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Enjeux et défis d’une transition en matière de justice en Haïti

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Nous n’avons pas encore réalisé de transition qui puisse nous mener du point P du Provisoire au point D de la Démocratie

La représentante spéciale du Secrétaire général des Nations-Unies considérait, il y a quelques semaines, qu’une «transition dans la transition» n’était pas possible.

Les récents événements lui donnent tort, mais admettons une chose : jusqu’à présent, et ce depuis trois, depuis huit, depuis vingt, depuis trente ans, nous n’avons pas encore réalisé de transition qui puisse nous mener du point P du Provisoire au point D de la Démocratie.

Bien que nous n’ayons que peu de prise sur la redéfinition en direct des règles du jeu politique, nous pouvons affirmer qu’une transition véritable ne pourra avoir lieu sans un dépassement des limites imposées par notre système judiciaire.

Il nous faut en effet trouver la force et les outils pour faire cesser ce cercle vicieux de la violence et de l’impunité qui menace d’emporter notre société.

À ce stade, il serait dommage de se priver des réflexions menées dans le cadre de dizaines et de dizaines de processus de justice transitionnelle expérimentés à travers le monde.

Nous pouvons affirmer qu’une transition véritable ne pourra avoir lieu sans un dépassement des limites imposées par notre système judiciaire.

Certains considèrent que cela n’a rien à voir avec la crise haïtienne, d’autres réduisent le débat à celui de l’amnistie…

Cet article propose de revenir sur les fondamentaux de la justice transitionnelle pour étudier dans quelle mesure sa mobilisation pourrait faire sens en Haïti.

Les problèmes d’Haïti ne relèvent pas de la criminalité ordinaire

Bien que l’on ne puisse parler stricto sensu de conflit armé ou de guerre civile au regard du droit international humanitaire, il faut reconnaitre que l’exacerbation de la violence en Haïti et la dégradation généralisée de la situation sécuritaire ne relèvent pas de la simple criminalité ordinaire.

Quelque chose de plus grave, de plus profond se joue au sein de notre société, qui risque aujourd’hui d’en menacer les fondements.

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Les violations massives des droits humains concernent un nombre trop important de victimes. Elles touchent trop directement les structures de l’État, à travers l’implication de hauts responsables et la défaillance, planifiée ou non, de la majorité des institutions.

Elles possèdent des ramifications trop complexes entre trafic d’armes et de drogue, pullulement des gangs armés, assassinats ciblés, violences sexuelles, massacres planifiés, dégradation des biens, déplacement forcé de populations, détournement de fonds publics, corruption et enjeux de pouvoir.

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Une dame âgée est aidée par d’autres femmes alors qu’elles quittent précipitamment le centre- ville de Port-au-Prince en raison de la violence des gangs en mars 2024 . | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

Ces violations massives des droits humains ne peuvent être traitées par notre système judiciaire tel qu’il existe aujourd’hui. Parce que ce système a prouvé sa défaillance structurelle, encore aggravée par les dysfonctionnements engendrés par la conjoncture.

Parce qu’il a démontré son manque d’indépendance et son incapacité depuis des années à s’inscrire dans une démarche de reddition des comptes. Parce que cette défaillance institutionnelle et institutionnalisée s’inscrit dans un cercle vicieux au sein duquel veulent nous enfermer ceux qui souhaitent que rien ne change.

Les violations graves des droits humains ne pourront être adressées tant que ceux qui les commettent continueront, ouvertement ou en sous-main, de mener le jeu.

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Et pourtant, ce n’est qu’en adressant ces violations graves que nous pourrons les mettre hors-jeu ! C’est pour cela que nous devons remettre à jour notre logiciel et tenter de nous appuyer sur des mécanismes originaux pour éviter que le piège ne se referme sur nous.

La justice transitionnelle offre des outils pour répondre à des contextes de crise profonde

La justice transitionnelle a été déployée dans des cas relevant de situations de guerre civile, comme au Libéria, ou de génocide, comme au Rwanda.

Mais on la retrouve également dans des contextes plus dilués, relevant de conflits internes opposants des acteurs variés, comme en Colombie, au Pérou, ou à Madagascar. Elle a été mobilisée dans le cadre de transitions politiques, pour tourner la page de l’Apartheid en Afrique du Sud ou de plusieurs dictatures latinoaméricaines, ou à la suite de ruptures de l’ordre constitutionnel ou de crises électorales, comme en Côte d’Ivoire et plusieurs autres pays d’Afrique.

Les violations graves des droits humains ne pourront être adressées tant que ceux qui les commettent continueront, ouvertement ou en sous-main, de mener le jeu.

