EN UNESOCIÉTÉ

Quatre éléments de débat autour de l’ouvrage d’Etzer Emile

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Stevens SIMPLUS, Statisticien-Economiste, nous propose ici une lecture critique de l’ouvrage «Haïti a choisi de devenir un pays pauvre : les 20 raisons qui le prouvent ». Tout en reconnaissant le mérite du livre qui a mis en relief la responsabilité des haïtiens dans la pauvreté du pays, son analyse fait émerger des réserves sur la méthodologie utilisée par l’auteur, la solidité de certains arguments et de certaines définitions.

Dans l’essai « Haïti a choisi de devenir un pays pauvre : les vingt raisons qui le prouvent », publié récemment, l’auteur cherche à expliquer la situation socio-économique actuelle d’Haïti au regard des divers choix économiques et politiques des trente dernières années. Ce livre a le mérite d’offrir un autre angle d’analyse de l’état lamentable du pays en admettant clairement et ouvertement que nous sommes les principaux responsables de nos malheurs.

Nous avons cette fâcheuse tendance, en Haïti, à trouver un bouc émissaire à tous nos égarements ou à nous déresponsabiliser. L’employé arrive en retard au bureau, il met ça sur le compte de l’embouteillage ou de son alarme qui n’a pas sonné. L’aide internationale a été galvaudée, tous les concernés se dédouanent comme si les fonds pouvaient s’évaporer. – Haïti est au plus mal au niveau économique et social en raison principalement des décisions et comportements malheureux de ses fils et filles au fil des années. Nous payons aujourd’hui les conséquences de nos inconséquences.

Alors, un grand merci à l’auteur pour avoir mis le pays face à ses responsabilités. Le déclic économique et social passera nécessairement par une prise de conscience de nos dérives et de la responsabilité de tout un chacun dans le chaos institutionnel et socio-économique qui sévit dans le pays actuellement. Toutefois, reconnaître le mérite de l’ouvrage ne saurait empêcher le débat autour de certains éléments qui méritent d’être discutés et élucidés. La couverture médiatique du livre rend ce débat nécessaire pour mieux éclairer la lanterne des non-initiés à l’économie. On dit toujours que la critique est aisée mais l’art est difficile. Néanmoins, à un moment où le peu qu’il y a de rigueur scientifique s’effrite à un rythme effréné en Haïti, il est d’une impérieuse nécessité que l’élite intellectuelle soit plus réactive par rapport aux articles et analyses qui foisonnent de nos jours sur tous les sujets régissant la vie socio-économique. Il y a un vrai besoin de création d’un cadre de réflexion scientifique en Haïti. Les lignes ci-après s’inscrivent dans cette logique et questionnent quelques points soulevés dans le livre susmentionné.

 

1- Haïti a-t-elle choisi de devenir pauvre ou plutôt de rester pauvre ?

Le premier élément de débat est sans aucun doute le titre même de l’ouvrage. Il est très commercial, l’auteur a bien maîtrisé le côté marketing. Malheureusement, le livre a comme soubassement une assertion qui est fausse et qui remet tout en cause.

Un mot retient tout particulièrement l’attention : le verbe devenir. La République d’Haïti est née en 1804 avec la déclaration de l’indépendance. Depuis 1804, le pays patauge dans une situation d’instabilité économique, politique et sociale. Contrairement à ce qu’a avancé l’auteur, Haïti a toujours été un pays pauvre. La situation s’est aggravée d’année en année et nous sommes aujourd’hui dans un état critique et alarmant mais la pauvreté est notre quotidien depuis plus de deux siècles.

Fort de ce constat, le verbe « devenir » n’a pas sa place dans le titre. Une définition simple de ce verbe est la suivante: passer d’un état à un autre (Larousse). Vous comprendrez bien qu’Haïti n’a pas choisi de DEVENIR pauvre puisqu’en réalité, le pays l’a toujours été. Toutefois, il est tout à fait juste d’admettre que nous avons choisi de rester pauvres parce qu’il y a moyen de s’en sortir.

