ART & LITERATURECULTURESOCIÉTÉ

Quelle musique écoutait-on en Haïti avant la création du compas ?

0

La musique a toujours existé sur le territoire qu’on appellera Haïti, après la révolution de 1804

Des sons et ambiances ont toujours rythmé l’espace aujourd’hui dénommé Haïti, bien avant l’arrivée des envahisseurs esclavagistes, pendant la période précédant l’indépendance et au-delà.

Évidemment, la création du compas en 1955 par Nemours Jean Baptiste allait révolutionner la musique dans le pays. Mais cette ascension ne fait que confirmer la vivacité de cette forme artistique.

Les tambours accompagnés de danses et surtout de chansons populaires étaient la toile de fond du vaudou à la fin du 17e siècle. La cérémonie du Bois Caïman en 1791 qui a précédé les luttes pour l’indépendance, s’est faite sur ce rythme.

D’autres sons feront danser le pays, dans les décennies qui suivront.

Bien avant et pendant l’ère de Nemours, plusieurs formes musicales étaient très populaires dans le paysage musical haïtien. Elles étaient entre autres, le folklore, la meringue, le rara, le troubadour, et peu ou prou la musique « Yéyé ».

Quand le compas s’est vite imposé, une pléiade de groupes et d’artistes qui pratiquaient les autres styles de musique ont suivi les traces de Nemours pour faire de ce genre musical, l’expression sonore la plus populaire du pays.

Musique de salons

La meringue fut une musique élitiste qui se pratiquait beaucoup dans les salons.

Si le mot méringue vient des esclaves de Mozambique, la musique est une production purement haïtienne. Le mot est dérivé d’une danse bantoue nommée « mouringué », rapporte l’historien Jean Fouchard dans son ouvrage sorti en 1988 et titré « La meringue, danse nationale d’Haïti ».

Il existait 3 catégories de méringues selon le célèbre maestro Raoul Guillaume, dans une entrevue donnée à l’écrivain Jean Sylvio Jean-Pierre en mai 1998.

Lire aussi: Pourquoi le compas n’est pas la musique préférée des jeunes en Haïti ?

Très classique, la première meringue ne se jouait que dans les salons. Elle n’impliquait que des partitions instrumentales. La deuxième catégorie est une meringue chantée plus en accéléré que la première. La troisième prend place seulement au carnaval. Elle est dite méringue carnavalesque et se caractérise par un rythme de loin plus rapide que les deux autres.

Les artistes et groupes qui interprétaient la meringue à partir des décennies 1940 sont entre autres, Martha Jean-Claude, Joseph (Joe) Trouillot, Guy Durosier, Cojunto international de Nemours Jean-Baptiste, Panorama des Cayes, Lumane Casimir, Jazz des jeunes, Orchestre Issa El Saieh, Mambo Lucienne, Félix Guignard et Gérard Dupervil.

La précédente compilation est réalisée par Sylvio Jean-Pierre dans son livre titré « 30 ans de musique populaire haïtienne. »

Ambiance indigéniste

D’autres styles étaient contemporains du compas dans les années 1950. La populaire musique folklorique existait depuis des lustres sur le territoire, bien avant la proposition de Nemours Jean Baptiste.

Beaucoup de groupes et artistes valorisaient ce style de musique, parmi lesquels : Ensemble Ibo Lélé, Panorama des Cayes, Gérard Dupervil, Yanick Coupette, Silibo Jazz des jeunes et surtout Oremus Murat qui est considéré comme l’un des plus grands musiciens du Folklore, avec ses multiples compositions au sein de Jazz des jeunes.

La musique folklorique est aussi dénommée indigéniste. Elle s’est répandue dans le pays comme une trainée de poudre avec des instruments comme le tambour, la clarinette, la contrebasse, le cornet, les saxophones et l’accordéon.

Musique pluridimensionnelle

Si le folklore n’est plus aussi populaire aujourd’hui, un autre genre musical qui existe depuis l’époque coloniale dans les provinces haïtiennes demeure très prisé. Le troubadour, qui vient du Moyen Âge en Europe, fut aussi connu sous le nom de « Grenn Siwèl ».

Cette musique a connu un certain succès dans les années 1940 et 1950 avec des noms comme Dòdòphe Legros, Trio Quisqueya, Murat Pierre et son trio Orphée, Anilus Cadet, Trio Sentimental… Dans les années 1960 et 1970, Étoile du Soir, Rodrigue Milien, Toto nécessité en étaient les figures de proue…

Dans le temps, le troubadour n’était pas un style musical. Selon Johnny Célicourt dans son livre (petit lexique de musique) titré « Dictionnart », un troubadour est un compositeur, poète et musicien médiéval de langue d’oc, qui interprétait ses œuvres poétiques ou les faisait interpréter par des jongleurs ou des ménestrels.

Lire également: Les musiciens du compas maltraitent énormément le créole

Aujourd’hui, le « Twoubadou » est une expression musicale qui utilise des instruments acoustiques comme la guitare, le tambour, les tcha-tcha, l’accordéon…

Le troubadour d’Haïti a subi une influence cubaine en raison des nombreux « coupeurs de cannes » haïtiens qui se rendaient régulièrement dans ce pays.