De plus en plus sollicitée pour faire face aux crimes du passé, la justice transitionnelle a permis au Canada d’ouvrir la page des abus commis envers les peuples autochtones.

Récemment, le Forum permanent des Nations-Unies sur les personnes d’ascendance africaine a par ailleurs recommandé la création d’un Tribunal spécial pour les demandes de réparations liées à la colonisation et à l’esclavage et d’une Commission d’enquête internationale sur la justice réparatrice pour Haïti.

Parmi les initiatives emblématiques de justice transitionnelle figure la «Commission vérité et réconciliation» établie en 1995 en Afrique du Sud. On en retrouve sur tous les continents sous des appellations diverses, telles que la «Commission nationale de réconciliation» au Rwanda, les «Commissions de lustration» dans plusieurs pays de l’Est postcommunistes, la «Commission pour l’éclaircissement historique» au Guatemala, la «Commission nationale sur la disparition de personnes» en Argentine, la «Commission nationale de vérité et de réconciliation» au Chili, ou encore la «Commission vérité et dignité» en Tunisie…

La majorité de ces institutions sont mises en place pour enquêter et documenter les graves violations des droits humains, avec des champs d’études et des attributions plus ou moins étendus.

De plus en plus sollicitée pour faire face aux crimes du passé, la justice transitionnelle a permis au Canada d’ouvrir la page des abus commis envers les peuples autochtones.

Plateforme d’expression pour les victimes, les commissions vérité permettent non seulement de faire la lumière sur les exactions commises mais aussi sur le système qui les a rendues possibles, en remontant et démontant la chaîne des responsabilités.

Leur mission s’étend alors à l’émission de recommandations pour des réformes structurelles. Elle peut également être complétée par des programmes de médiation, de réparation, de restitution, de réinsertion, de réhabilitation ou encore de sensibilisation et de travail mémoriel.

Dans certains cas, les commissions peuvent se voir confier des attributions juridictionnelles, à l’image du «Système intégral de vérité, justice, réparation et non-répétition» en Colombie.

Dans de nombreuses situations, les poursuites judiciaires sont laissées, avec des résultats plus ou moins satisfaisants, au système judiciaire national. Elles peuvent aussi être confiées à des processus extrajudiciaires ou des mécanismes de justice traditionnelle, comme les «Gacaca» au Rwanda.

Il arrive que certains dossiers se retrouvent devant la Cour pénale internationale, comme cela a été le cas en République Démocratique du Congo, en Ouganda ou au Soudan. Certaines circonstances peuvent également justifier la création de tribunaux pénaux spéciaux ou hybrides, tels que le Tribunal pénal international pour le Rwanda, la Cour pénale spéciale de la République centrafricaine, le Tribunal spécial des Nations-Unies pour le Liban, les Chambres extraordinaires au Cambodge ou au Sénégal.

La justice transitionnelle ne peut pas être confondue avec l’amnistie

Si le concept de justice transitionnelle regroupe des réalités hétérogènes, il a été consolidé au fil du temps sous la forme d’une boite à outils organisée autour de quatre piliers fondamentaux : le droit à la vérité, le droit à la justice, le droit à la réparation, le droit aux garanties de non-répétition.

C’est bien l’interdépendance entre ces piliers et l’articulation entre mécanismes judiciaires et non judiciaires associés qui font la richesse du concept.

C’est en ce sens que la justice transitionnelle peut aider à rebattre les cartes et répondre aux besoins des sociétés déchirées par la violence, pour non seulement établir les faits, déterminer les responsabilités et réparer les victimes, mais aussi participer à la reconstruction de l’État de droit et à la restauration du tissu social. Elle dépasse ainsi largement le champ d’intervention de la justice ordinaire, cantonnée à dire le droit et trancher, avec ses moyens limités, des litiges au cas par cas.

Il faut pourtant se garder d’adopter une vision idéaliste. De nombreuses expériences ne se sont pas révélées à la hauteur des attentes. Confrontées à des obstacles politiques, institutionnels ou financiers, elles ont souvent été entravées par l’influence conservée par les responsables ou leurs capacités à faire pression sur les victimes.

Le choix a par ailleurs été parfois assumé, au nom de la réconciliation nationale ou de la garantie de la stabilité politique, de ne pas traduire en justice certains responsables. Cela a été le cas en Afrique du Sud, où plus de 800 personnes impliquées dans les crimes politiques ont bénéficié de l’amnistie en échange de la pleine divulgation de leurs crimes.

… les commissions vérité permettent non seulement de faire la lumière sur les exactions commises mais aussi sur le système qui les a rendues possibles, en remontant et démontant la chaîne des responsabilités.

