L’État haïtien a signé un contrat avec la firme allemande Dermalog, spécialisée dans la fabrication de dispositifs biométrique afin de fournir des cartes d’identification aux citoyens haïtiens. Cependant, des organisations de la société civile dénoncent la corruption qui entacherait l’accord
Trois mois après son investiture, le président haïtien Jovenel Moïse, a adopté en conseil des ministres un projet de loi instituant la carte d’identification nationale unique et portant sur la protection des données personnelles. C’était le 19 avril 2017.
La justification de l’initiative se trouve sur le site du secrétariat général du conseil des ministres. Il est écrit que « dans l’état actuel des choses, l’État haïtien est incapable de fournir des pièces d’identité à tous ses citoyens. Il ne dispose pas d’un système d’identification nationale sécurisé.» De ce fait, l’État haïtien a décidé d’introduire le projet de loi.
Les différents changements
Avec ce projet de loi, la carte Carte d’identification nationale unique (CINU) remplace la Carte d’identification nationale (CIN). Et un Numéro d’Identification unique (NUNI) remplace aussi le Numéro d’Identification nationale (NIN). La CIN se renouvelait chaque 10 ans. La CINU, de son côté, se renouvellera chaque 15 ans.
La CINU comporte le nom de son détenteur, le nom de l’épouse de la femme mariée, le (s) prénom (s), la date de naissance, le sexe, le statut matrimonial, le NINU, la photographie numérique, les armoiries de la République d’Haïti en filigrane et une puce intelligente.
Cette puce intelligente recueille de son côté, l’empreinte digitale du détenteur de la carte, l’empreinte de l’iris (yeux), les données biographiques et la signature du citoyen.
Un projet de loi non validé par le parlement
Constitutionnellement, seul le parlement dispose du pouvoir de discuter et de voter des lois. Cependant, le projet de loi DERMALOG n’a pas été voté par les parlementaires.
Le sénateur Youri Latortue confirme qu’il n’y a aucun texte de loi sur le changement de la CIN. « C’est réellement la plus complète illégalité », déclare-t-il, tout en précisant qu’aucune provision légale ne permet ce tel remplacement.
Deux avis défavorables de la CSCCA
La cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA) a été sollicitée pour donner son avis sur un contrat entre l’État haïtien et l’entreprise Dermalog. Cependant, le tribunal qui juge des litiges d’ordre financier et administratif a émis « deux avis défavorables » à la signature de ce contrat.
Le premier avis est émis le 16 février 2018. Et, le second le 11 avril 2018.
Pour justifier le choix du gouvernement de passer outre la position de la cour, le ministre de la Justice d’alors Heidi Fortuné, a précisé que l’avis de la CSCCA a été recueilli, comme le veut la loi. Mais l’approbation de ladite Cour dans ce cas précis n’est pas nécessaire.
Dans les recommandations de la Cour des comptes, rapporte l’ancien ministre, il est demandé la reprise de la procédure de passation de marchés avec la participation d’autres entreprises.
Le contrat Dermalog est signé
Après le refus de la CSCCA, l’État a décidé de classer le contrat DERMALOG comme relevant de la « sécurité publique », ce qui rend l’avis favorable de la cour non nécessaire pour l’exécution du contrat en vertu de l’arrêté du 4 septembre 2017 fixant les règles de procédures de passation de certains marchés.
Le gouvernement Moïse/Lafontant a adopté en conseil des ministres une résolution donnant autorité au directeur de l’Office National d’identification (ONI) d’alors Jude Jacques Élibert de mettre en œuvre le contrat.
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Le contrat a été signé. D’une part, l’État haïtien est représenté par le ministre de la Justice et de la Sécurité publique, Heidi Fortune et le directeur général de l’ONI, Jude Jacques Élibert. Et d’autre part, Jean François Kipp, directeur des ventes Afrique, a représenté DERMALOG.
Ce contrat, visé par le Premier ministre d’alors, Jacques Guy Lafontant, est établi pour une durée de sept ans. Malgré son classement dans la rubrique sécurité nationale, il y est écrit que l’accord sera effectif «à compter de la date d’entrée en vigueur, coïncidant avec celle de la signature du contrat par la Cour Supérieure des Comptes et du contentieux administratif (CSCCA)».
Le contrat s’élève à 27 700 000 dollars américains. L’État haïtien doit verser une première somme de 30% dès réception de la notification d’approbation du contrat par la CSCCA (confusion puisque l’avis de la CSCCA n’est plus obligatoire). Une deuxième tranche de 50% au fur et à mesure que le système est mis en place et fonctionne. Une troisième de 20% après la mise en service définitive du système.
Le premier versement
L’administration Moïse/Lafontant a transféré 8,2 millions de dollars américains à la firme allemande Dermalog le 13 juillet 2018. Le président du conseil d’administration de la BNC, Fernand Robert Pardo en a donné confirmation, dans une correspondance datée du 6 août 2018, adressée au président du Sénat d’alors, Joseph Lambert. Ce montant représente 30 % du montant total de 27,7 millions de dollars.
Personne ne sait d’où provient exactement le montant. La copie de la résolution prise en Conseil des ministres le 30 avril 2018 autorisant le transfert des 8,2 millions de dollars américains à Dermalog n’est pas publique.
Le second versement, entaché d’irrégularités
Plus tard, le sénateur Youri Latortue a informé qu’un autre transfert de 2 000 000 dollars américains a été réalisé au profit de la Dermalog, sans que ce montant n’ait été prévu dans le contrat.
