyrannie.

Deux grandes attaques ont été perpétrées par les « kamoken», faisant des victimes dans le camp du régime selon Michel Soucar. Après ces interventions, ils se sont repliés en République Dominicaine pour pouvoir se ravitailler.

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Dénoncé par le dictateur Duvalier au président dominicain d’alors, Joaquín Balaguer, les kamoken ont été stoppés dans leurs courses par les dominicains.

Quant aux frères Baptiste, ils quittèrent la République Dominicaine à destination de la France.

Dès leur retour en 1970, ils débarquent à nouveau en République Dominicaine, repassent la frontière et tentent de rallumer un foyer de guérilla en Haïti dans l’espoir de se défaire du régime dictatorial et sanguinaire.

Ils furent traqués et capturés par les autorités dominicaines. Livrés à Duvalier, ils étaient devenus des prisonniers politiques du pouvoir. C’est ainsi que la lutte des « kamoken » prendra fin.

Les fers de lance du mouvement, Reneld et Fred Baptiste ont rendu leur dernier souffle à Fort Dimanche respectivement les 5 août 1973 et 16 juin 1974.

Emmanuel Moïse Yves

Journaliste à AyiboPost. Communicateur social. Je suis un passionnné de l'histoire, plus particulièrement celle d'Haïti. Ma plume reste à votre disposition puisque je pratique le journalisme pour le rendre utile à la communauté.

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