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Perspective | Lecture philosophique de « Mimola » d’Antoine Innocent

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Vodou, ancestralité, filiation et communauté (politique) des vivants et des morts

Antoine Innocent montre dans Mimola que les esprits vodous représentent les âmes des ancêtres africains qui ont galéré dans les plantations à force de coups de fouet.  Évidemment, après avoir fait l’humiliante traversée.

Cette théorie très peu explorée dans les champs de connaissances académiques haïtiennes permet de penser le vodou au regard de l’ancestralité, lier les vivants et les morts, donc le passé et le présent, surtout détacher la théogonie vodouesque de l’influence chrétienne. 

Cette communication ne cherche pas seulement à mettre en place un cadre théorique pour penser la filiation anthropologique du Vodou haïtien, mais de lui trouver une systématique liée à la nature des loas.  A l’arrivée, il s’agit de mettre en relief de manière implicite, la dimension spirituelle de l’homme qui exige un hymne à l’éternité. 

Enfin, le Vodou permet, par cette compréhension théogonique, à penser une humanité globale se situant par-delà le temps, en tout temps. 

Je veux prendre quelques précautions en me livrant à cet exercice de pensée en présence de collègues de littérature. Ces précautions ne sont pas des tournures rhétoriques dont le sens serait une manière d’introduire, de m’introduire en présence de gens qui font autorité, des auteurs pour la plupart, des faiseurs d’auteurs, puisqu’il n’y a pas non plus d’auteurs sans lecteurs, sans critiques. 

Le Vodou permet, par cette compréhension théogonique, à penser une humanité globale se situant par-delà le temps, en tout temps.

La première précaution que je tiens à prendre afin de dissiper quelques susceptibilités consiste à dire que je ne parle qu’au nom d’une prétention philosophique, herméneutique, inspirée de Paul Ricoeur, qui pose que « le symbole donne à penser ».

Le principe herméneutique, le symbole donne à penser semble renvoyer, d’une part, à la contestation de l’idée qui soutiendrait que le symbole est un produit de l’imagination considérée comme la « folle du logis ». Faculté des images ou des imageries, elle n’a pas atteint ou peut-être n’atteindra jamais la sphère de la clarté conceptuelle, œuvre de la rationalité scientifique et philosophique. La littérature, considérée comme œuvre de l’imagination, a subi comme la rhétorique les effets de ces dommages collatéraux de la zizanie de la raison.

C’est un fait que la raison a du mal à vivre en communauté avec l’imagination sans mettre un point d’exclusion et de supériorité. Contre cette intimidante tradition d’un rationalisme intransigeant, je pose, en continuité d’une réflexion phénoménologique et herméneutique sur les symboles, que la littérature donne à penser. La littérature est une pensée. 

Et de cette deuxième précaution découle la deuxième. Si la littérature donne à penser, non seulement en tant que symbole, mais aussi en tant que forme propre de pensée, elle est donc une instance de dialogue (dans le sens platonicien de la pensée entendue comme dialogue de l’âme avec elle-même) où se produisent des idées.

Pour le philosophe des formes de symbolisation, la littérature, véritable travail de signification, est à comprendre comme mise en forme du monde, lequel monde formé de sa propre vérité.

La troisième précaution qui peut être reçue comme une provocation reste la conséquence des deux premières. En tant que travail de signification, elle peut avoir plusieurs chemins de compréhension.

Ricoeur a appelé cette situation « conflits d’interprétations ». Dès lors, même en présence des collègues littéraires, je me sens plus ou moins libéré de proposer ma propre lecture d’une œuvre littéraire tout en assumant que je le fais en philosophe, qui cherche des passerelles entre littérature, sciences humaines et sociales pour donner plus de chair à la philosophie au moment où la philosophie semble prise dans un scolasticisme étouffant et desséchant.

C’est quelque peu ce que je suis en train de faire.

Mais avec une nuance qui me sauve du scolasticisme pur et dur. La scolastique c’est la forme de pensée occidentale portée par un souci d’entreprendre un dialogue interne à la tradition philosophique ; ce qui lui donne l’allure d’un textualisme abstrait et nominaliste. Il ne faut pas seulement dialoguer dans l’enceinte de la tour philosophique, il faut nourrir la philosophie de ses autres (arts, religions, sciences. etc.) L’esthétique de la réception officialise cette posture dialoguante.

Elle doit s’enrichir en se nourrissant des croisements d’autres « formes symboliques ». Le risque que je prends consiste à intégrer des objets fantomatiques dans l’ordre de réflexion philosophique afin que la philosophie trouve une plus grande vitalité et vivacité. 