Selon l’élu de l’Artibonite, ce transfert d’argent n’a pas été effectué directement d’une banque d’Haïti à l’Allemagne. De préférence, ce fonds transféré via une banque intermédiaire de New York aurait transité par une autre banque en Afrique du Sud. La Banque Nationale de crédit (BNC), de son côté, a confirmé le transfert, mais non sa traçabilité.
«Le versement de ce montant n’est prévu nulle part dans le contrat de Dermalog. Est-ce que c’est normal ?» se demande le responsable du Réseau de défense des droits humains (RNDDH), Pierre Espérance.
La première dame citée dans l’affaire Dermalog
Dans les premières conclusions du rapport préliminaire concernant l’affaire Dermalog, la commission éthique et anticorruption du Sénat a souligné, entre autres, qu’il y a détournement de fonds et plusieurs erreurs graves dans le contrat signé entre l’Etat et la firme Dermalog.
Questionné par la commission le 7 décembre 2018, le directeur de l’ONI eut à déclarer que Martine Moïse, l’épouse du président Jovenel Moïse, était présente avec lui à Cannes. Selon lui, c’est la première dame qui a fait choix de la firme Dermalog.
Dans une note, le 11 décembre 2018, le bureau de communication de la première dame de la République dément les informations selon lesquelles Madame Martine Moïse aurait été dans une délégation avec le directeur général de l’ONI Jude Jacques Elibert.
Pourtant, une vidéo disponible sur la chaîne YouTube de la première Dame prouve techniquement qu’il était dans la délégation. La Première Dame a visité plusieurs institutions en France en compagnie du Directeur Général de l’ONI contrairement au communiqué du bureau de la communication. On la voit même essayer la technologie de DERMALOG.
Politiciens et organisations de la société civile protestent
Comme déjà mentionné, le contrat liant l’État haïtien et la firme Dermalog a été signé, malgré deux avis défavorables de la CSCCA.
Trois organisations dénoncent des cas de corruption : le Conseil national des acteurs non étatiques (CONHANE), le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), la Commission épiscopale nationale Justice et Paix (CE-JILAP) et le Centre d’analyse et de recherche en droits de l’homme ( CARDH).
Selon ces structures, le contrat constitue une violation flagrante de la constitution. L’article 200 alinéa 4 dispose : «La cour supérieure des comptes et du contentieux administratif est consultée sur toutes les questions relatives à la législation sur les finances publiques et sur tous les projets de contrats, accords et conventions à caractère financier et commercial auxquels l’État est parti».
De plus, selon ces organisations, le contrat viole le décret du 4 mai 2016 portant sur la préparation et l’exécution des lois de finances. L’article 85 de ce décret mentionne que : «Tous les projets de contrats, accords et conventions à caractère financier ou commercial où l’État est parti doivent faire l’objet d’une consultation de la CSCCA avant leur signature par les parties».
RNDDH, CARDH et CONHANE ont précisé dans un rapport rendu public en aout 2019 que ce contrat n’aurait pas dû démarrer en raison du fait que la CSCCA, sollicitée, avait donné, à deux reprises, un avis défavorable. « Les suspicions deviennent alors légitimes puisque l’État haïtien a donné l’impression d’avoir à tout prix voulu donner suite à ce contrat», dénonce le directeur du RNDDH.
Pas d’informations fournies aux citoyens
Depuis le début de ce dossier, aucune note officielle émanant des autorités étatiques ne vient informer le peuple haïtien. Les autorités n’ont fourni aucune information pour justifier le changement de la base de données et le changement des numéros d’identification, qui passe de dix-sept (17) à dix (10).
Cependant, l’article 40 de la Constitution précise : « Obligation est faite à l’État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale. »
Deux cartes d’identification sur un seul territoire
Les Haïtiens fonctionnent toujours avec l’ancienne carte de l’ONI. Cependant, dans un communiqué publié le 17 septembre 2019, le ministère de la Justice et de la Sécurité publique (MJSP) invite tous les citoyens à se munir de la nouvelle carte d’identification émise par la firme allemande Dermalog. Il est précisé que la nouvelle carte d’identification nationale sécurisée, émise par l’ONI, remplace la précédente. Elle sera reconnue et acceptée par toutes les institutions publiques et privées du pays sur simple présentation.
Un délai expirant le 31 décembre est accordé aux citoyens ayant l’âge requis pour se procurer leur nouvelle carte d’identification nationale au bureau de l’ONI le plus proche.
Et si le contrat concernait la sécurité publique?
Le lundi 4 septembre 2017, un arrêté fixant les règles de procédures de passation de certains marchés de travaux de fournitures, de prestations intellectuelles et de services dans les domaines de défense ou de sécurité nationale a été publié dans le journal le moniteur.
Selon cet arrêté, la CSCCA devrait donner seulement une consultation sur les contrats de ces types passés entre l’Etat haïtien et une autre personne. S’il était avéré que le contrat DERMALOG concerne les domaines de défense ou de sécurité nationale, il s’agirait d’un exercice légal puisque la CSCCA ne peut que prodiguer des recommandations.
Cependant, le contrat Dermalog mentionne que : « La date d’entrée vigueur est la date à laquelle l’État haïtien aura notifié à Dermalog que la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif a approuvé le présent contrat». Il n’y a pas eu approbation.
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