L’auteur est lui-même sceptique par rapport à son affirmation, il est perplexe. A la page 12 de l’ouvrage, il est écrit ce qui suit : « Il faut admettre aussi qu’Haïti n’a pas toujours été pauvre, ou peut-être, n’a pas toujours été aussi pauvre ». Donc, l’auteur ne sait pas où se situer. Selon lui, Haïti n’a pas toujours été un pays pauvre parce qu’il a pu construire une économie fondée sur la production et l’exportation de produits agricoles, notamment la banane, le café, le cacao et le sisal malgré l’isolement et la non-reconnaissance de l’indépendance pendant une bonne partie du XIXe. Il n’est même pas nécessaire d’avoir une connaissance basique en économie pour comprendre que cet argument est simpliste et fallacieux.

Preuve que le concept de pauvreté n’est pas totalement maîtrisé, à la page 44, on lit : « Haïti n’est pas devenue plus riche. Les haïtiens non plus. » Haïti n’a jamais été un pays riche.

Haïti a toujours été un pays pauvre. Une simple revue de l’histoire du pays nous permettra d’éclairer ce point.

Environ 10 mois après la proclamation de l’indépendance, Dessalines est devenu empereur d’un Etat exploité par les espagnols et les français, ruiné par quinze ans de guerre civile et étrangère et donc appauvri[1]. Aussi bien les Espagnols que les Français avaient instauré une colonie d’exploitation sur l’île, pillant les mines d’or du pays et exploitant au maximum son potentiel agricole. Ainsi, au lendemain de l’indépendance, des esclaves ne sachant ni lire ni écrire, pour la très grande majorité, devaient prendre les rênes d’un pays dévasté par les puissances coloniales de l’époque et ayant peu de repères institutionnels, ce qui représentait un énorme défi. Certains pourraient dire, à tort ou à raison, qu’ils n’ont pas su relever le défi parce qu’ils n’étaient pas préparés à endosser une telle responsabilité. Mais, les plus éclairés qui leur ont succédé n’ont pas su tirer le pays vers le haut et nous n’avons jamais pu sortir la tête de l’eau depuis 1804.

Suite à la proclamation de l’indépendance, le pays a connu un isolement sur la scène internationale. En effet, étant la première république noire libre, Haïti représentait une menace selon les puissances occidentales de l’époque en ce sens que son indépendance pourrait inciter la révolte des autres peuples asservis. Cette situation a paralysé l’activité économique du pays pendant plusieurs années. Par ailleurs, durant son règne, le président Jean Pierre Boyer a consenti à verser une double indemnité au gouvernement français pour la reconnaissance de l’indépendance du pays: une première destinée aux anciens propriétaires français avec l’ordonnance de Charles X et une deuxième avec les traités de paix, d’amitié et de commerce signés sous le règne de Louis Philippe en 1838. Ces versements ont constitué un véritable fardeau pour le pays et l’ont plongé indubitablement dans une profonde misère. Le gouvernement de Boyer a lui-même reconnu la dureté de la situation dès la fin des années 30. L’historien Michel Hector l’a bien souligné en reprenant une partie d’une proclamation faite le 20 juillet 1837 dans laquelle le président a admis que « la rareté des objets de première consommation faisant hausser leur prix, a rendu plus difficile la subsistance du peuple »[2]. Michel Hector cite un témoin de l’époque : « La misère du peuple augmentait à vue d’œil, tant par la diminution du prix des produits indigènes, que par la hausse des marchandises étrangères, occasionnée par le retrait des billets de dix gourdes à cinquante gourdes le doublon ; et bien que ces billets se trouvassent entre les mains du haut commerce, il ne manqua pas de réparer ses pertes sur les consommateurs, en augmentant immédiatement le prix de ses marchandises (…) ».

