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Grandeur et gloire de l’orchestre Septentrional

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Une institution musicale exigeante, qui fabrique du bonheur en Haïti comme à l’extérieur du pays depuis plus de sept décennies

Plus vieux que tous les groupes musicaux en Haïti, plus vieux que même le Compas direct, le groupe Septentrional avec ses 72 ans est considéré comme le doyen de la musique haïtienne.

Au début, soit dans les années 1940 et 1950, Septentrional exécutait les succès de l’époque avant de créer son propre répertoire basé, non seulement sur les rythmes locaux, mais aussi sur les sons latino-américains très populaires : boléro, pachanga, merengue, mambo, ranchera, entre autres.

Au fil du temps la bande à Ulrich Pierre-Louis crée son propre schéma rythmique, baptisé « boule de feu » ou « rythme de feu ». Quoique Septent soit considéré aujourd’hui comme un groupe Compas, il est loin d’être un « digne » défenseur du rythme de Nemours Jean-Baptiste.

Une date et une heure de naissance

C’est en 1947, 1948, que tout commence. Le maestro Ulrich Pierre-Louis forme un groupe appelé « Trio Simphonia ». Ce groupe exécutait des morceaux classiques pour le plaisir de la communauté capoise. Pendant la même période, Jean Meunio, un autre jeune musicien, met sur pied un groupe du même acabit à celui d’Ulrich, c’était « Le quatuor Septentrional ».

Un beau jour, un espace culturel baptisé « Cercle Aurore », dirigé par un certain Frédéric Magny, contacte Jean Meunio pour une prestation. Ce dernier n’avait pas assez de musiciens. De ce fait, il s’adresse à Ulrich afin de fusionner leur groupe pour la prestation. La combinaison Trio Simphonia et Quatuor Septentrional a marqué les esprits lors de cette activité.

Mme Cazales Duvivier, l’une des responsables des fêtes champêtres qui était présente ce jour-là, invite les mêmes musiciens pour une prestation à Plaine-du-Nord le 25 juillet 1948, puis à Limonade le 26 juillet. Au retour dans l’autobus, Ulrich Pierre-Louis et Jean Meunio prennent la décision de fusionner définitivement les deux groupes.

Septentrional a un état civil, car la date et l’heure de sa naissance sont bel et bien connues. Dans la matinée du 27 juillet 1948 à 4 h 20 du matin, le « Djazz Septentrional » a été tiré du néant. Dans l’après-midi, les musiciens se sont réunis afin de créer le statut du groupe.

Le Jazz Septentrional comportait neuf membres fondateurs. Jean Meunio, Théodore Pierre, Léandre Fidèle et Raymond Jean-Louis du Quatuor. Ulrich Pierre-Louis, Jacques Mompremier, Jacob Germain du Trio Symphonia. Pierre Volonté Jacques et Rigaud Fidèle étaient deux musiciens invités.

Une institution

Le jour même de la fondation du jazz Septentrional, les musiciens se sont réunis pour rédiger la charte du groupe et former un comité avec pour ambition de créer une structure stable et institutionnalisée.

Plusieurs réunions ont été organisées. En raison de l’indisponibilité de Jacques Mompremier pour une réunion fixée le 19 août 1948, et l’absence d’autres musiciens dans les autres réunions, Jean Meunio a fait office de premier Maestro et président-directeur du groupe.

À la fin de l’année 1949, Jean Meunio qui était un professionnel de la construction a été transféré par le Ministère des Travaux publics, où il travaillait. Il était automatiquement indisponible pour le groupe. Par conséquent, Ulrich Pierre-Louis a été désigné comme son digne successeur.

Âgé de 21 ans et quelques mois, Ulrich Pierre-Louis s’est vite imposé à la tête du groupe avec sa vision large et son sens de leadership. Pendant 55 ans, il fut la figure de proue de l’Orchestre Septentrional.

Jusqu’à date, Septentrional reste l’un des rares groupes musicaux structurés en Haïti. Avec une direction administrative et une direction musicale, l’orchestre jaune et vert demeure l’un des groupes les mieux administrés de toute l’histoire de la musique haïtienne.

