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Que deviendra Océan, fils du Champs de Mars, dans dix ans ?

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Selon les données de l’Aide médicale Internationale (AMI), en février 2011, au moins 3,380 enfants et jeunes habitaient dans les rues de Port-au-Prince et de Carrefour. On a donc constaté une augmentation du nombre d’enfants de 55% de 2006 à 2011. Jusqu’à aujourd’hui, aucune politique publique ne vise l’intégration et la protection de ces jeunes. Renald Océan, un enfant de la rue, raconte ses espoirs et ses craintes.

 

Son regard semble contenir des énigmes en cascade. Les rayures de sa peau, l’épuisement de sa voix : tout son être traduit une innocence manquée. « J’ai 17 ans et j’habite les trottoirs du Champs de Mars », balbutie Rénald Océan, exténué après avoir essuyé plus d’une vingtaine de voitures. Océan est l’un de ces enfants « fantômes » éparpillés çà et là dans les rues de Port-au-Prince. Livré à lui-même, il dépoussière chaque voiture qui passe, en espérant la clémence des chauffeurs.

Plus que son maillot bleu encrassé et son jean court troué,  sa franchise est ce qui attire avant tout. Tel un livre ouvert, il se donne volontiers en lecture. Océan n’a pas toujours vécu au Champs de Mars. Il s’y est installé en 2010, après la mort de ses parents. « Je n’ai ni père, ni mère. Ma mère faisait de son mieux pour s’occuper de moi, jusqu’à ce qu’elle tombe malade et meure », affirme Océan d’un ton résigné.

Océan s’établit la plupart du temps à côté des baraques qui hébergent les vendeurs du Champ de Mars, au milieu de cette grande route qui prolonge la rue St-Honorée. Il tient fermement sa toile de pâleur grisâtre, son unique outil pour faire face à la vie. Océan n’a même pas eu son certificat de fin d’études primaires. « Mwen menm bòs la, m pa fè gwo etid, mwen rive nan twazyèm ane [élémentaire I, ndlr]», confie-t-il.

Accompagné de deux autres amis, Makenson et Paul, Océan traverse la clôture du Champs de Mars pour trouver un endroit tranquille. Un endroit tranquille pour raconter ses errances et ses craintes. Comme si parler à quelqu’un pouvait tout changer. Comme s’il attendait d’ailleurs ce moment depuis fort longtemps. « Se pa dat nou pa janm jwenn moun vin pale avè n nan lari a », gémit Océan, enfin heureux de pouvoir déballer son histoire.

Contrairement à Océan, Makenson ne connait pas son âge. Avec un sourire débridé souvent au mauvais moment, Makenson n’inspire pas confiance. Mais peut-être qu’il sourit pour se sentir mieux, et oublier ses tourments. « Dès ma plus « tendre » enfance, la rue m’a accueilli », confie Makenson, comme quoi la rue a ses tendresses que la maison ignore. Quant à Paul, il est nouveau dans la bande. « M pa gen anpil tan bòs la, m ka gen yon twa mwa la a », affirme-il d’un rythme monocorde et saoul. Avant, il squattait les rues à Carrefour. Néanmoins, il affirme rentrer parfois chez lui et qu’il habite encore avec sa mère. « Mwen dòmi sou channmas sèlman lè m pa gen kòb nan pòch mwen.»

Paul ne fait pas qu’essuyer les voitures, il les lave aussi. Il importe après tout de gagner le plus possible sa vie. Il est le seul des trois à avoir commencé des études secondaires. « M rive nan 8tyèm ane. Lè pou m al fè 9vyè lan, yo mete m deyò pou kòb lekòl ». Pourtant, il ne sait plus avec exactitude sa date de naissance. Il se souvient seulement qu’il est né en 2001. Si Makenson et Océan ont des caractères tout à fait opposés, Paul semble être le point de suture entre eux deux. Avec un ton sérieux et une suggestion de défiance, Paul est cet être qui arrive pour le moins à rejoindre deux bouts extrêmes.