L’adoption de lois d’amnistie par plusieurs pays, comme le Chili, l’Argentine, le Pérou, le Guatemala ou le Salvador, a fait néanmoins l’objet de longues controverses, alimentées par les travaux des commissions, aboutissant souvent des années plus tard à leur abrogation ou à leur annulation par les Cours suprêmes.

On le voit, les dynamiques de justice transitionnelle ne cessent d’être travaillées par des tensions qui peuvent se révéler contradictoires. Il serait cependant incorrect d’assimiler purement et simplement la justice transitionnelle aux mesures d’amnistie, alors même que son essence est pour l’essentiel tournée vers la lutte contre l’impunité.

Visionnez cette vidéo explicative d’AyiboPost qui permet de comprendre le concept d’«amnistie» dans le contexte haïtien:

La mobilisation de la justice transitionnelle en Haïti soulève plusieurs défis

Il est fondamental de comprendre que la justice transitionnelle ne dispose pas de la même armature que la justice pénale internationale, à laquelle elle peut à l’occasion faire appel.

Mis en place ex nihilo pour répondre à un problème existant, les mécanismes de justice transitionnelle ne peuvent pas faire appel à un corpus de règles codifiées et prédéfinies et dépendent de ce fait considérablement de l’action politique et de la capacité des acteurs à l’influencer.

Il s’agit bien d’un droit mou, d’un concept fluide, évolutif, qui rassemble une gamme d’outils qui peuvent ou non être mobilisés dans chaque contexte spécifique.

Cette souplesse et cette capacité d’adaptation, c’est ce qui fait à la fois la force et la faiblesse de la justice transitionnelle. C’est ce qui fait qu’elle pourrait offrir des pistes de solution pour aborder les défis complexes soulevés par la crise haïtienne ; c’est ce qui fait aussi qu’elle pourrait finalement ne rien donner de positif.

On le voit, les dynamiques de justice transitionnelle ne cessent d’être travaillées par des tensions qui peuvent se révéler contradictoires.

Le dernier accord politique «pour une transition pacifique et ordonnée» adopté le 3 avril 2024 prévoit en son article 45 d’inclure dans la feuille de route dessinée pour le nouveau gouvernement la création d’une «Commission justice, vérité et réparation». Cette insertion représente un premier pas qui pourrait ouvrir une nouvelle voie comme nous mener, on doit en convenir, vers une nouvelle impasse.

Certains se rappellent en effet les résultats de la «Commission nationale de vérité et de justice» mise en place après le retour du Président Aristide en 1994 : son rapport pourtant édifiant enterré, l’annulation pure et simple par la Cour de cassation des condamnations prononcées lors de l’emblématique procès de Raboteau à la faveur d’une autre transition, celle de 2004… Comme une page de questionnements que l’on refermait sur elle-même, d’un coup d’État à l’autre, avec toutes ses zones d’ombre.

D’autres s’inquiètent des appels à la trêve ou à la conclusion de traités de paix, craignant que le slogan de la réconciliation nationale transforme les chefs de gangs en interlocuteurs légitimes, à l’image des dizaines de reportages des télévisions étrangères qui donnent voix sans complexe à ces nouveaux leaders.

Face à ces défis réels, il nous revient d’édifier des lignes rouges. La justice transitionnelle n’est pas une fin en soi, ses dispositifs ne peuvent pas tout. Ses outils ne pourront fonctionner que s’ils sont ancrés dans la réalité, appropriés de façon sincère par les acteurs et orientés vers la volonté de changement et l’objectif de sortie du transitoire.

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À nous de clamer haut et fort qu’il est l’heure de demander des comptes à tous ceux qui participent à la destruction de notre pays.

À nous de montrer l’importance de faire nos devoirs d’école pour rendre tangibles et intelligibles les errements de ces dernières années.

À nous d’imposer au centre du débat les garanties de non-répétition, pour que les futures transitions ne se mordent pas, à nouveau, la queue.

À nous d’affirmer que, pour aller de l’avant, nous devons nous tourner vers les victimes, et nous souvenir que la valeur cardinale sur laquelle s’est construite notre société est notre commune humanité.

Par Jacques Letang

Image de couverture éditée par AyiboPost montrant un cadre juridique dans le contexte haïtien. 


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Jacques Letang, avocat et président de la Fédération des Barreaux d'Haïti, a débuté comme substitut près le Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince (2002-2004) avant de devenir Officier National des droits de l'homme pour la MINUSTAH (2005-2007). Il a été l'ancien bâtonnier des Côteaux et a fondé le Bureau des Droits Humains en Haïti en 2015, dont il supervise l'équipe juridique.

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