Les années qui ont suivi le règne de Boyer étaient également difficiles tant sur le plan économique que politique. De 1843 à 1915, le pays a connu 22 chefs d’Etat et seulement 9 d’entre eux ont pu boucler leur mandat. Les nombreuses guerres civiles et les gâchis administratifs et financiers ont entraîné progressivement le pays dans un marasme économique. Durant cette période, le président Faustin Soulouque et sa femme ont dilapidé les ressources de l’État, son couronnement a notamment appauvri le trésor public. Les caisses de l’État ont également été pillées sous Sylvain Salnave. Oriol M. et Vilaire P ont écrit ce qui suit à propos de la présidence de Salnave : « C’est la catastrophe économique : le gouvernement décrète le monopole sur le café, fixe les prix des produits de première nécessité, fait des émissions excessives de papier monnaie et laisse ou fait piller les villes. Les destructions sont considérables. Les gouvernements qui succéderont à Salnave vivront d’innombrables péripéties diplomatiques et financières pour le versement d’un demi-million de piastres aux citoyens étrangers pour les dommages subis durant ces deux ans de présidence. »[3] Le summum de l’instabilité politico-économique a été probablement atteint au cours de la période 1911-1915 durant laquelle le pays a connu six présidents suite à une série d’assassinats politiques et d’exils forcés. La situation économique était alarmante malgré la hausse du prix du café.  « Le change monte à 800 %, la misère est affreuse»  écrit R. Bobo en 1915[4]. Il s’agissait d’une situation désastreuse sur les plans politique, financier, économique et social. Suzy Castor a écrit : « Après un siècle d’indépendance, Haïti présentait toutes les caractéristiques de la stagnation économique et d’un profond déséquilibre social. La production n’augmentait pas. Les masses croupissaient dans la plus grande misère […] le pays ne connaissait ni stabilité ni progrès.»[5]

La période 1915-1934 a été marquée par l’occupation américaine. L’infrastructure nationale a été grandement améliorée au cours de cette période : réhabilitation de routes, construction de ponts, rénovation de nombreux canaux d’irrigation, construction d’hôpitaux, d’écoles et de bâtiments publics et raccordement des principales villes à l’eau potable. Néanmoins, une  pauvreté chronique sévissait malgré tout au sein de la population. L’agriculture ne se développait que lentement. La commission instituée par le président américain de l’époque, Herbert Hoover, pour faire le bilan de l’occupation dressa en effet un tableau plus ou moins sombre du pays. Tout en reconnaissant les réalisations effectuées sous la dépendance des Etats-Unis, cette commission a reconnu l’existence de sérieux problèmes d’absence de mouvement démocratique structuré et éclairé, de pauvreté chronique et d’illettrisme minant le pays.

A partir de 1944, l’économie nationale a connu un renouveau, le café, les bananes et le sisal se vendaient bien sur le marché international. Les huiles essentielles et l’artisanat rapportaient pas mal[6]. La balance commerciale était largement positive en 1946 et le tourisme en net progrès. Cette situation florissante a duré jusqu’à l’avènement de Paul Eugène Magloire à la présidence. Le pays est par la suite retombé dans ses travers, de violentes crises politiques et des gabegies administratives ont en effet sabordé les réalisations de cette période de regain de forme. La croissance de type extensif qu’a connu le pays au début des années 70 n’a pas permis une augmentation significative des revenus moyens et le taux de pauvreté est demeuré très élevé[7](La Banque mondiale estimait le taux de pauvreté absolue en 1970 à 74 % selon une estimation basse et à 88 % selon une estimation haute)[8]. L’instabilité politique qui a suivi la période douloureuse de dictature des Duvalier et l’embargo américain (1991-1994) ont miné encore plus l’économie du pays. Haïti n’a donc été à aucun moment de son histoire un pays à revenu moyen. L’incapacité du pays à sortir de la « trappe à crises politiques » qui a suivi l’indépendance et à créer un cadre institutionnel porteur de développement l’a maintenu dans une situation de précarité et de léthargie économique depuis plus de deux siècles. La communauté internationale a joué un rôle non insignifiant dans le maintien de l’appauvrissement du pays même s’il faut admettre que nous en sommes les principaux responsables.

Haïti n’a pas choisi de devenir pauvre, elle a plutôt choisi de rester pauvre. Cette pauvreté se mue graduellement en une profonde misère en raison, entre autres, de l’explosion démographique, un phénomène que nous n’arrivons pas à contrôler et qui mérite sans doute d’être souligné et approfondi dans toute analyse sur la pauvreté du pays.

 

2- La méthodologie utilisée est-elle appropriée ? 

L’auteur a essayé tant bien que mal de justifier son choix de concentrer son travail sur la période 1986-2016. Mais, les questions suivantes peuvent être posées de façon légitime :

  • Peut-on vraiment analyser la situation socio-économique d’Haïti en occultant une partie de l’histoire du pays ?
  • Une telle analyse est-elle appropriée ? Ses résultats ne sont-ils pas entachés de biais ?