Il ne faut pas seulement dialoguer dans l’enceinte de la tour philosophique, il faut nourrir la philosophie de ses autres (arts, religions, sciences. etc.)

Le risque encouru donc prend cette forme : parler de communauté de morts et vivants, suspecter que la vie et la mort s’imbriquent dans la même communauté. Non dans le sens de la vieille dialectique hégélienne qui exige un dépassement de la vie et de la mort dans l’éternité. Ici, il est question de relation entre deux mondes, monde des vivants, monde des morts, deux régimes d’êtres, celui des morts et celui des vivants au cœur de la même communauté. 

Pour moi, ce qu’il importe de poser comme question est de savoir comment faire de la tension entre morts et vivants une sociologie de cette communauté (relation) de morts et de vivants ? Et quelle philosophie de la vie (politique) est-il donné d’en faire dans une telle logique de la relation ? 

Quelle est la trame de Mimola ?

C’est d’abord un roman dans lequel il est question en apparence de « cassette ». En réalité, la cassette est le symbole de la tradition, de l’héritage, du sens fondamental et de l’ancestralité. C’est aussi le lieu d’enregistrement des loas, d’obligation au pèlerinage et au rituel de reconnaissance aux ancêtres, la condition de la manifestation de la maladie ou de la folie. 

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Ensuite, je peux dire que c’est un roman où l’auteur défend la thèse selon laquelle l’éducation représente l’outil indispensable pour combattre la force entropique de “sous-développement” que génère le vodou (thèse qui est devenue un lieu commun sur le vodou, repris à souhait par les protestants et certains « intellectuels » haïtiens aujourd’hui encore). 

Ainsi, elle est considérée comme un levier indispensable dans la constitution d’une nouvelle citoyenneté haïtienne qui doit se défaire des influences du magico-religieux, vu comme entrave au développement d’Haïti, vers la “civilisation”. 

Enfin, dans Mimola, Antoine Innocent conduit à une question importante et urgente de savoir qu’est-ce que faire communauté avec nos morts, vu qu’ils sont présents avec nous ? Considérant les modalités (disponibilité, offhand, consultation et obéissance) de cette présence parmi les vivants, laquelle présence une fois refusée ou à laquelle on se montre indifférent donne lieu à des conséquences néfastes, n’est-on pas en proie aux malédictions des ancêtres, nos morts ? L’équilibre de la communauté sociale ne passe-t-elle pas par la relation heureuse aux ancêtres, relation qui s’impose comme la condition d’une entente antérieure à toutes ententes politiques et sociales ?

Une précision, cette fois. À parler de morts ou ancêtres, je ne pense pas aux « mort-vivants » qui ne cessent de remplir l’imaginaire occidental d’un ensemble de scories, les zombis, quant à savoir s’ils existent vraiment ou non. 

Même quand cette question s’éloigne de ma préoccupation présente, je dirais du point de vue de la philosophie qui est la mienne, où l’imaginaire, le réel, le symbolique se tiennent, ce qui compte c’est du sens qui circule et se sédimente dans les pratiques sociales et culturelles. Mimola n’est pas un roman sur les zombis; il traite de la relation des morts, nos ancêtres aux vivants que nous sommes.

L’équilibre de la communauté sociale ne passe-t-elle pas par la relation heureuse aux ancêtres, relation qui s’impose comme la condition d’une entente antérieure à toutes ententes politiques et sociales ?

L’histoire est celle de deux cousines germaines, confrontées au problème de l’héritage et des sanctions qui suivent la non-réception volontaire ou non de l’héritage volontairement. En effet, l’héritage n’est pas un simple passif ou passivité mais aussi et surtout une activité, une initiative volontaire et consciente de recevoir ce qui advient comme « étant donné ». Il est à la jointure du “volontaire “ et de l’”involontaire”, de l’appel et de la réponse.

Innocent raconte l’histoire d’une cassette appartenue à Tante Rosalie qui, avant sa mort, a demandé à sa fille Julie, devenue madame Georges, de jeter la cassette à sa mort. En effet, le vœu a été exécuté. La fille un beau matin s’est levée et a pris la cassette pour aller la jeter à la mer. À l’instant même où elle a jeté la cassette, sans le remarquer de façon consciente, un événement qui allait prendre sa forme entière le jour de la première communion de Mimola s’est produit: la “possession” d’un loa au moment particulier de la communion, la bénédiction. Depuis ce moment, Mimola se trouve en proie à des crises les unes plus intenses que les autres, prenant parfois la forme clinique d’épilepsie, alors qu’en réalité il s’agit de « crise de possession » par des loas réclamant des “services”.

