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Perspective | Haïti n’a pas un problème de gangs — elle a un problème de justice, incapable d’arrêter ceux qui les arment

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Depuis soixante ans, les politiciens haïtiens figurent parmi les plus riches, alors que leur peuple reste le plus pauvre de l’hémisphère. L’argent qui aurait dû équiper et former la police a été détourné

« Ils l’ont tuée, lui ont tranché la tête, puis ont incendié son corps », m’a dit la personne.

Quand j’ai raccroché, abasourdi et furieux, les rumeurs me sont revenues : personne ne l’avait vue ni entendue depuis des mois. Elle s’appelait—elle s’appelle — Lamercie Louis. C’était—c’est — ma tante. Dans une vidéo qui a circulé entre février et mars (je n’ai pas eu le courage de la regarder en entier) j’ai aperçu brièvement son visage.

Elle avait été retenue en otage, avec d’autres personnes âgées, à l’école Qui-Croit depuis janvier 2025. La seconde vidéo qu’on m’a transmise montrait un vieil homme émacié dont l’épouse, octogénaire, avait été exécutée de sang-froid sous ses yeux quelques jours auparavant. On l’entendait répéter face à la caméra : « On nous traite très bien ici, personne ne nous fait de mal », alors qu’en arrière-plan, un homme armé d’un fusil de gros calibre faisait les cent pas.

Quelques minutes plus tôt, avant de passer cet appel, lors d’une courte escale à l’aéroport Ronald Reagan de Washington, je portais un vieux casque Sony. Dans mes oreilles, une voix douce et profonde lisait To Repair the World de Paul Farmer : un recueil de textes retraçant son travail en Haïti. Paul s’interrogeait : pourquoi être né dans l’abondance, alors que des personnes aimantes comme Lamercie, en Haïti, n’avaient presque rien ?

En 2017, après une consultation à la clinique, Lamercie m’avait pris la main droite et dit : « Ou konnen se ou ki mouche m, se ou k pitit mwen… vin pou w wè kote mennaj ou ap dòmi » (« Tu sais déjà que tu es à la fois mon mari et mon fils… viens voir dans quelles conditions dort ta bien-aimée »). « La nuit, quand il pleut, je suis trempée », ajouta-t-elle. J’ai cru qu’elle plaisantait. Je lui ai répondu par une blague, lui disant qu’elle avait gardé son humour.

Mais elle reprit d’un ton grave : « Oui, tu m’envoies de l’argent, tu m’aides, mais je voulais que tu le constates de tes propres yeux. » J’étais figé. Je ne pouvais pas pleurer. Comme Paul, je me suis demandé : qu’ai-je fait pour mériter la vie que j’ai, alors qu’elle vivait dans une telle indignité ? Au moins, durant ses sept dernières années, elle a eu une maison décente.

Quand les gangs ont attaqué Qui-Croit et ses environs, incendiant et massacrant, un groupe de veuves d’église a décidé de rester prier, refusant de fuir—sans trop savoir pourquoi, mais aussi parce qu’elles ne savaient pas où aller. Parmi elles, ma mère et une autre tante, la jumelle de mon père, Léanne Louis, à moitié aveugle. Elles ont fini par comprendre qu’elles allaient mourir, et comme on disait que les gangs brûlaient vifs les habitants enfermés dans leurs maisons, elles ont pris la route. Mais elles étaient trop âgées, trop fatiguées, trop lentes.

Léanne est tombée dans un fossé et a dû être abandonnée. Elle est morte de faim. Quant à son corps, nul ne sait ce qu’il en est advenu. Son mari, Thelusma Rosilus, était mort du choléra en 2010, et elle attendait probablement encore une partie de l’indemnisation promise par les Nations Unies aux familles des 12 000 victimes.

Ma mère, elle, a continué d’avancer. Elle est tombée sur le cadavre d’un vieil homme de l’église. On a tiré sur elle. Elle s’est allongée dans le noir, feignant la mort jusqu’au départ des assaillants, puis s’est relevée pour poursuivre sa fuite. Elle a passé deux jours et demi cachée, sans eau ni nourriture. À bout de forces, un homme l’a miraculeusement trouvée dans les buissons et l’a portée jusqu’à un point de secours, d’où j’ai pu dépêcher quelqu’un pour la transporter à l’hôpital de Fermathe. Elle était inerte, en insuffisance rénale aiguë, mais aujourd’hui, elle est vivante. Des rumeurs m’étaient parvenues : ma mère aurait été brûlée vive par les gangs alors qu’elle priait avec d’autres femmes chez elle. Des amis d’Haïti ont commencé à m’envoyer leurs condoléances. Quand j’ai entendu sa voix, je n’ai pas pu retenir mes larmes. D’une voix faible, elle m’a dit : « Pa kriye, ti gason, mwen vivan. Se poko lè mwen. Bondye sove m » (« Ne pleure pas, mon fils, je suis vivante. Mon heure n’est pas encore venue. Dieu m’a sauvée »).

