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Perspective | Haïti et l’urgence d’une véritable justice transitionnelle

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Une chose est sûre, nous ne pourrons pas avancer sans regarder les traces du passé. «Bay kou bliye, pote mak sonje»…

Ces trois derniers jours, j’ai été particulièrement heureux de participer à une réunion régionale d’experts autour de la question de la justice transitionnelle.

Dans sa résolution 51/23 sur «les droits humains et la justice transitionnelle» adoptée le 7 octobre 2022, le Conseil des droits de l’homme a sollicité le Haut-commissariat aux Droits de l’homme pour élaborer un rapport sur les bonnes pratiques et les enseignements de la justice transitionnelle dans le contexte du maintien de la paix et du développement durable.

Les mécanismes de justice transitionnelle ont été particulièrement mobilisés ces dernières années en Amérique latine et dans les Caraïbes, avec des résultats plus ou moins mitigés, variables selon les pays, ce qui est particulièrement intéressant à étudier.

On m’a demandé d’intervenir dans ce contexte pour présenter les initiatives réalisées en Haïti, analyser leurs résultats au fil des années, les défis auxquels une telle démarche serait confrontée si elle devait être mobilisée à l’avenir.

  1. Le contexte haïtien

Je voudrais commencer par un constat qui mérite d’être interrogé : cette notion de justice transitionnelle est pratiquement inconnue en Haïti, alors même que le pays a vécu ces quarante dernières années (sans compter la période précédente de la dictature) des temps particulièrement troublés.

Si une période de «transition démocratique» s’est ouverte avec l’adoption le 29 mars 1987 d’une nouvelle Constitution, nous ne sommes pas encore sortis de la transition, et, au contraire, nous semblons même nous y être perdus. Le pays a connu durant cette période toute sorte de ruptures démocratiques. À trois reprises, en 1988, en 1991, et en 2004, le Président élu a été contraint à l’exil.

Une multitude de gouvernements intérimaires a vu le jour : Juntes militaires en 1987, 1988, 1990, et de 1991 à 1994 ; un exécutif dirigé par une juge de la Cour de cassation en 1990, ou par son Président, de 2004 à 2006, par le Président du Sénat, de 2016 à 2017, ou encore par un Premier ministre désigné par le Président trois jours avant son assassinat, depuis 2021. On ne compte plus le nombre de fois où l’exécutif, de facto ou non, a prononcé à son profit et faute d’élections, la carence du pouvoir législatif ou communal, s’arrogeant du même coup les pleins pouvoirs.

Si une période de «transition démocratique» s’est ouverte avec l’adoption le 29 mars 1987 d’une nouvelle Constitution, nous ne sommes pas encore sortis de la transition, et, au contraire, nous semblons même nous y être perdus.

Durant cette même période, Haïti a accueilli sur son sol toutes les déclinaisons des missions internationales de l’ONU : Mission civile internationale conjointe ONU-OEA (MICIVI, en 1993) ; Mission des Nations-Unies en Haïti (MINUHA, de 1993 à 1996). Le déploiement en 1994 d’une force multinationale de 20 000 membres a été suivi par une série de missions successives de 1996 à 2001 : Mission d’Appui des Nations-Unies en Haïti (MANUH) ; Mission de Transition des Nations-Unies en Haïti (MITNUH), Mission de Police Civile des Nations-Unies en Haïti (MIPONUH). À partir de 2004, une mission d’envergure est mise en place avec une composante militaire, la Mission des Nations-Unies pour la Stabilisation en Haïti (MINUSTAH). Renouvelée d’année en année, elle commente elle-même sur son site internet, avoir, je cite, «terminé avec succès son mandat» en octobre 2017.

Depuis cette date, la situation s’est significativement dégradée, accompagnée dans cette dynamique par deux modèles réduits, essentiellement politiques : la Mission des Nations-Unies pour l’appui à la Justice (MINUJUSTH), puis le Bureau Intégré des Nations-Unies en Haïti (BINUH). Après de nombreuses tergiversations, le Conseil de sécurité a finalement adopté le 2 octobre 2023 la résolution 2699 autorisant une Mission multinationale d’Appui à la Sécurité (MMAS), qui n’a jusqu’à présent pas encore vu le jour.