L’orchestration est variée dans ce genre musical. Chaque artiste ou groupe utilise des instruments qui lui conviennent. Achille Paris (Ti Paris) faisait parfois usage de la guitare. Avec son trio select, Coupé Cloué utilisait des instruments acoustiques et électriques comme la guitare, le tcha-tcha, le bongo, la contrebasse, le malaca…

Le troubadour a été repopularisé par Fabrice Rouzier et Keke Bélizaire à la fin des années 1990 et au début des années 2000.

Création urbaine

Un autre style de musique qui se pratiquait dans presque tous les recoins des provinces haïtiennes demeure le Rara.

Entre la période du carnaval et les Pâques, les milieux urbains du pays connaissent une flopée de bandes à pieds dirigées souvent par un hougan communément appelé « maître Rara ».

Issu du vaudou, le Rara fait usage d’instruments comme les cornes de Zinc, des tubes de Bambou, des baguettes… À l’opposé des autres formes de musique haïtiennes, le Rara se joue traditionnellement pendant une période bien précise.

Son importé

Des traces d’intrusions étrangères peuvent être régulièrement observées dans l’histoire de la musique haïtienne.

Cette influence a atteint son summum au début des années 1960 (après la création du compas) avec le style de musique couramment appelé « Yéyé ». Le nom procède de la déformation de « Yes/Yeah » qui se traduit en français par « oui ».

Cette musique a captivé la Jeunesse « Baby Boomer », née après la Seconde Guerre mondiale. Les jeunes en Haïti n’étaient pas exempts de son influence.

La musique dite « Yéyé » était favorisée par le contexte socioéconomique du pays à l’époque.

Les Haïtiens qui vivaient aux États-Unis, au Canada ou en France ont valorisé en Haïti les musiques d’Elvis Presley, Paul Anka, Sylvie Vartan, Johny Halliday et surtout les Beatles. Ces stars avaient un impact certain sur la jeunesse haïtienne qui imitait leur style, leurs tenues vestimentaires et allaient jusqu’à copier le nom de leurs groupes musicaux.

Géants pré-compas

Le compas de Nemours Jean Baptiste continue de gratifier Haïti d’une pléiade d’icônes dans toutes les générations. Les autres styles de musique l’ont fait aussi.

Il reste difficile de dresser une liste exhaustive, mais des noms comme Occide Jeanty viennent en tête. Ce musicien formé au Conservatoire de Musique de Paris devint une grande figure de la musique haïtienne en tant que compositeur de nombreuses classiques, entre la fin des années 1800 jusqu’aux années 1920. Fils du célèbre musicien Occilus Jeanty, Occide est l’ancêtre le plus connu et le plus respecté de la musique haïtienne.

Il y a aussi le compositeur Justin Élie. Ce célèbre pianiste du début du 20e siècle avait ses entrées au Conservatoire de Musique de Paris. Il a joui d’une solide réputation aux États-Unis pour y avoir donné beaucoup de prestations dans des radios et scène.

Ludovic Lamothe fut une autre icône de la musique haïtienne. De Saint Louis de Gonzague à une étude approfondie en France sur la musique, l’histoire de la musique classique en Haïti au début du 20e siècle porte son empreinte.

Lire aussi: Grandeur et gloire de l’orchestre Septentrional

La légende doit aussi retenir Guy Durosier. Compositeur, arrangeur, chanteur, cet artiste prolifique des années 1940 fut l’une des premières vedettes de la musique haïtienne. Durosier est surnommé « La voix d’Haïti » par Édith Piaf, la célèbre chanteuse française. Avec sa voix unique, il a valorisé la musique haïtienne à travers le monde.

Le Jazz des jeunes a également marqué le pays d’avant la création du compas. Fondé en août 1943, ce groupe mythique a œuvré pendant plusieurs décennies.

L’orchestre de Issa El Saieh fondé en 1942 ne peut pas être jeté aux oubliettes. Avec sa musique vaudou influencée par les sons de Cuba ou des États-Unis, cet orchestre fut une figure de proue des années 1940 et 1950. Il compte des tubes comme « Choucoune », « Haïti Chérie », « La Sirène La Balène »…

À noter que Issa El Saieh fut un musicien très académique qui a étudié à Berkeley College of Music aux États-Unis.

Tout compte fait, le compas n’est pas la première musique jouée en Haïti. Il n’est pas non plus la première musique purement haïtienne. D’ailleurs, l’orchestre Septentrional qui existe encore est de loin plus vieux que le compas. Ce groupe pratiquait, entre autres, la meringue et le folklore. Et jusqu’à date, le doyen de la musique haïtienne ne produit pas un rythme qui défend le « compas direct ».

Nazaire «Nazario» Joinville

Nazaire JOINVILLE est doté d'un baccalauréat (licence) en communication sociale à l'Université d'État d'Haïti. Il est actuellement étudiant à la maîtrise en Cultures et espaces francophones (option linguistique) à l'université Sainte-Anne au Canada. Il est aussi adjoint à la recherche à l'Observatoire Nord/Sud qui constitue le foyer principal des activités de la Chaire de Recherche du Canada en Études Acadiennes et Transnationales (CRÉAcT). Les recherches de Nazaire portent sur la musique haïtienne en particulier le Konpa, le contact des langues et la francophonie. Il est le responsable et créateur de la rubrique "Le Carrefour des Francophones" dans le Courrier de la Nouvelle-Écosse, un journal français au Canada.

    Comments

    Leave a reply

    Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *