Rassurez-vous ! Ce n’est pas une histoire diabolique que je m’en vais vous conter !
Nous étions aux alentours des années 86-87 quand Haïti s’émancipait dans une ébullition politique, sociale et culturelle où tous les espoirs étaient permis pour la liberté de parler, de lire, d’écrire, de découvrir ce que dans son abrutissement interdisait la dictature des Duvalier.
À une certaine époque de ce temps-là, je me souviens que sur plusieurs stations de radios de Port-au-Prince passait de temps à autre l’invitation à la rencontre de « Lucifer » — une nouvelle pièce théâtrale du dramaturge Frédéric Surpris. Cet artiste symbolisait le théâtre haïtien de par lui-même dans ses interventions sur les médias, dans ses déclamations sur scènes, dans ses connaissances approfondies sur le sujet.
Il était en effet le metteur en scène, l’acteur principal jouant le rôle de Lucifer et un auteur prolifique débordant de créativité et d’imagination. Celui-là encore qui deviendra le fameux « Patrick Mérien » à la voix masculine et suave du feuilleton radiophonique « Roye ! les voilà ! » sur Radio Métropole.
C’était la première fois que je me rendais à un spectacle au Lycée Marie-Jeanne avec l’envie fébrile de voir, juger, jauger et vivre des scènes théâtrales, apprécier le jeu des acteurs et me former une opinion de cet art. J’étais intellectuellement curieux, avide d’arts et d’évasions, vibrant avec le pays au rythme d’une vraie citoyenneté reconquise.
Entouré d’un nombre impressionnant de jeunes écoliers comme moi dans le vaste auditorium du lycée, le public savourait une aventure artistique hors du commun. Je ne me souviens pas dans les détails de l’exact scénario de cette pièce, mais grosso modo il s’agissait du Prince des Ténèbres qui, déchu du Paradis, assis sur son trône en enfer, débattait avec ses sujets de son sort, sa philosophie et sa relation avec Dieu et les hommes.
Cela n’avait rien de satanique et n’était point une injure à la religion chrétienne. Sur les planches de cet auditorium se présentait un monde en dehors de Port-au-Prince, hors d’Haïti, loin des frontières terrestres, s’épanouissant pleinement dans le royaume imaginaire où règne Lucifer. Loin de ressembler à une géhenne, ce royaume sobre en décor révélait toutes sortes de créatures assujetties à Lucifer, plus humains que diables, projetant extérieurement toutes nos émotions facilement reconnaissables : l’amour, la haine, l’orgueil, la pitié, le désir, l’envie, la tristesse, la gaieté et tutti quanti.
Pour moi, je qualifiai cette œuvre de magistrale pour la trame du récit et l’opportunité qu’elle m’offrait d’explorer les yeux grands ouverts l’univers magique du théâtre dans l’art du jeu, les gestes précis, l’équilibre fragile et complice du public et des acteurs où le moindres rire, toux ou éternuement fait partie du spectacle.
Le théâtre est l’art de la scène où dans un spectacle vivant se recrée un monde de vies pouvant entremêler aisément chants et danses, amours et déceptions, angoisse et comédie, inquiétudes et béatitudes. Dès l’époque coloniale, il est rapporté que nos ancêtres esclaves créaient leur théâtre pour dénoncer les travers du système esclavagiste et rêver d’un monde différent, d’un monde libre. Contrairement au cinéma, le droit à l’erreur n’existe pas, car les scènes ne peuvent être reprises, c’est ce qui peint toute sa beauté.
Rassoul Labuchin, ou Yves Médard de son vrai nom, homme de théâtre émérite, eut à écrire en mai 2009 dans Le Nouvelliste en parlant du théâtre : « … cet art qui a su conquérir les peuples de civilisations diverses, se révèle le garant de leur liberté et les conduira sur la voix du progrès, de la démocratie et de l’accomplissement de leurs rêves ancestraux. » C’est sur ce même ordre d’idées que j’envisage l’utilité, la nécessite et même la finalité du théâtre pour notre pays. En plus de distraire ou de retenir le public en haleine, le théâtre peut également éduquer, conscientiser les citoyens, adoucir les mœurs et enrichir la culture.
J’ai eu la chance après la superbe représentation de « Lucifer » de rencontrer M. Surpris et de le féliciter de vive voix ainsi que les autres actrices et acteurs pour leurs jeux de scène et leurs talents respectifs. L’un d’eux, Justima Emmanuel qui avait joué avec maestria le majordome du diable, son conseiller et confident était un ainé me précédant à ce moment-là de deux promotions au Canado. De son succès, j’en reflétais de la fierté.
Et vers les onze heures du soir, rentrant chez moi, balloté par la douce brise d’un vent caribéen, je ne rêvais que de théâtre, d’arts et d’écritures. À ma mère qui m’attendait sur le perron de la maison, je déclarai péremptoirement : « Ca y est Maman ! je sais ce que je veux faire dans la vie, je serai un homme de théâtre ! ». Elle me regarda avec cette tendresse de mère et me dit tout simplement : « Eh bien mon fils… dans ce pays… wap mouri grangou ! »
Comme un torrent, cette simple phrase d’une limpide vérité engloutit mes ambitions théâtrales, et ne resta en moi qu’un goût prononcé pour cet art dramatique.
Patrick André
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