Lire aussi : Perspective | La nature de la mission qui interviendra en Haïti est ambigüe

Ces 35 dernières années ont été marquées par de graves accusations contre les pouvoirs successifs, lesquels ont contribué chacun à leur manière à l’affaiblissement de l’État de droit, à des accusations de corruption grave et à des violations massives des droits humains. Pourtant, il faut constater que, face à tout ce désordre, les mécanismes de justice transitionnelle n’ont été mobilisés qu’une seule fois, en 1995, à l’occasion du retour d’exil du Président Jean Bertrand Aristide.

  1. La Commission nationale de Vérité et de Justice

Cette Commission nationale de Vérité et de Justice (CNVJ) mise en place par décret présidentiel avait pour mission «d’établir globalement la vérité sur les plus graves violations des droits de l’homme commises entre 1991 et 1994» par le régime militaire. Le rapport intitulé «Si m pa rele» remis en 1996 témoigne d’un travail conséquent d’enquête sur les circonstances, les différents types de violations, l’analyse des pratiques et des structures de la répression, l’établissement d’une liste de victimes et d’une liste d’auteurs présumés.

La Commission a analysé des milliers de cas de violations du droit à la vie, de disparitions forcées, d’exécutions sommaires, de détentions arbitraires, de tentatives d’exécutions, de menaces et persécutions, de viols et violences sexuelles. Elle s’est également intéressée aux violations aux droits à la propriété, à la liberté d’expression, d’association et de réunion, à la répression contre les médias et les journalistes, à la systématisation de la répression contre les membres des mouvements populaires, politiques, féministes, étudiants ou paysans, ainsi qu’à l’étude du massacre commis en 1994 à Raboteau contre des opposants politiques.

Visionnez ce court documentaire publié par AyiboPost en janvier 2021 sur le «Massacre Raboteau»:

Si la Commission souligne dans son rapport le caractère fondamental de l’action de la justice pour «échapper à l’amnésie collective» et «restaurer la confiance en l’État et en la société», elle reconnait ne posséder aucun pouvoir contraignant, laissant aux autorités le soin de faire les suivis qui s’imposent.

Force est de constater que ceux-ci n’ont pas été faits. Le rapport n’a jamais été officiellement publié. Plus particulièrement, l’annexe IV comportant le nom des auteurs des violations a «disparu», tout comme un des membres de la société civile portevoix des victimes…

Les organisations de la société civile ont cependant été à l’initiative d’un unique procès, celui du massacre de Raboteau, lequel a donné lieu à un jugement historique de condamnation en 2000, malheureusement infirmé en cassation en 2005 sans aucune autre suite.

L’idée même de faire le procès d’un régime et de poursuivre les auteurs de graves violations des droits humains a été depuis tout simplement abandonnée. Le mouvement «Kase fèy kouvri sa» semble l’avoir emporté.

Force est de constater que ceux-ci n’ont pas été faits. Le rapport n’a jamais été officiellement publié.

Dans un rapport de 2019 adressé au Comité des droits de l’homme des Nations-Unies, les autorités haïtiennes expliquent que «le Gouvernement a jugé nécessaire de ne pas remuer actuellement les cendres du passé par la reprise du procès» dans la mesure où, je cite, les «victimes et bourreaux cohabitent en harmonie dans une paix sociale relativement durable»…

  1. Les procès emblématiques de violations des droits humains

N’ayant pas d’autres exemples de mécanismes de justice transitionnelle en tant que tels à vous présenter, j’aimerais évoquer en complément les rares occasions où la vérité et la justice se sont croisées ces dernières années sur la scène judiciaire.

Permettez-moi d’évoquer, sans entrer dans les détails, trois procès emblématiques : celui de Jean-Claude Duvalier «et consorts», enterré à l’étape de l’instruction depuis 2014; celui du massacre de la Saline, commis en 2018 dans ce quartier populaire, dans un contexte de mobilisation populaire, par des gangs armés entretenant des liens troubles avec de hauts responsables politiques; celui des exécutions sommaires réalisées en 2010 par des policiers contre des détenus sans défense de la prison civile des Cayes, procès tenu avec l’appui de la MINUSTAH et sous la pression des révélations d’un journaliste américain dans le New York Times, et suite à la mise en place d’une commission mixte d’enquête.