Il y a quelques semaines, j’ai compté 51 véhicules dans le cortège du Premier ministre haïtien de facto, escortés par des centaines de policiers — alors qu’ailleurs, les Haïtiens meurent, faute de forces de l’ordre, nous dit-on. À Qui-Croit, à Kenscoff, on savait que la zone était ciblée dans le plan stratégique des gangs et de ceux qui les soutiennent, mais rien n’a été fait pour l’empêcher. La plupart des hommes armés qui ont envahi Kenscoff s’étaient échappés du pénitencier de Port-au-Prince, comme ils l’avaient annoncé des semaines plus tôt. Le jour venu, aucune résistance des forces légales.

Plus de 2 000 criminels ont été libérés — et sont toujours en liberté. Le pays a pourtant un chef de police, un Premier ministre, un ministère de l’Intérieur, un autre de la Justice, la force kenyane inefficace et un soi-disant Conseil présidentiel de neuf membres — un cirque mis en place par la CARICOM et la communauté internationale, dont les États-Unis. Les gangs ont été institutionnalisés par le gouvernement et par les riches du pays et la solution est simple si l’on s’attaque à la source. Mais en quarante ans d’existence, j’ai vu peu d’exceptions : la majorité des politiciens haïtiens sont prêts à tout détruire pour rester au pouvoir.

Récemment, j’ai vu sur Facebook un politicien haïtien poser avec ses enfants, chaussé de mocassins Gucci — pendant que moi, je dois trouver de quoi nourrir 120 enfants désormais sans-abri. Depuis soixante ans, les politiciens haïtiens figurent parmi les plus riches, alors que leur peuple reste le plus pauvre de l’hémisphère. L’argent qui aurait dû équiper et former la police a été détourné. Aucun plan n’existe pour rétablir la sécurité, tandis que les gangs étendent leurs territoires sans opposition.

Haïti n’a pas un problème de gangs — elle a un problème de justice, incapable d’arrêter ceux (élites oligarchiques et politiciens) qui les arment, et d’empêcher l’arrivée d’armes en provenance des États-Unis et de la République dominicaine. Les gangs servent d’outils politiques. Comme ils n’ont pas d’âme, leur système nerveux est ravagé, leur premier nerf crânien est détruit—ils ne sentent pas l’odeur des corps en décomposition. Parce qu’ils n’ont pas d’âme, ils ne voient pas la souffrance. Les Haïtiens sont devenus des proies, dans une jungle où les prédateurs sont choisis selon la présence d’un chromosome Y de trop, lié à la criminalité.

Depuis soixante ans, les politiciens haïtiens figurent parmi les plus riches, alors que leur peuple reste le plus pauvre de l’hémisphère. L’argent qui aurait dû équiper et former la police a été détourné.

Au nom du nouveau-né de Kenscoff jeté dans le feu par un membre de gang,

Au nom des onze personnes massacrées dans une seule maison à Tiplace, près de Qui-Croit,

Au nom des 120 femmes âgées tuées à Cité Soleil parce que le chef de gang les accusait de sorcellerie ayant causé la mort de son enfant,

Au nom de ces deux jeunes étudiantes et de leur mère assassinées puis brûlées sur le chemin de l’église,

Au nom de tous ceux qui meurent parce que l’Hôpital général a été fermé et incendié par ces gangs,

Au nom de mes tantes et de toutes les victimes sans voix, j’élèverai la mienne pour réclamer JUSTICE.

Par : 

Couverture : Une famille déplacée par la violence des gangs à Port-au-Prince, en Haïti, vit dans une tente sur le toit d’un ancien bâtiment gouvernemental. Source : Onu Info

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Claude Louis is a board-certified family physician and the 2021 Medical Society of Virginia Salute to Service award recipient for international medical outreach. Born in the mountains of Kenscoff, he attended Université Notre-Dame d’Haiti medical school, class 1998–2006 and matched at the University of Kansas Family Medicine residency Program in 2012. In 2008, he founded Words In Action Haiti and in 2011 started Words in Action community clinic. He is also an author of children’s books.

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