Pour une autre économie peut-être, il serait plus aisé de conduire une telle analyse mais le poids historique est tellement fort qu’on ne peut pas expliquer la pauvreté d’Haïti en occultant une partie de son vécu en tant que nation. Compte tenu des éléments historiques présentés précédemment, on ne saurait expliquer de façon solide et fiable la pauvreté d’Haïti en ne considérant que 30 ans de son histoire.

 

 3- La notion d’«institutions » a-t-elle été bien traitée ?

Il est vrai que le pays souffre d’un problème institutionnel criant. Nous avons des institutions économiques et politiques faibles qui constituent une entrave au développement du pays. Le problème institutionnel est une évidence. L’auteur l’a bien souligné.

Toutefois, on ne sait pas à quoi il fait allusion en parlant d’institutions. Aucune définition exacte n’a été donnée. A la page 64, il est fait mention de facteur « bonnes institutions ». Plus loin, une distinction est faite entre institutions extractives et institutions inclusives mais les deux paragraphes y relatifs (page 64 du livre) ont été tirés mot pour mot d’un article publié sur un blog : http://www.blog-illusio.com/article-les-institutions-comme-source-d-avantage-comparatif-115929014.html sans en préciser la source. C’est peut-être un oubli de l’auteur. L’économiste a avancé qu’il ne fait aucun doute que nous sommes en face d’institutions extrêmement faibles ou, dirait-on, extractives en Haïti. Mais, en quoi ces institutions sont-elles extractives ? De quelles institutions parle-t-on ? Des institutions politiques ou économiques ? Il a fait mention de plusieurs faits de corruption et de pratiques de mauvaises élections qui sont dues selon lui à l’absence d’institutions inclusives mais concrètement on ne sait pas en quoi les institutions haïtiennes ne sont pas inclusives (donc extractives).

Pour bien comprendre en quoi les institutions haïtiennes sont extractives, il faut déjà savoir clairement ce qu’on entend par « institutions » et comment on en mesure la qualité. Douglass North, figure de proue de l’économie institutionnelle, définit le concept « institutions » comme suit : « les contraintes établies par les hommes qui structurent les interactions humaines. Elles se composent de contraintes formelles (comme les règles, les lois, les constitutions), de contraintes informelles (comme des normes de comportement, des conventions, des codes de conduite auto-imposés) et des caractéristiques de leur application » (D.C. North, 1994, p. 361). Dans le même sens, Daron Acemoglu et James A. Robinson les définissent comme étant « les règles qui influencent la façon dont une économie fonctionne et les incitations qui motivent les individus ». Mais, ces deux définitions peuvent paraître abstraites, d’où la nécessité de la mesure de la qualité des institutions.

On retient généralement trois grandes mesures des institutions[9]: qualité de la gestion des affaires publiques (corruption, droits politiques, efficience du secteur public et poids de la réglementation); existence de lois protégeant la propriété privée et application de ces lois; et limites imposées aux dirigeants politiques. La première de ces mesures, l’indice global de gouvernance, est la moyenne des six mesures des institutions présentées dans une étude de Daniel Kaufmann, Art Kraay et Pablo Zoido-Lobaton (1999) : 1) participation des citoyens et responsabilisation 2) stabilité politique et absence de violence 3) efficacité des pouvoirs publics 4) poids de la réglementation 5) état de droit 6) absence de corruption.

Daron Acemoglu et James A. Robinson ont qualifié d’inclusives « les institutions qui sont propices à l’accumulation du capital, à la prise de risque et à l’innovation. Ces institutions inclusives sont respectueuses de la propriété privée. Elles reposent sur un système juridique impartial et sur des services publics qui fournissent aux individus l’opportunité d’échanger et de contracter (p. 75). ». Les institutions extractives sont, elles, conçues d’une manière qui permet à un petit groupe d’exercer un contrôle peu limité du pouvoir politique, ce qui lui permet d’extraire des rentes économiques de la population selon les deux auteurs.