C’est aussi l’ouverture d’une nouvelle temporalité pour la mère de Mimola. Ouverture d’une nouvelle temporalité rythmée par une économie des dépenses, des quêtes de guérison, de pèlerinages, etc. Elle est donc occupée, absorbée dans toutes ses économies vers une nouvelle existence de quête du sens de la maladie de sa fille. 

Une quête qui s’est révélée un parcours initiatique à la fois pour Mimola, sa mère et deux autres personnages (Léon et sa mère) se trouvant dans la situation identique de quête de sens et de guérison. Comme pour toute quête initiatique, le cheminement de Mimola est fait de pèlerinage portant davantage de déception que de satisfaction, de rebondissement que de trouvailles définitives. 

C’est le cas de l’autre famille mulâtre, elle aussi est confrontée à ce même problème d’enfant malade, avec des symptômes cliniques de paranoïa, se révèlent au cours de la quête d’explication, des possessions de loas.

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Les deux familles se sont d’aventure rencontrées sur le chemin de pèlerinage par communauté de destin: elles se sont vite découvertes l’origine familiale commune et la communauté de leur souffrance, de leur souci de comprendre. Toute la trame s’est ramassée autour d’un manger-loa final qui permet de s’expier, de renouer les liens avec les morts, d’inaugurer une nouvelle vie faite de l’institution d’une communauté atypique du point de vue de la philosophie, communauté de vivants et de morts. 

C’est enfin, à ce moment qu’Innocent tient des propos intellectuels, portés par Léon, ayant étudié à Paris, sur le vodou et sa force d’entrave au développement de la société haïtienne. 

Plusieurs considérations intellectuelles peuvent être émises sur l’économie globale de roman à une portée anthropologico-philosophique importante. Antoine Innocent donne une compréhension ou explication « matérialiste » des loas. Dans la lexicologie haïtienne, les loas sont désignés d »esprit « , de “zanj” ou “zany”, de « mystère ». Toutes ces désignations renvoient à l’aspect immatériel des loas qui semblent trouver leur sens dans l’influence du christianisme.

Penser les loas comme des formes de survivance outre-tombe de ceux qui vivaient à un moment, n’est pas sans enjeux philosophiques et théologiques. Cela défait une toute-puissance des loas : les loas ont des limitations dans leurs champs d’action, leur psychologie est proche des humains, leur science n’est pas omniscience. Il semble indiquer non de façon claire qu’un autre mode d’exister continue après la mort. Cette conception donne une vue plus complice des loas et des vivants et permet d’expliquer certains anthropomorphismes rencontrés dans le vodou. 

D’autre part, Innocent signale sans s’y arrêter quelque chose d’important dans la constitution de la société haïtienne et renvoie dos à dos ceux-là qui tentent de ramener la question anthropologique haïtienne à un duo-génisme noir et blanc, alors que mulâtre et noir tiennent leur origine de la même communauté d’héritage. Le mulatrisme et le noirisme sont deux idéologies rabougries qui renforcent la dislocation, la dissociation de la société haïtienne. 

Toutes deux maintiennent un atavisme contre-productif à la cohésion sociale, à la paix politique et à une dynamique culturelle haïtienne. Donc, en ce sens, cette illusion anthropologico-politique qui construit l’haïtienneté dans le dualisme noir et mulâtre, est plus une abstraction qu’un réalité concrète et expérimentée. 

Enfin, le roman laisse transparaître la position d’Innocent, qui traduit sa prise de position à un débat de l’époque prenant forme dans la ligne droite de l’anthropologie  coloniale : le vodou entrave l’ascension de l’Haïtien à la civilisation que seule l’éducation, accès aux valeurs occidentales s’entend, peut faciliter. Je ne discuterai pas de ces aspects ici.

Je suis plutôt interpellé par la trame générale du roman où il est question de morts qui s’immiscent dans la vie des vivants pour en changer le rythme, leur apporter plus de densité, en réduisant la vie à une forme d’attention des vivants aux morts pour que le vivant puisse s’assurer de la vie ici-bas et de la vie d’outre-tombe.

le vodou entrave l’ascension de l’Haïtien à la civilisation que seule l’éducation, accès aux valeurs occidentales s’entend, peut faciliter.

Il apparaît sans difficulté, sans besoin d’échafauder un argumentaire compliqué, que Mimola met en relief l’influence des morts sur les vivants et que cela est un obstacle à l’épanouissement des vivants. 