Pour écrire autrement son destin, Océan a rejoint Caritas, une organisation sociale catholique œuvrant dans l’aide humanitaire. Il est par la suite envoyé au Centre d’accueil et d’hébergement pour enfants des rues  « Lakou Don Bosco », situé au Bicentenaire. Tel un navire flexible aux vagues d’un océan agité, il suit les sentiers sinueux des circonstances. Accusé de vol, il sera après trois mois expulsé de Lakou. Il n’a d’autre choix que de rentrer chez lui. Sauf que chez lui, c’est  la rue.

Dans ces heures tragiques, Océan se souvient encore des soins reçus de sa mère, juste avant qu’elle parte pour ne plus revenir. On dit que voyager c’est mourir un peu, mais la mort est un long voyage qui n’en finit pas. « Manman m te gwo, apre sa li komanse vin piti, jiskaske li mouri andeyò Kenscoff », gémit Océan. Après la mort de ses parents, juste avant de gagner les rues, il a rejoint une sœur de sa mère qui habite à Tibois. Ne tolérant pas le comportement d’Océan, sa tante a dû l’expulser dans le plus bref délai. « Mwen te konn rantre twò ta », avoue-t-il.

Par la suite, un jeune homme de Tibois qui l’aime bien, accepte de le recevoir chez lui. Néanmoins, Océan ne peut pas rester fixement à Tibois. Car, il est celui qui doit travailler pour gagner son pain. Le voilà donc au Champs de Mars. Les taxis, les bus, les Mercédès, les voitures officielles, il les essuie tous. Quand il gagne assez d’argent pour manger et s’acheter de nouveaux habits, il monte à Tibois. Mais il y passe rarement plus de deux jours.

Pour se baigner, Océan se rend à la deuxième porte d’entrée du palais national, à la rue Monseigneur Guilloux : contraste absurde d’un pays mal-aimé. Océan se rend parfois aussi à côté du stade Sylvio Cator. C’est à ces deux endroits qu’il fait également ses lessives. Les vêtements qu’il s’achète peuvent couter plus de 10 gourdes, mais ne dépassent jamais 25 gourdes. Il y a certains d’entre eux, qu’il ne porte qu’une fois. Il les jette pour en acheter d’autres.

Le « salaire » d’Océan varie en fonction du chauffeur. «  Gen chofè ki konn ban m 25 goud. Gen lòt ki konn ban m jiska 250 goud pou ankouraje m », explique-t-il. Il arrive parfois qu’il rentre bredouille. Dans ce cas, il essaie juste de trouver de quoi manger. Pour augmenter son gain, il rend différents services aux commerçants du Champs de Mars. N’ayant pas accès aux banques, une marchande de la zone l’aide à garder ses maigres économies. Au moment de dormir, Océan n’a qu’à s’allonger sur l’un des nombreux murs de la place délabrée. Il avoue qu’il est de ces soirées où la peur le saisit. Ce qui lui permet de tenir est l’idée d’un dieu qui le surveille.

Dans dix ans, Océan dit ne pas savoir ce qu’il va devenir, ni l’endroit où se déroulera la fin de ses jours. Néanmoins, il a des rêves. Tous les jeunes en ont d’ailleurs. Il souhaite apprendre un métier. Il veut dans le meilleur des cas devenir mécanicien. « M pa konn sa Bondye a di pou mwen », affirme-t-il. Il souhaite juste que les choses changent. Vivant à deux minutes du palais national, c’est d’ailleurs le cri qu’il lance à l’État qui est peut-être trop éloigné pour l’entendre. « M pa renmen jan peyi a ap fonksyone a, m ta renmen Leta vin nan lari a pou l vire bagay yo », confie-t-il. Entre-temps, Océan devra encore attendre et laisser libre cours au quotidien, tel un océan se laissant traverser au gré du gouvernail.

Patrick Erwin Michel a étudié les Sciences Juridiques à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques (FDSE) de l’Université d’Etat d’Haïti. Il finalise actuellement son mémoire de sortie sur la pauvreté et les Droits humains. Il a également étudié l’art dramatique à l’Ecole Nationale des Arts (ENARTS), ainsi que le journalisme à l’ISNAC. Son champ d’intérêt inclue le Droit, la littérature, la sociologie et les arts.

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