Un visionnaire dictateur?

Mort d’une crise cardiaque le mercredi 2 septembre 2009, Ulrich Pierre-Louis est jusqu’ici le musicien ayant le plus marqué Septentrional. Il a passé environ 60 ans dans le groupe, dont 55 comme Maestro et président-directeur.

Selon Louis Mercier, le relationniste du groupe, la discipline féroce d’Ulrick Pierre-Louis, ce que les proches du groupe appellent la « dictature ulrichienne », a été très bénéfique pour Septent. C’est ce management qui explique la longévité du groupe.

Maestro Ulrick Pierre-Louis

Septent était dépendant de la présence d’Ulrick Pierre-Louis. Entre décembre 1954 et juin 1955, ce dernier a laissé la ville du Cap-Haitien pour s’installer à Port-au-Prince. En son absence, le groupe a connu des moments difficiles et était à un moment sur le point de s’éteindre.

Les musiciens ont supplié Ulrich Pierre-Louis pour qu’il revienne. Il reviendra effectivement. Sa première tâche fut de reconstituer Septent. Il recrute plusieurs grands musiciens, dont Loulou Étienne, un pianiste et Roger Colas, l’un des chanteurs emblématiques du jazz. Cette période porte le nom de « Révolution de 1955 ».

L’un des plus grands objectifs d’Ulrick était de faire de ses musiciens des professionnels qui peuvent vivre de la musique. Exigeant comme pas un, il a mené l’orchestre d’une main de fer. Pendant son long passage à la tête de Septent, « Roger Colas était son seul enfant chéri dans le groupe, précise Louis Mercier. Il l’a beaucoup toléré, malgré ses indisciplines. »

Roger Colas, un chanteur emblématique

Entre Roger Colas et Septentrional il y avait une histoire d’amour. Ensemble, ils ont fait une longue route jonchée de fleurs et surtout d’épines. Roger Colas reste l’une des meilleures voix de la musique haïtienne en général, et de l’orchestre Septentrional en particulier.

Né au Cap-Haïtien le jour des Rois, le mercredi 6 janvier de l’année 1937, Roger Colas fut poète, parolier, professeur de diction et surtout un musicien maîtrisant bien le solfège grâce à son passage au lycée Philippe Guerrier du Cap-Haïtien. La carrière de Roger Colas a connu son paroxysme en 1955 lorsqu’il a intégré la boule de feu.

Ulrich Pierre-Louis a découvert sa voix sublime dans un concours de chant conçu pour les chanteurs amateurs baptisé « À la rencontre des étoiles ». Ce concours fut retransmis, en direct, dans la salle de Cinéma « Eden Ciné ». Ce jour-là, le dimanche 4 septembre 1955, accompagné de sa guitare, Roger Colas a interprété avec maestria un « Ranchera », un genre musical mexicain. Après cette prestation Ulrich Pierre-Louis l’invitera à Septentrional.

Dès le lendemain, soit le lundi 5 septembre, Roger Colas accompagna l’orchestre comme chanteur stagiaire dans un spectacle à Limonade, à l’occasion de la Ste Philomène.

Roger Colas s’est imposé dans la boule de feu internationale pendant environ vingt ans. En décembre 1975, il quitte le pays et s’installe aux États-Unis pour entamer une carrière solo. Il fera son grand retour non seulement dans le pays, mais aussi à Septent en 1984.

Roger Colas est mort tragiquement dans un accident sur la route de Frères dans la soirée du dimanche 14 septembre 1986, après un bal mémorable au Club International. Le corps sans vie du chanteur est resté sur le macadam jusqu’au soleil du dimanche.

Parmi les tubes sur lesquels Roger Colas a mis sa voix, l’on peut citer entre autres, Caridad, Paulette, Toto, Marie Lourdes, Frédeline, Pase Cheve, Cité Du Cap-Haïtien.

