Pourquoi les Haïtiens ont si peur des «mèt dlo» ?

«Il faut distinguer la peur des eaux douces de celle des eaux salées », analyse pour AyiboPost le géographe Jean-Marie Théodat

Lorsqu’il était enfant, Kleavens Joachim* a assisté à la pénible scène d’une adolescente se débattant entre la vie et la mort à la rivière «Ti Sab» de Miragôane.

La vie triomphera, mais l’évènement laisse Joachim, aujourd’hui 22 ans, avec la conviction que les eaux sont possédées par des esprits.

Cette crainte des étendues liquides, la mer comme les rivières, traverse la société haïtienne.

Dans l’imaginaire de plusieurs communautés de l’ile, l’eau se trouve peuplée de personnages surréalistes souvent non bienveillants.

«Il faut distinguer la peur des eaux douces de celle des eaux salées », analyse pour AyiboPost le géographe Jean-Marie Théodat.

«Pour les rivières, la peur est liée à la croyance d’un monde aquatique où les « mèt dlo » font des victimes pour se nourrir, poursuit Théodat. C’est une image assez effrayante, des divinités aquatiques. »

Au-delà de cette frayeur, observe le professeur des universités, subsiste l’attachement d’un campagnard à l’eau. « La rivière où il fait ses lessives, rencontre son amoureux.se et joue… représente pour lui une source de richesse et de joie. »

Pour les rivières, la peur est liée à la croyance d’un monde aquatique où les « mèt dlo » font des victimes pour se nourrir

Certains, comme Nadya Chery, supportent les rivières, mais ont la mer en phobie.

Petite, Chery prenait plaisir à se baigner à la rivière Ladig de Petit-Goave quand sa mère y partait faire la lessive.

Mais le mystère du monde sous-marin et ses esprits effraient la jeune femme. « Si j’apprends à nager, je me baignerai peut-être un jour à la mer », concède Chery.

Cette relation contradictoire intrigue les chercheurs. Pour le géographe Jean-Marie, ceci s’explique par le fait que la mer représente un univers beaucoup plus répulsif pour l’haïtien.

« La phobie de la mer est à la fois liée à un traumatisme colonial et postcolonial », déclare Théodat expliquant que la mer reste un lieu qui a joué un rôle important dans la traite négrière. Beaucoup d’esclaves ont été jetés dans la mer.

La phobie de la mer est à la fois liée à un traumatisme colonial et postcolonial

Après l’indépendance, les autorités étatiques n’ont jamais encouragé une éducation tournée vers la natation et les activités marines. La grande majorité des écoles publiques et privées du pays ne disposent d’aucune piscine pour apprendre les adolescents à nager.

«Rien n’a été fait pour démystifier le rapport que l’haïtien entretient avec la mer», déclare le détenteur d’un doctorat de géographie de l’Université Paris X-Nanterre.

Ceci contribue à expliquer la répulsion chez l’haïtien pour les métiers marins. Seulement 50 000 familles haïtiennes pratiqueraient la pêche, selon un rapport de 2010 du ministère de l’Agriculture, des ressources naturelles et du développement rural.

Or, la nage offre des avantages thérapeutiques.

Andy Charles Olivier Joseph enseigne la natation depuis quatre ans dans des clubs privés en Haïti. Selon lui, la nage permet de contrôler la respiration, ce qui va réduire les risques des maladies cardio-vasculaires.

Pour nager, tous les muscles du corps sont mobilisés. « Le mouvement du corps dans l’eau peut prévenir et combattre l’atrophie musculaire », continue Charles.

Selon des études, nager aide à vivre plus longtemps, renforce le poumon, améliore les performances du cerveau, lutte contre le stress, aide à dormir mieux, renforce les os et combat certaines douleurs chroniques.

« C’est dommage que cette discipline sportive n’ait pas de place dans l’éducation en Haïti », regrette le professeur, Charles.

Nager aide à vivre plus longtemps, renforce le poumon, améliore les performances du cerveau, lutte contre le stress, aide à dormir mieux, renforce les os et combat certaines douleurs chroniques

Le collège Catts Pressoir fait partie des rares établissements scolaires à prendre la natation au sérieux.

«L’institution avait des contrats avec des institutions de natation externes », selon son directeur Guy Étienne. «Mais depuis le Covid-19, on a arrêté, précise Étienne à AyiboPost. On souhaite continuer à offrir à nos élèves ce cours, mais on attend que la sécurité se rétablisse dans le pays.»

D’autres efforts institutionnels sporadiques viennent à la rescousse.

La plupart des églises adventistes par exemple ont une structure pour initier certains jeunes à la nage.

«À l’université adventiste de Diquini, une piscine de natation est disponible pour les églises adventistes dans la zone métropolitaine, de Carrefour et de Mariani », confie à AyiboPost Jean Mervens Charles, chef guide de l’église adventiste de Diquini. Selon Charles, « c’est une formation obligatoire pour tous les chefs guide de l’église ».

La grande majeure partie des Haïtiens habitent une ile, mais ne savent pas nager. En l’absence d’une réelle politique pour renouer Haïti avec ses 1 770 km de côtes, le pays continuera d’avoir une insularité ambiguë.

Par Tchika Joackim

Image de couverture : freepik

* Kleavens Joachim est le frère de Tchika Joachim, l’auteur de cet article.

Visionnez notre reportage publié en avril 2023 sur le voyage clandestin en mer, communément appelé « pran kanntè » en Haïti :