Lire aussi : Témoignages, enquêtes… comprendre les massacres survenus à La Saline

Le bilan de ces différents procès est loin d’être satisfaisant. Les deux premiers n’ont jamais dépassé le stade de l’instruction ; celui de la prison des Cayes a conduit à une condamnation, relativement légère, de plusieurs policiers en 2012, révisée à la baisse dans un nouveau procès en 2014. Quatre ans après les faits, plus aucun responsable n’était en prison. Quatorze ans après, aucune des victimes, méprisées tout au long du procès, n’a obtenu réparation.

Ces litiges rejoignent les piles désordonnées des dizaines de milliers de dossiers perdus ou oubliés dans les greffes des tribunaux, des plus anonymes aux plus célèbres, comme les dossiers des militants et journalistes assassinés, ou celui du Bâtonnier Monferrier Dorval. S’ils remontent parfois à la surface, comme récemment le dossier de l’assassinat du Président Jovenel Moïse, c’est dans un contexte politique qui ne peut que faire douter de l’indépendance et de l’impartialité du processus. On ne sait par ailleurs que penser des ramifications du dossier devant la justice américaine, conduisant à des condamnations successives à des peines importantes sans partage d’informations sur le dossier, notamment sur le motif réel du crime et ses véritables ramifications.

Ces litiges «stratégiques» s’effondrent comme les autres devant le dysfonctionnement du système judiciaire, au point que l’on peut se demander si ces défaillances ne sont pas avant tout un objectif recherché par les acteurs politiques pour annihiler toute possibilité de les mettre en cause.

4. Les sanctions internationales

J’aimerais enrichir cette partie sur une ouverture survenue le 21 octobre 2022 avec l’adoption par le Conseil de sécurité d’une résolution créant un régime de sanctions censé «envoyer un message clair aux mauvais acteurs», c’est-à-dire «aux responsables politiques et économiques qui détournent l’argent public et financent les gangs». Seize mois après, le Comité d’experts mis en place à cet effet n’a jusqu’à présent publié aucune liste, si ce n’est le nom de quelques chefs de gangs notoires. S’il a dans son rapport final précédant le renouvellement de son mandat en novembre 2023 fortement pointé du doigt quelques hauts responsables, en particulier l’ancien Président Michel Joseph Martelly, aucune suite n’a pour l’instant été donnée à ces graves accusations.

Des dizaines de sanctions ont cependant été adoptées, de manière unilatérale, par les États-Unis, le Canada, et la République Dominicaine.

Ces sanctions, adoptées de temps en temps, indexant telle ou telle personnalité sur une base individuelle, souvent annoncées par un simple tweet de diplomates, sont assumées comme étant des décisions politiques, n’ayant rien à voir avec un quelconque processus judiciaire. Elles n’en respectent pas les garanties, mais surtout, n’ont, bien loin de toute volonté de
punir, qu’une prétention conjoncturelle à impulser des « changements de comportement ».

Si ces sanctions ont pu éveiller l’espoir de faire bouger les lignes, celui-ci s’est assez vite amoindri.

Cette mise à l’index, parfois très divergente selon les pays, donnant très peu d’informations de fonds sur les charges retenues et les preuves rassemblées, n’a jusqu’à présent pas eu d’impact significatif sur la maitrise du cycle de violence et le rétablissement de la démocratie. Il n’a surtout eu aucun débouché au niveau de la justice haïtienne. Plutôt que la vérité, c’est un obscurcissement du jeu politique auquel nous assistons, assorti d’un manque de confiance de plus en plus prononcé envers la communauté internationale, et son appui au pouvoir de facto de plus en plus contesté, pourtant lui-même
partiellement mis à l’index par ces sanctions.

  1. Les enseignements des expériences passées, les opportunités offertes par la justice transitionnelle et les défis à venir

Quoi penser de ce bilan ? Que la transition que nous vivons aujourd’hui est quasiment l’exacte opposée d’une dynamique de justice transitionnelle : pas de recherche de la vérité, aucune véritable poursuite judiciaire crédible, un profond mépris pour les victimes chaque jour plus nombreuses abandonnées à leur sort, et aucune mesure prise pour garantir la non-répétition, au contraire.