La rivalité Tropic-Septen

L’épopée Septent porte la marque de son antagonisme avec un groupe rival, l’orchestre Tropicana. Cette formation musicale prend naissance le 15 août 1963, 15 ans après la fondation de Septentrional dans la ville du Cap-Haïtien. Ci-devant orchestre Caraïbes, Tropicana a connu un début difficile face à son rival éternel.

Septentrional avait élu domicile au Carénage, une zone habitée par la haute société capoise. Tandis que le fief de Tropicana fut La Fossete, une zone où habitait « la masse » du Cap. Les préjugés étaient très forts dans les années 1950 et 1960. Tropicana a beaucoup souffert de cette rivalité d’ordre sociogéographique. « Tout le monde doit respecter Tropicana en raison des préjugés et discriminations dont le groupe a été l’objet », précise Louis Mercier, le relationniste de Septentrional.

Tropicana

Plus de 50 ans après, Tropic et Septent restent deux groupes rivaux issus du Nord.

Le 18 juillet 2013, l’animateur Joe Damas avait invité Michel Martelly à son émission « Métro Tempo » sur la radio Métropole. Le chanteur de Sweet Micky a fait quelques révélations sur le mystère existant entre les deux géants du Nord. « Tropicana m’a invité dans son club au Cap-Haïtien pour un tandem. Ses responsables m’ont exigé de ne pas jouer la chanson de Septent titré “temwanyaj” qui figure dans mon répertoire », se rappelle-t-il. À deux reprises, j’ai tenté de jouer ce morceau. Et à chaque fois, un incendie a éclaté au Tropicana Night-club. »

Plusieurs promoteurs ont tenté sans succès de réunir les deux groupes, le temps d’une soirée. Des promoteurs racontent avoir fait face à des contraintes d’ordre mystiques. Les responsables des deux groupes se montrent toujours confortables pour un tandem. Mais en réalité, la chose ne s’est jamais matérialisée depuis l’occasion réussie de 1968, réalisée par un maire du Cap-Haïtien.

Par ailleurs, cette rivalité institutionnelle ne s’étend pas aux musiciens, car certains d’entre eux sont de bons amis.

Septent s’impose à Port-au-Prince

Au moment où Septent commençait à gagner le cœur des mélomanes du Grand Nord, la bande à Ulrich Pierre-Louis était totalement inconnue dans la capitale Port-au-Prince.

Marc Paul Renard, Maestro de l’orchestre de la Caserne de Dessalines, s’est rendu au Cap-Haïtien en 1952 et a bien apprécié « Manbo Bossu », la première chanson d’Ulrich Pierre-Louis avec Septent. Maestro Renard a contacté Ulrich afin d’avoir la partition de cette chanson pour pouvoir l’intégrer dans son répertoire à Port-au-Prince. Dès lors les mélomanes de la capitale ont commencé à découvrir Septentrional.

D’autres groupes de Port-au-Prince emboîtent le pas à l’orchestre de la Caserne de Dessalines et interprètent des morceaux de Septent au cours des années 1950. Wébert Sicot a interprété « Paulette », Nemours Jean-Baptiste a repris « Batèm Rat », « Tu T’en Vas » et « Ti Yayi » qui sont toutes des chansons de Septentrional.

Le Djazz des jeunes qui s’offrait en spectacle tous les samedis à Djoumbala Night-club à Pétion-ville a demandé aux responsables de Septent de venir jouer à sa place pour qu’ils puissent se rendre au Cap-Haïtien. Ulrich Pierre-Louis qui voulait gagner le marché de la capitale a accepté de recevoir un cachet dérisoire de 12,50 gourdes pour tout le groupe. À noter que le déplacement, le son et le transport étaient sous les responsabilités de Septent.

Après une première performance phénoménale, d’autres clubs contactent Septent, dont le Capitol et le Don Petro Night-club. À ce moment-là, la bande à Ulrich gagne le cœur de beaucoup de mélomanes à Port-au-Prince, Carrefour, Pétion-ville… et est sollicité pour sa première participation à un carnaval à Port-au-Prince avec une chanson titrée « Bonga ».

Et Septent, et Tropicana développent une base de « fanatique » inconditionnelle importante dans le Grand Nord et ailleurs. Ces supporteurs zélés portent le nom de « Djokannèl ».