A prendre en compte, les pérégrinations des familles qui sont autant d’épreuves vers soi et d’épreuves vers l’autre, le mort, on est tenté d’avancer l’hypothèse que les loas asservissent les Haïtiens et ne leur laissent pas le choix de décider des formes de réception, en plus que cela exige des dépenses considérables (Maurice Sixto a repris une telle thèse  dans la “Petite veste de galerie de papa” où il considère combien les frais d’entretien des loas aurait pu  contribuer à la construction d’écoles et d’hôpitaux en argent et disponibilité humaine.

Il s’agit là d’une thèse à discuter sans évacuer le nœud de la question, le coût économique, psychologique et éthique du service des loas tels qu’ils sont à l’œuvre dans une économie politique d’appauvrissement et d’exclusion: le feu justifie-t-il l’argent dépensé pour acheter la chandelle?). En effet, la mère de Mimola a dû abandonner son activité de couturière qui lui rapportait de l’argent dont elle entretenait sa famille, son mari étant mort depuis quelques temps. Selon moi, proposer une telle compréhension du vodou c’est mal comprendre la liberté humaine, mais surtout la finitude qui la fonde. C’est négliger l’important pour l’accessoire.

L’important c’est la force du lien et de la communauté de destin qui, appelant la solidarité par-delà la vie ou la mort, donne sens et épaisseur, dissipe cette « légèreté de l’être », à l’existence : on n’est jamais seul dans l’existence.

Donc, ce que je suis appelé à penser c’est un peu cette nouvelle figure de la communauté d’entre les morts et les vivants, qui me demandent de penser les modalités de gestion des morts pour mieux vivre entre les vivants. Cette question me porte à faire à une certaine ethnologie hâtive, c’est-à-dire sans prendre en compte les balises méthodologiques requises dans la collecte de données.

Toutefois, je pars d’une idée reçue ou préconçue qui justifie que je prends au sérieux ces données d’observation. L’hypothèse devient : les morts ne sont pas morts vu qu’ils sont d’une manière ou d’une autre présents parmi les vivants.  Ils sont dans leur vie sous la même modalité de présence des vivants et parfois plus que les vivants eux-mêmes.

L’important c’est la force du lien et de la communauté de destin qui, appelant la solidarité par-delà la vie ou la mort, donne sens et épaisseur, dissipe cette « légèreté de l’être », à l’existence.

Plusieurs observations de plusieurs ordres permettent d’illustrer mes propos. D’abord, une observation d’ordre littéraire (je me rappelle que, dans le roman “Canapé-Vert des frères Marcelin comment une communauté s’est trouvée en prise avec les morts et comment cela s’est terminé par une justice expiatoire qui a occasionné la mort de nombreuses personnes. Les morts se sont fait justice eux-mêmes. Ils en étaient arrivés là parce que les vivants ne répondaient pas à leur requête de redresser le déséquilibre qu’ils avaient créé). 

Ensuite, cette observation, je ne la rencontre pas seulement dans la littérature haïtienne mais, aussi et surtout, dans la vie quotidienne. On est assailli par d’innombrables récits de ce genre. Mais, j’en prendrai celui d’un collègue, anthropologue de formation. Lors d’une causerie, il me raconte que sa sœur a été sur la tombe de leur mère pour porter plainte du peu d’attention du frère à son égard. Au soir, le frère voit en sommeil sa mère armée d’un couteau menaçant son fils, qui n’a tenu la promesse ou le devoir d’entretenir sa petite sœur.

En deuxième cas, ce même collègue me rapporte qu’il est allé voir un hougan qui lui a dit que sa mère morte n’a jamais accepté d’avoir été enterrée dans une tombe louée, et qu’elle ne s’y est jamais installée. Autrement dit, la mère dort à la belle étoile.  Je ne multiplie pas trop les cas, et on sait que nombre d’haïtiens en ont récolté quelques-uns.

Il ne sera pas trop de dire qu’en fin de compte, ce ne sont pas seulement la littérature et la vie quotidienne qui apportent des histoires de morts se mêlant de la vie des vivants, l’histoire invite à penser les morts, tous ces Africains qui se sont jetés à la mer, tous ces esclaves, tués sans sépulture, peut-être aussi qui devraient voir dans les générations déjà passées des descendants inattentifs à leur situation. Eux qui sont à la belle étoile quelque part dans la société, qui vagabondent faute de demeure. Dans tous ces cas, il me donne l’opportunité de faire l’hypothèse d’une société qui, étant en dette avec ses morts, se trouve dans la difficulté d’être tranquille, parce que les morts demandent d’être entretenus.