Au regard des éléments évoqués plus haut, nous avons des institutions économiques et politiques  extractives en Haïti parce que 1- Le droit de propriété n’est pas respecté. Les lois protégeant la propriété privée existent mais les garanties concernant leur application sont insuffisantes. Un entrepreneur peut se voir dessaisi de son terrain par exemple du jour au lendemain, la question foncière est en effet un sujet sensible en Haïti. On peut aussi facilement imaginer le cas d’un entrepreneur qui décide d’investir dans un nouveau projet en calculant son bénéfice attendu. La probabilité que le gouvernement exproprie son capital va sûrement entrer dans ses calculs et le dissuader d’investir. Le respect  des droits de propriété est primordial en ce sens où les individus ne seront pas disposés à investir et à augmenter par ricochet la productivité si leurs propriétés ne sont pas garanties. L’absence de droit de propriété tue l’investissement et l’innovation et impacte négativement la croissance économique. 2- La qualité de la gestion des affaires publiques, mesurée à travers l’indice global de gouvernance, est mauvaise. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? a) La corruption bat son plein dans le pays (l’un des plus corrompus dans le monde, 159e sur 176 en 2016)[10], l’instabilité politique et la violence sont devenues notre quotidien, b) nous n’avons pas un État de droit en Haïti en ce sens où la protection des personnes et des biens contre la violence et le vol, l’indépendance et l’efficacité du pouvoir judiciaire ne sont pas assurés, c) les citoyens n’arrivent toujours pas à jouir pleinement de leurs droits civils et politiques à cause notamment des élections entachées de fraudes, d) le marché des biens et services, le système bancaire et le commerce extérieur fonctionnent relativement en dehors de toute réglementation de l’État. 3- Le dernier élément qui montre que nos institutions sont extractives, notamment nos institutions politiques dans ce cas particulier, est le contrôle peu limité des dirigeants politiques. La constitution fait état des limites institutionnelles qui sont imposées aux dirigeants politiques mais, dans la réalité, l’homme politique haïtien est « roi » et peut tout se permettre.

En somme, les institutions politiques et économiques haïtiennes sont extractives et constituent la principale entrave au développement du pays. La transition socio-économique passera nécessairement par la mise en place d’institutions inclusives propices à l’accumulation du capital et à la prise de risque.  Pour y arriver, nous aurons certainement besoin d’un miracle de solidarité et d’une prise de conscience collective. Aussi, il nous faudra déterminer, pour mieux lancer la réforme nécessaire et obligatoire, l’origine de ces institutions extractives. A ce titre, Acemoglu D., S. Johnson et J.A. Robinson, nous apportent un élément de réponse dans leur article « The colonial origins of comparative development : an empirical investigation ».

 

4- Les gens de la classe moyenne haïtienne cherchent-ils à vivre comme des riches ou sont-ils à la recherche du minimum de vie décente ?

La dix-septième raison qui, selon l’auteur, prouve qu’Haïti a choisi de devenir ou plutôt de rester pauvre est que la classe moyenne du pays s’appauvrit en voulant vivre comme des riches. Cette assertion sonne comme une insulte proférée à ces rudes travailleurs qui se débattent chaque jour comme des fous pour avoir un semblant de vie décente. En lisant cette phrase « En voulant vivre comme des riches, la classe moyenne s’appauvrit », on peut se poser deux questions majeures : Est-ce que l’auteur sait vraiment ce que c’est d’être riche ou de vivre comme des riches ? De quelle classe moyenne parle-t-il?

La notion de « classe moyenne » se définit comme la partie de la population qui, par son niveau de vie, se situe entre la petite élite aisée et l’immense population pauvre.[11]Il s’agit d’un ensemble non homogène qui varie notamment selon les pays. La classe moyenne se subdivise généralement en deux grandes catégories:

  • la classe moyenne supérieure composée des cadres, des ingénieurs, des professeurs d’université, des personnes exerçant des professions intellectuelles supérieures etc.
  • la classe moyenne inférieure composée des travailleurs sociaux, des infirmières, des instituteurs, professions intermédiaires, comme les contremaîtres, une partie des employés, etc.

