Le dollar américain circule librement dans le pays. Cela a une influence sur le taux de change. La mauvaise gouvernance aussi explique pourquoi le dollar devient si cher, analyse l’économiste Pierre Marie Boisson
En 2013 la Banque de la République d’Haïti a décidé que toutes les transactions par carte de crédit, effectuées sur le territoire du pays se feraient en gourdes. C’était une tentative de dédollarisation de l’économie.
Si la BRH a pris cette mesure, c’était en partie pour contrôler le taux de change galopant. Quelques années après, le 9 avril 2020, pour la première fois, une banque commerciale a affiché le taux de 100 gourdes pour 1 dollar, à la vente.
La BRH n’a pas encore pris de mesures pour freiner cette dépréciation accélérée de la monnaie nationale. Les possibilités que le dollar devienne encore plus cher sont réelles. La dollarisation de l’économie, même partielle, est aussi un facteur à prendre en compte pour comprendre l’augmentation du taux de change.
Des billets verts partout
La gourde et le dollar circulent librement sur le territoire haïtien, mais la monnaie étrangère est la préférée. C’est une situation de dollarisation partielle. Quand elle est totale, la dollarisation est l’adoption d’une monnaie étrangère dont l’Etat n’a pas le contrôle.
Selon l’économiste Pierre Marie Boisson, qui cumule une expérience de 30 ans dans le secteur financier haïtien, la dollarisation découle du manque de confiance des utilisateurs dans la monnaie locale. La monnaie étant aussi un bien, les lois de l’offre et de la demande, dans une certaine mesure, s’appliquent aussi à elle.
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L’augmentation de la masse monétaire en gourdes, entre autres facteurs, fait perdre de la valeur à la monnaie locale. Elle devient instable.
Les utilisateurs de la monnaie veulent de la stabilité. Ils courent alors vers le dollar, considéré comme plus sûr. C’est le début du processus de dollarisation. Une dollarisation partielle accélérée peut entraîner une dollarisation complète.
Bonne ou mauvaise ?
La dollarisation complète a ses avantages. « En adoptant le dollar, dit Pierre Marie Boisson, on empêche l’Etat de faire du déficit monétisé, car il ne peut pas imprimer des dollars. On réduit ainsi l’inflation, car elle est aussi liée au déficit budgétaire. »
Mais, selon Pierre Marie Boisson, les inconvénients pèsent plus lourd surtout pour un pays comme Haïti : « Le marché local haïtien est trop petit. De plus, il n’y a pas une classe moyenne dépensière. Le pays doit donc trouver de plus grands marchés à l’extérieur, et ainsi exporter. Mais pour exporter, il faut être compétitif. Pour être compétitif, on peut dévaluer la monnaie locale. Cependant si on adopte le dollar complètement, on perd cette capacité de dévaluation, donc on ne peut plus compenser le manque de compétitivité. »
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Selon l’économiste, des pays comme la Chine ou la République dominicaine ont utilisé cette stratégie de dévaluation pour développer leur économie.
En outre, dans une économie dollarisée complètement, l’État n’a plus la capacité d’ajuster le taux de change. Et s’il y a une crise, la fuite de capitaux vers l’étranger peut être plus rapide.
Dollarisation et taux de change
La dollarisation a un lien étroit avec le taux de change, car la quantité de dollars en circulation influe sur celui-ci. Mais la mauvaise gouvernance peut être à la base d’un taux de change grimpant. En 2019, l’État haïtien a connu un fort déficit budgétaire. Cela a causé une augmentation de la quantité de gourdes en circulation.
« L’Etat s’habitue à faire du déficit monétisé, explique l’économiste. Pour payer des biens et des services, il envoie des chèques sans provision à la BRH. La Banque centrale paie ces chèques, donc elle émet des gourdes. En capturant ces gourdes, l’État crée une pression sur la gourde. Au fur et mesure, il y a plus de gourdes que de dollars. »
Comme le dollar devient rare, les consommateurs veulent l’acquérir à tout prix et le taux augmente. Les gens qui ont des dollars spéculent que cette augmentation va continuer, et décident de garder leur argent en monnaie étrangère. Cela crée aussi une rareté qui fait augmenter le taux de change.
