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Port-au-Prince, capitale de la contrefaçon !

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La contrefaçon des livres et des films ne cesse de gagner du terrain en dépit du fait que les artistes et les auteurs se plaignent. Pendant que certaines œuvres sont au-dessus du pouvoir d’achat des Haïtiens les plus pauvres, il y a toute une industrie qui travaille dur pour servir à vil prix cette couche sociale.

Après l’énorme succès du film Barikad à Port-au-Prince en 2001, le réalisateur Richard Sénécal décide de se rendre à la ville des Cayes pour une projection. Toute l’équipe est prête et toutes les négociations sont faites pour que la projection ait lieu un vendredi soir.  Le jour J, aucun spectateur ne se présente devant la salle de cinéma. Richard Sénécal est dépité, il ignore encore que son film a été diffusé la veille sur une télévision de la ville. Informé, le réalisateur assigne le directeur de la chaîne. Le procès s’étend sur plus d’une année ; sans excuse ni amende, le juge finit par reporter l’affaire. Le réalisateur décide de laisser tomber pour ne pas perdre davantage de temps. C’est Richard Sénécal qui nous fait le récit de cette histoire, parmi les nombreux drames qu’il a connus dans son métier, au royaume de la contrefaçon haïtienne.

Le réalisateur nous confie que la violation du droit d’auteur s’exerce sous plusieurs formes : « D’abord, les télévisions haïtiennes ne paient pas leurs dus. La contrefaçon se fait par les DVD, mais cette nouvelle forme se voit remplacer par la contrefaçon en ligne ». Sénécal considère la contrefaçon comme l’un des risques du métier de cinéaste. Toutefois, il parvient mieux à gérer la contrefaçon en ligne par rapport à celle des disques qu’il n’arrive pas à contrôler.

La contrefaçon, un métier rentable

« J’ai vendu pour plus de 35 000 gourdes de DVD du film We love you Anne (la suite de I love you Anne) de Richard Sénécal, le mois même où sortait le film », nous apprend Emmanuel, un vendeur de disques au Champ de Mars. « Je suis allé filmer l’écran dans une salle de cinéma au Cap-Haïtien sans que personne ne s’en aperçoive. Je me suis fait passer pour un spectateur lambda », ajoute-il. Pendant que le film était diffusé dans les salles de cinéma à 1000 gourdes, Emmanuel le recelait à 250 gourdes seulement. Il vend tous types de films : horreur, romance, comédie, pornographie, etc. Le vendeur se rappelle encore du film avec lequel il a obtenu son plus grand succès, c’était La rebelle, il y a douze ans de cela, cependant il ne souhaite pas donner de chiffres.

Stockage de papier dans une imprimerie clandestine à Port-au-Prince.

Dans le monde des livres contrefaits, c’est une autre affaire. Après-midi étouffante, dans une imprimerie clandestine du bas de la ville, le propriétaire explique tout le processus qui mène à la contrefaçon réussie d’un livre. La première étape consiste à acheter un livre à la librairie, ensuite il est passé dans une photocopieuse spéciale. De là, on obtient un prototype appelé « master ». C’est le master qui va être multiplié pour donner le nombre de livres souhaité. « Il n’y a rien que la machine ne puisse faire. S’il existe quelque chose dans la contrefaçon qui nous échappe, c’est le logo d’Henri Deschamps, parce qu’il est fabriqué à l’étranger», confie l’imprimeur. Ils ne font pas le master, donc ils l’achètent auprès d’une autre entreprise. La guillotine (une machine qui coupe les papiers) à elle seule coûte 18 000 dollars US ; elle est importée de la République Dominicaine.

L’imprimerie elle-même rapporte beaucoup. Surtout lors de la rentrée des classes. Durant cette période,  les parents veulent des manuels pour leurs enfants et certaines écoles veulent des livres pour vendre aux parents. « Nous vendons à des grossistes qui eux-mêmes vont distribuer aux détaillants. Suivant la valeur de notre production, nous pouvons réduire jusqu’à 50% le prix d’un livre par rapport à la librairie », nous raconte le responsable de l’imprimerie, sans aucune gêne.

 

Pas d’alternative

La contrefaçon n’épargne pas même un dignitaire d’université. Au téléphone, Hérold Toussaint, professeur et vice-recteur aux affaires académiques à l’Université d’État d’Haïti, tombe des nues. Il ignorait que son ouvrage Le métier d’étudiant est massivement copié et vendu à vil prix aux étudiants désargentés : « Laissez-moi vous rappeler. Je vais contacter mon imprimerie pour comprendre ce qui se trame. Il y a une main invisible que je ne peux contrôler ». En effet le livre est disponible en librairie aux prix de 650 gourdes, tandis qu’à la faculté de Droit et des sciences Économiques, il se vend à 500 gourdes. Et que, devant ladite faculté, le livre contrefait ne coûte que 250 gourdes.

La contrefaçon est comme un passage obligé pour des étudiants à faibles moyens dans un pays ou l’État ne subventionne que les manuels scolaires et pas les ouvrages destinés aux universitaires. Mehdi Chalmers, libraire à la Pléïade, confie que les Codes que les étudiants et les professionnels en Droit utilisent ne sont pas à moins de 1000 gourdes ; alors que des vendeurs de livres contrefaits les proposent à 200 gourdes. Chalmers est aussi professeur à l’École Normale Supérieure. Il a l’habitude de constater la faiblesse des moyens économiques dont les étudiants disposent et il affirme : « Les livres étant inaccessibles, certains étudiants se les échangent ou alors ils font des copies. Parfois, ce sont les professeurs eux-mêmes qui donnent aux étudiants leurs livres pour les photocopier, c’est une pratique qu’il ne faut pas encourager cependant la donne est extrêmement difficile à changer. »

La culture est très coûteuse dans un pays où les salles de cinéma sont inexistantes et où les livres sont chers. Le contrefacteur est souvent l’unique horizon pour le consommateur. Combien d’étudiants haïtiens parviendraient à étudier sérieusement sans recourir à la copie ? Quel est le nombre d’haïtiens qui connaît un endroit où il puisse se procurer un DVD original en 2018 ? Et si en vertu du décret sur le droit d’auteur, le Bureau haïtien du droit d’auteur décide de sanctionner, qui sera d’abord frappé ? Le consommateur, le vendeur ou l’État qui n’offre aucune alternative crédible ? Une chose est sûre, l’avenir du droit d’auteur n’est pas prometteur en Haïti. Et les copistes ont encore de beaux jours devant eux.

Laura Louis

Laura Louis est journaliste à Ayibopost depuis 2018. Elle a été lauréate du Prix Jeune Journaliste en Haïti en 2019. Elle a remporté l'édition 2021 du Prix Philippe Chaffanjon. Actuellement, Laura Louis est étudiante finissante en Service social à La Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'État d'Haïti.

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