L’auteur nous dit que « certains jeunes sont prêts à sacrifier leur revenu mensuel en participant à une activité d’une journée afin de pouvoir s’identifier à une autre classe sociale ou pour faire croire qu’ils ont plus que ce qu’ils possèdent. » Dans ce contexte socio-économique difficile, combien de cette population de jeunes (15-24 ans, 2,2 millions, estimation de 2017) [12] seraient prêts à faire ce sacrifice ? Est-ce que cette proportion est significative à un point tel que le comportement des jeunes concernés pourrait avoir un impact sur la situation globale de la classe moyenne et expliquer l’état de pauvreté du pays ? Combien des jeunes instituteurs ou des jeunes infirmières sacrifieraient leur salaire mensuel pour une activité ludique ? Est-ce qu’un jeune qui travaille depuis plusieurs années ne peut pas se faire plaisir une fois l’an en participant à un show particulier, le festival d’un artiste international qu’il n’aurait pas pu voir donner une performance ailleurs par exemple ? Est-ce que cela signifie vraiment qu’il s’appauvrit ? Est-ce vouloir agir comme un riche ? Le jeune qui paie 4000 gourdes pour participer à un concert de Sean Paul, qui n’a pas les 50 gourdes pour retourner chez lui et peine à manger tous les jours est-il représentatif de la classe moyenne ? Il s’agit là de quelques questions qui peuvent être légitimement posées et qui prouvent clairement que cette dix-septième raison n’a aucune base théorique et statistique solide et découle de ce fait d’une interprétation subjective de l’auteur.

Plus loin, l’auteur affirme que posséder une certaine marque de voiture ou de vêtements, vivre dans un certain type d’appartement ou dans un certain type de quartier ……, c’est vouloir se doter d’une image particulière par rapport à la société… Combien y-a-t-il de gens de la classe moyenne en Haïti pour qui une voiture d’occasion datant de 1998 représente encore un luxe inaccessible ? Combien de gens de la classe moyenne haïtienne peuvent se permettre le luxe de choisir une voiture en fonction de sa marque ? Un instituteur ? Une infirmière ? Un contremaître ? Un professeur d’université ou un cadre supérieur de la fonction publique ? Est-ce que le fait d’avoir grandi dans un quartier sensible nous oblige à y passer toute notre vie ? Est-ce un problème de vouloir vivre dans un quartier plus ou moins tranquille et dans un logement décent ? Certes, le comportement économique irrationnel est regrettable. Mais, combien de gens de la classe moyenne ont un raisonnement économique irrationnel ?

En Haïti, nous avons cette mentalité, liée probablement à la situation socio-économique du pays, qui consiste à penser que quelqu’un qui aspire à de meilleures conditions de vie a la folie des grandeurs. En 2018, avoir un four, un réfrigérateur ou encore habiter une maison décente fait de vous « yon gran fanm », « yon gran nèg» ou comme l’auteur l’a dit quelqu’un qui veut vivre comme un riche. Or, c’est un minimum basique pour bien vivre. Compte tenu de l’état du système de transport en commun en Haïti, avoir une voiture est une nécessité. Nous, les économistes, devons encourager et conseiller les gens de la classe moyenne à faire des choix économiques rationnels parce que, vivre au-dessus de leurs moyens les condamnerait à mener une vie d’endettement, de recherche constante du minimum de subsistance et les empêcherait d’investir dans des activités de production et créatrices de richesse. Mais, nous devons aussi éviter de les inciter à se contenter des conditions précaires dans lesquelles ils vivent ; autrement dit, à se résigner à leur sort.

La classe moyenne haïtienne est constituée de vaillants travailleurs qui se battent quotidiennement pour des conditions de vie meilleures en l’absence de toutes formes d’appui et de politiques de renforcement de la part de l’Etat. Les gens dont l’auteur a dressé le portrait dans son livre ne sont pas représentatifs de cet ensemble. Au lieu de coller une étiquette de personnes ayant la folie des grandeurs à ces braves gens, nous, les économistes haïtiens, devrions plutôt faire un plaidoyer pour l’élaboration de politiques publiques visant à favoriser l’émergence d’une classe moyenne forte, ce qui est vital pour l’économie.

Stevens SIMPLUS

 

[1] Oriol M. et Vilaire P. (2008), Exposition, Chefs d’Etat en Haïti : Gloire et Misères, 1804-1986, Fondation pour la recherche documentaire et iconographique.

[2] Michel Hector, « Mouvements populaires et sortie de crise (XIXe – XXe siècles) », Pouvoirs dans la Caraïbe, 1998, Cité par Dalencourt F., op. cit., p. 132.

[3] « Chefs d’Etat en Haïti: gloire et misères (1804-1986) », version corrigée 1.01, avril 2008.