En fait, « Djokannèl » fut un portefaix (bourettier) au Cap-Haïtien qui était malade du groupe Septentrional. Avec sa peau claire, il s’était autoproclamé « Ti milat ou ti grannèg » et il n’offrait ses services qu’à des gens riches du Cap-Haïtien.

« Djokannèl » était très connu dans la ville du en raison de son amour pour Septent. Pour lui rendre hommage, une chanson du groupe porte son nom.

Le groupe Septentrional se rajeunit

La boule de feu internationale est l’un des groupes contemporains où les musiciens ont une moyenne d’âge très faible.

Aujourd’hui, le jazz compte dans ses rangs en majorité des musiciens qui sont dans la vingtaine ou la trentaine. Ces jeunes sont dans l’obligation de respecter les principes du groupe selon, Shedlor Limage, le responsable de communication de Septentrional. « Le groupe ne fait pas de cadeau aux jeunes, soutient-il. Ils doivent respecter scrupuleusement les principes et la philosophie du groupe, au cas contraire ils seront sanctionnés ou exclus de l’institution. »

L’orchestre jaune et vert est coutumier des rajeunissements ou des mélanges entre jeunes et vieux musiciens. Ulrich Pierre-Louis a été désigné Maestro et président-directeur à seulement 21 ans et quelques mois. Roger Colas a intégré le groupe comme chanteur à seulement 18 ans. Michel Tassy est devenu chanteur de Septent à seulement 19 ans.

Somme toute, Septent reste une icône de la musique haïtienne. Ce groupe mythique a offert au pays des musiciens légendaires comme l’excellent trompettiste Alfred Moïse qui a produit la majorité des grands tubes pendant 37 ans (1949-1986) ; Loulou Étienne, keyboardiste pendant 30 ans (1955-1985) ou Michel Tassy, chanteur emblématique du groupe pendant 52 ans (1963-2015).

Sur ses 53 albums studio, Septent a donné aux différentes générations du pays des tubes comme « Temwanyaj », « Tout Moun Damou », « Tifi a Leve », « Septent dous », « Notre-Dame », « W a vini »…

Nazaire «Nazario» Joinville


Autres dates clés du groupe Septentrional 

1978 : Lannée des célébrations du 30e anniversaire de l’orchestre Septentrional, le 12 février, un accident de circulation impliquant l’autobus ramenant les membres de l’orchestre, a causé la mort de deux musiciens et d’un manutentionnaire. Parmi les décès, on comptait le talentueux guitariste Papou. Beaucoup de gens croyaient à l’époque que c’était la fin de l’aventure Sepentrional. L’orchestre, sous la direction du maestro Ulrick Pierre-Louis, a su se relever.

Fin 1985-1986 : trois musiciens, piliers de Septentrional, sont décédés : Loulou Étienne, Alfred Moïse (compositeur du tube Tifi a leve) et l’indétrônable chanteur de charme Roger Colas.

1998 : L’ancien président américain William «Bill» Clinton envoie une correspondance au maestro Ulrick Pierre Louis à l’occasion du 50e anniversaire de Septentrional. «Vous avez beaucoup enrichi la vie culturelle de votre communauté et créé un héritage durable pour les générations qui viennent», écrivait Bill Clinton.

Feguenson Hermogène a fourni la dernière section de ce reportage 

Nazaire JOINVILLE est doté d'un baccalauréat (licence) en communication sociale à l'Université d'État d'Haïti. Il est actuellement étudiant à la maîtrise en Cultures et espaces francophones (option linguistique) à l'université Sainte-Anne au Canada. Il est aussi adjoint à la recherche à l'Observatoire Nord/Sud qui constitue le foyer principal des activités de la Chaire de Recherche du Canada en Études Acadiennes et Transnationales (CRÉAcT). Les recherches de Nazaire portent sur la musique haïtienne en particulier le Konpa, le contact des langues et la francophonie. Il est le responsable et créateur de la rubrique "Le Carrefour des Francophones" dans le Courrier de la Nouvelle-Écosse, un journal français au Canada.

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