N’étant pas entretenus, il n’y a pas tranquillité pour les vivants. Ce que je suis en train de démêler de l’imaginaire haïtien trouve son écho dans la mythologie grecque et peut-être apporte un aspect de réflexion à l’anthropologie générale. Cela rappelle par certains aspects la situation d’Œdipe qui, après avoir réalisé l’oracle, voit les dieux se déchaîner contre lui en réclamant justice.

Ce fut la folie pour Œdipe. Pour complexifier la thématique de morts et de vivants, de l’influence de ceux-ci sur ceux-là, je pourrai penser aussi à Shakespeare, particulièrement à Hamlet ou Macbeth. C’est constamment l’intrusion des morts dans la vie des vivants pour perturber l’ordre de temporalité jusqu’à ce que la dette soit acquittée, justice soit rendue. 

Il s’agit en effet de bien de dette et d’acquittement. La « revenance » des morts dans l’existence des vivants semble traduire quelque chose de fondamental. Ce pourrait être déjà la question de la génétique. Ce retour, cette « revenance » semble montrer que la naissance est une dette, qu’elle est faite d’un ordre de transmission qui n’appelle aucune réception (aucun choix) de la part de l’héritier.

Le mort revient pour rappeler à la modestie la propension du vivant (moderne) à oublier qu’il est en interpellation depuis l’ancestralité. C’est aussi, à bien des égards, l’avertissement fait à une génération en déroute, qui n’instruit plus les plus jeunes à la chose des Ancêtres. A tous les niveaux, je constate un rappel au devoir, une sanction liée aux lois non respectées. 

Cela fonctionne comme si le mort se fait gardien d’un ordre souvent oublié que les épreuves doivent rappeler à chaque fois qu’il est oublié ou négligé. On a vu comment la mère de mon collègue s’est présentée armée d’un couteau pour lui signifier son devoir d’entretenir sa petite sœur. C’est la même épreuve qui a été imposée aux deux cousines. En réalité, la sagesse populaire haïtienne comprend bien quelque chose dans ce qui se joue dans cette prégnance du mort.

Elle comprend qu’une fois morte, une fois dans l’outre-tombe, le mort est fort physiquement, spirituellement. Il a la maîtrise du temps, puisqu’il sait voir l’avenir et le passé au présent. C’est dire qu’il jouit d’une sorte d’ubiquité, qui est attribut des dieux. Or, que sont les dieux, sinon des forces “sauvages”, comme dirait Marc Richir, qui n’ont pas encore connu le travail d’humanisation qui se donne à voir des mythologies à la philosophie en passant par les tragiques ? 

En me posant cette question, j’entends suggérer que sans le savoir, peut-être – et c’est le défaut et la vertu du génie de savoir s’oublier à force de trop grande modestie, mais qu’il revient au petit esprit de dégager- qu’Antoine Innocent invite à poser un problème plus fondamental et important que cette affaire de vodou comme vecteur de sous-développement. Idée qui a été prise par les Frères parents dans la droite ligne d’une pastorale évangéliste sans créativité et Gary Victor. Le véritable problème que met en relief Mimola concerne la fondation de la politique, de notre vivre-ensemble.

Peut-on vivre ensemble si les morts ne sont pas apaisés depuis leur monde d’outre-tombe ?

Les cas que j’ai pris en littérature me forcent de répondre par la négative. J’ai remarqué qu’à chaque intrusion des morts ou des dieux dans l’esprit des vivants, l’ordre est déstructuré. Une folie s’empare de la belle intelligence humaine, une force, une motion s’empare de sa lucidité et l’enferme dans la démesure (l’hybris”), dans la désinvolture qui met fin en même temps à la politique, à l’organisation du vivre-ensemble. 

À partir de cette dernière constatation qui s’établit sur la littérature, sur la mythologie, il est plus qu’important de saluer en Antoine Innocent le premier haïtien qui a su formuler de manière radicale et originale la question de l’être-ensemble haïtien en suggérant du même coup la forme que doit prendre la réponse.

Peut-on être tranquille sans avoir apaisé les morts ?

Sa réponse a été sans ambiguïté.

Non, ils rendront fous, sans lucidité les héritiers insouciants ou indifférents. Ils changent la communauté en cimetière tant qu’on n’écoute pas les morts. Il est clair dans cette perspective, celle du refus de répondre aux morts, aucune possibilité de développement.

Par Edelyn Dorismond 

Professeur au Campus Henry Christophe de Limonade -UEH

Directeur adjoint de LADIREP

Image de couverture | Femmes fêtes tradition vaudou haiti © ambassadehaiti-france

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