D’autres facteurs influents
Ce n’est pas seulement ainsi que le taux de change peut augmenter. Selon l’économiste, il y a plus d’Haïtiens qui perçoivent leur revenu en dollar qu’en gourde. Les transferts de l’étranger sont en effet une part non négligeable de rentrée de dollars dans le pays.
« Lorsque les gens reçoivent des dollars, ils les dépensent en biens et en services, affirme Pierre Marie Boisson. Mais ces dollars vont en grande partie laisser l’économie pour acquérir encore plus de biens et de services. Cette demande excédentaire de dollars crée une pression. L’offre de dollars crée une demande de dollars. »
Mais, il est possible aussi dans ce même scénario que la gourde s’apprécie, c’est-à-dire que le taux de change n’augmente pas aussi rapidement qu’il aurait dû. « Cela arrive si dans un temps donné, les rentrées de dollars ne sont pas équilibrées par la mise en circulation de gourdes, parce que la gourde n’est pas injectée aussi rapidement dans l’économie que les dollars qui y entrent », dit Boisson.
De plus, en ce moment, les transferts de la diaspora ne sont pas aussi nombreux que l’année dernière, ce qui amène à la situation de rareté qui influe sur le change.
Quelles mesures envisager ?
Comme le taux de change est intimement lié à la masse de dollars en circulation, l’un des acteurs les plus capables d’intervenir est la Banque centrale. « Elle peut faire des interventions de plusieurs centaines de millions de dollars dans un mois, pour choquer le marché, explique l’économiste. Elle peut aussi racheter des dollars en circulation, les mettre dans ses réserves, et ainsi créer des gourdes. Si on cherche à équilibrer la croissance des gourdes et la croissance des dollars quand ils rentrent, le problème peut être résolu. »
La quantité de dépôt en dollar, par rapport aux dépôts en gourdes, est aussi une facette de la dollarisation. Comme celle-ci a un impact sur le taux de change, il pourrait être intéressant pour la BRH d’intervenir. « On pourrait interdire les dépôts en dollar, sauf les dépôts à terme. Ainsi on réduirait l’envie des consommateurs d’épargner en dollars », croit Pierre Marie Boisson.
Le rôle de la BRH est d’autant plus important que les banques commerciales ont de moins en moins d’emprise sur le taux de change, d’après l’économiste. « Les banques ne peuvent pas prendre position sur le marché, dit-il. Elles ne peuvent pas acheter des dollars sans les revendre. En outre elles sont en compétition entre elles pour sécuriser les meilleurs taux pour leurs clients. Le marché a échappé aux banques, car une multitude de sous-agents ont fait leur apparition. On ne peut pas dominer un marché rempli d’acteurs. »
Une crise prochaine ?
Si la Banque centrale décide d’intervenir pendant la flambée du taux de change, celui-ci observera un coup d’arrêt. Mais il faut aller à la base même du problème, selon Pierre Marie Boisson. « Il faut discipliner l’État, affirme-t-il. Le déficit budgétaire qui a causé la crise [en 2019] était de 24 milliards de gourdes, or déjà d’octobre 2019 à mars 2020 on en était à 28,7 milliards. La crise peut donc être encore plus grande. »
En avril 2020, le FMI a accordé un appui budgétaire à Haïti de l’ordre de 112 millions de dollars, d’après Boisson. Cet argent est assorti de conditions : « Sous la supervision du FMI, l’État devra mettre de l’ordre dans ses finances. Si tout se passe bien, après six mois le pays pourra recevoir des prêts d’autres bailleurs internationaux. »
Mais déjà, selon l’économiste, les finances publiques sont mal parties. « Quand on regarde les comptes publics, on peut croire que l’État n’a fait aucun déficit, car à la section dédiée au financement monétaire, il n’y a rien. Mais en fait, en cherchant bien, j’ai observé qu’il y a un déficit de l’ordre de 17 milliards de gourdes, dont 12 milliards financées par la BRH, sous une autre rubrique », révèle Pierre Marie Boisson.
Jameson Francisque
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