[4] Michel Hector, « Mouvements populaires et sortie de crise (XIXe – XXe siècles) », Pouvoirs dans la Caraïbe, 1998, Cité par Dalencourt F., op. cit., p. 132.

[5] Castor S. (1988) : « L’occupation américaine d’Haïti », Société Haïtienne d’Histoire, 272 pages.

[6] Chefs d’Etat en Haïti: gloire et misères (1804-1986), version corrigée 1.01, avril 2008.

[7] Rémy Montas (2005), « La pauvreté en Haïti : Situation, causes et politiques de sortie», Commission Economique pour l’Amérique Latine et les Caraïbes (CEPALC).

[8] Cité par Rémy Montas dans «La pauvreté en Haïti : Situation, causes et politiques de sortie », 2005.

[9] Hali J. Edison (2003): « Qualité des institutions et résultats économiques », Fonds Monétaire International (FMI), working paper.

[10] Transparency International (2016), corruption perceptions index 2016.

[11] Julien Damon (2013), « Les classes moyennes dans les pays émergents », Fondation pour l’Innovation Politique (FONDAPOL), 38 pages

[12] Estimation de l’auteur de cet article au moyen des données de l’IHSI

 

 Bibliographie

  1. Acemoglu D., S. Johnson, J.A. Robinson (2001): « The colonial origins of comparative development: an empirical investigation », American Economic Review, 91, December, pp. 1369-1401.
  2. Acemoglu D., S. Johnson, J.A. Robinson (2001): « Reversal of Fortune: Geography and Institutions in the making of the modern world income distribution, Quaterly journal of economics 117, 1231-1294.
  3. Angeles L. (2011): «Institutions, Property Rights, and Economic Development in Historical Perspective », discussion paper, University of Glasgow.
  4. Bardhan P. (2005): « Institutions matter, but which one? », Draft, University of California, Berkeley, disponible sur http://repositories.cdlib.org/ cgi/viewcontent.cgi?article=2593& context=postprints.
  5. Bigot R. (2008): «Les classes moyennes sous pression», Centre de Recherche pour l’Etude et l’Observation des Conditions de Vie, Cahier de recherche N° 249.
  6. Castor S. (1988) : « L’occupation américaine d’Haïti », Société Haïtienne d’Histoire, 272 pages.
  7. Hector M. (1998): «Mouvements populaires et sortie de crise (XIXe – XXe siècles), Pouvoirs dans la Caraïbe [En ligne], 10|1998, mis en ligne le 05 mai 2011, Revue du CRPLC, disponible sur http://journals.openedition.org/plc/557;DOI:10.4000/plc.
  8. International Monetary Fund (IMF) (2003), Growth and Institutions, World Economic Outlook 2003, Chapter III, pp. 1-34.
  9. Julien Damon (2013), « Les classes moyennes dans les pays émergents », Fondation pour l’Innovation Politique (FONDAPOL), 38 pages
  10. Oriol M., Vilaire P. (2008): «Exposition, Chefs d’Etat en Haïti : gloire et misères, 1804-1966 ».
  11. Rodrik D., A. Subramanian, Francesco T. (2003): « Institutions Rule: The Primacy of Institutions over Geography and Integration in Economic Development, pp. 71-95, disponible sur http://plc.revues.org/557.
  12. Singh, Raju Jan, and Barton-Dock, Mary. « Haïti : Des opportunités pour tous. » Diagnostic-pays systematique. Washington, DC : La Banque mondiale. Licence: Creative Commons Attribution CC BY 3.0 IGO.
Stevens Simplus détient un master en Économie du développement et gestion de projets internationaux de l’université Paris-Est Créteil (UPEC). Stevens a obtenu un diplôme d’études supérieures (DES) en Statistique au Centre de Techniques de Planification et d’Économie appliquée (CTPEA) et a également étudié les sciences économiques à la Faculté de Droit et des Sciences économiques (FDSE) de Port-au-Prince. Stevens travaille actuellement comme consultant en économie du développement pour des organisations internationales en Haïti. Il est membre fondateur et Directeur de programme de POLICITÉ, un think-and-do tank non-gouvernemental et non-partisan basé en Haïti visant à impulser la conception et l’implémentation de politiques publiques de développement efficaces centrées sur les citoyens par la recherche, le débat, la publication et la diffusion de propositions de politiques innovantes auprès des décideurs et du grand public.

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