La solution est donc peut-être justement de recommencer à parler de justice et de vérité en assumant la nécessité de poser un point de rupture, et de s’appuyer sur les mécanismes de la justice transitionnelle pour esquisser des pistes plus durables de sortie de crise. Cela ne va cependant pas sans défis et embuches.

Je me propose d’en esquisser quatre sous forme de conclusion.

Le contexte de mise en place

La crise institutionnelle ne cesse de se renforcer, avec l’éloignement de la possibilité d’organiser des élections et le prolongement indéfini de la gouvernance sans mandat du Premier ministre intérimaire. Faut-il attendre un nouveau pouvoir légitime pour mettre en place un tel processus ? Peut-on le concevoir avec les dirigeants actuels ou bien l’imposer en parallèle d’une nouvelle transition politique ? Qui alors pourrait être en mesure de l’installer  ? Et avec quelle garantie d’indépendance ?

La période à considérer, encore.

Faut-il reprendre l’étude de la dictature qui fait défaut jusqu’à aujourd’hui ? Commencer juste après ? Reprendre le fil à partir de la fin du travail de la première Commission ? Se concentrer sur les dérives qui ont débuté après le tremblement de terre, avec l’afflux d’argent international dilapidé ? Ou sur le dossier Petrocaribe, indexé pour le détournement de milliards de dollars ? Cercler les dérives du pouvoir PHTK, débuté avec l’élection de Michel Joseph Martelly en 2011 et continué avec celle de Jovenel Moïse ? Inclure son assassinat, et regarder cette dernière période intérimaire durant laquelle la violence n’a jamais été aussi puissante ?

Le cerclage du sujet, ensuite.

Quels types de violations considérer ? Les crimes financiers ? Les attaques contre l’État de droit ? La déstructuration des services publics, la faillite du système pénitentiaire ? L’abandon de la population face aux catastrophes naturelles ? Les assassinats suspects ? Les violences multiples des gangs ? Les massacres ? Les abus commis par la police, ceux commis par la population ou les groupes de vigilance dans le cadre du mouvement de vengeance populaire « Bwa Kale » ? Quelles victimes doivent être prises en compte, alors que l’on pourrait considérer aujourd’hui que toute la population est d’une manière ou d’une autre impactée ? Quels auteurs cibler ? Comment remonter la toile des liens entre les responsables économiques et politiques et les exactions des gangs, et comment s’assurer que les commanditaires intellectuels soient réellement identifiés ? Quid de la responsabilité de la «communauté internationale», qui a accompagné, volontairement ou à son corps défendant, toutes les dérives de ces dernières années ?

Le suivi de l’impact, enfin.

Les Haïtiens sont sceptiques quant à la mise en place d’une commission, car la dernière a été enterrée. Comment garantir que le rapport ne sera pas à nouveau égaré ? Qu’il ne sera pas instrumentalisé par tel ou tel bord politique ? Faut-il donner aux commissaires des pouvoirs juridictionnels ? Compter sur la refondation d’ici là du système judiciaire ? Penser à un Tribunal pénal spécial, ou à une juridiction internationalisée ? …

Lire aussi : Exclusif | Lisez l’ordonnance du juge de l’instruction sur l’assassinat de Jovenel Moïse

Le chemin ne fait, à nouveau, que commencer. Mais une chose est sûre, nous ne pourrons pas avancer sans regarder les traces du passé. «Bay kou bliye, pote mak sonje»…

Ce texte est une intervention de Me Jacques Letang durant la réunion régionale Amérique latine et Caraïbes sur les droits humains et les processus de justice transitionnelle tenue à Bogota du 20 au 22 février 2024 à l’invitation du Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme.

Par Jacques Letang

Image de couverture éditée par AyiboPost montrant la femme aux yeux bandés symbolisant la justice, un cadre du système judiciaire et la carte d’Haïti.


Visionnez ce court documentaire d’AyiboPost sur l’histoire de FRAPH :


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Jacques Letang, avocat et président de la Fédération des Barreaux d'Haïti, a débuté comme substitut près le Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince (2002-2004) avant de devenir Officier National des droits de l'homme pour la MINUSTAH (2005-2007). Il a été l'ancien bâtonnier des Côteaux et a fondé le Bureau des Droits Humains en Haïti en 2015, dont il supervise l'équipe juridique.

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