« Je dansais dans une vague montante et descendante. Je n’avais à déplorer aucun effort, c’est la vague elle-même qui m’emportait. La vague passait par-dessus ma tête, puis retombait. J’ai avancé le dos légèrement courbé et je me suis mise à parler d’une voix qui n’était pas la mienne, mais celle d’Ayizan. »
Yanick Lahens n’est pas une mambo, encore moins une écrivaine sensationnaliste qui flatte les clichés sur la religion des ancêtres. L’esprit des tambours plane pourtant sur ces ‘Passagères de nuit’, dernier roman de l’auteure de ‘Failles’ et de ‘Douces déroutes’, splendides portraits en miroir de deux aïeules revenues du silence, remontées de la mémoire (de l’Afrik Ginen, refaire le chemin ?). Conteuses habitées sous la plume puissante de leur descendante. À moins que ce ne soit le stylo de dame Lahens qui ne soit chevauché par l’esprit des deux extraordinaires ancêtres.
« Tande byen ! »
Le résultat est un diamant, une œuvre riche et poétique, nerveuse, envoûtante, qui nous transporte dans la Nouvelle-Orléans du XIXème siècle (fortement influencée dans sa construction culturelle par la grande diaspora haïtienne d’après 1804) et l’insolente Haïti, restituant et la complexité de l’Histoire et celle des rapports humains hier, aujourd’hui, demain. Ni une biographie (les deux aïeules ont bien vécu mais un long silence familial autour d’elles a créé des trous que l’imagination a dû remplir), ni un livre historique (même si l’ouvrage aborde autant tous les aspects de l’esclavage que les traces mentales et sociales laissées dans les esprits par ce sordide système déshumanisant), mais bien un roman d’apprentissage qui suit les parcours d’Élizabeth Dubreuil et de Régina Jean-Baptiste, nées invisibles, ‘passagères de nuit’ de la grande Histoire.
Devenues après maints combats (et aussi le grand amour) d’impressionnantes douairières, véritables femmes-racines, racines-femmes, modèles inspirants. Le nouveau livre vient de recevoir ce 30 octobre le Grand Prix du Roman de l’Académie française.
Bien entendu, après le passage de l’ouragan Mélissa et ses 30 victimes haïtiennes, la reconnaissance littéraire d’une des plus grandes créatrices insulaires pèse peu. Pourtant, la lumière positive projetée sur l’île est, aussi, un acte en soi engagé. Optimiste.
L’écrivaine de réagir :
« Je reçois cette distinction avec d’autant plus de surprise qu’il s’agit d’un roman écrit à des milliers de kilomètres de Paris et qui évoque la Nouvelle-Orléans et Port-au-Prince au XIX e siècle. Cette distinction me conforte dans l’idée que la littérature est encore dotée d’un pouvoir immense, celui de transcender le temps et l’espace. De faire fi des frontières qui nous enferment pour nous faire grandir.
[…]
Il me faut de la force pour avancer avec, pour seule boussole, l’idée d’une humanité partagée et, comme seule arme, des mots. Juste une poignée de lucioles lancée dans la nuit. Et, toujours, j’espère que la magie opérera, que les lucioles nous feront plier les genoux, rêver, sourire, rire, verser des larmes, danser. Aujourd’hui plus que jamais nous avons tant besoin de nous décentrer pour nous retrouver. »
Vive les lucioles, serait-on tenté de dire !
Mercredi 15 octobre, une première signature a eu lieu à La Pléiade, à Pétion-Ville, donnant jour à une très longue file d’attente.
Bientôt disponible ici dans une édition haïtienne (avec un tarif plus abordable), la sortie de ce nouveau roman en France au bout d’un mois s’est révélée un succès, pour ne pas dire un triomphe.
« Ma fille, Camille, est venue au monde dans la case à nègres de ma mère sur l’habitation Verdun-Dubuisson le soir où monsieur de Rouchon, propriétaire de l’habitation voisine, faisait subir à une esclave igbo un supplice horrible. Et pourquoi ? Sa tentative d’avorter avait échoué et le maître la mettait à mort sous les yeux des autres pour que leur soit enlevée toute envie de répéter son geste. Le maître possédait jusqu’au ventre qui devait renouveler la main-d’œuvre. »
Tournée vitaminée de l’écrivaine du Nord au Sud, de l’Ouest à l’Est (organisée par sa maison historique Sabine Wespieser ed.), rencontres ‘en live’ dans les librairies de l’hexagone et jusqu’en Belgique avec un lectorat enthousiaste et curieux, les ‘Passagères de nuit’ enchaîne aussi les sélections pour les plus prestigieuses récompenses littéraires : le Goncourt (rien de moins; après, ces dernières années, Louis-Philippe Dalembert avec ‘Milwaukee Blues’ et Makenzy Orcel pour ‘Une Somme humaine’), donc le Grand Prix du roman de l’Académie française (obtenu), le Prix Jean Giono.
Deux pages pleines consacrées dans le supplément livres du journal Le Monde (Bible des littéraires), autant d’articles ou d’interviews dans des médias de référence tels Libération, Le Figaro, Télérama, Le Point, 28 Minutes (Arte), Politis, Médiapart, France Culture, RTBF, etc : une couverture médiatique qui ferait rougir plus d’un auteur !
« Comme souvent, le nom de ta mère est venu au bout de tes lèvres. Élizabeth Dubreuil, épouse d’Achille Corvaseau, arrivée de La Nouvelle-Orléans un matin de janvier 1842. Nul n’a jamais su exactement ce qui l’avait conduite sur nos rives. »
Avoir un nom ne suffit pas (plus) en cette époque où la lecture décline dramatiquement.
Peut-être sur la ‘terre des montagnes’ la figure des écrivains, des artistes en général est-elle encore majeure parce qu’elle incarne la volonté, la résistance, l’esprit de création malgré – à cause de – la violence du réel.
« L’art est en Haïti l’oxygène qui permet au cœur de continuer à battre », déclarait d’ailleurs à ce propos Yanick Lahens en août dernier au journal L’Humanité.
En France, le brouhaha constant, les querelles picrocholines savamment entretenues par les réseaux, le bombardement superficiel d’informations (en somme la vacuité triomphante, l’opinion VS la connaissance) ont tendance à rendre les voix les plus pertinentes, anciennement respectées, à présent inaudibles. Noyées dans le néant de la pensée immédiate.
Le Prix Fémina 2014 (avec ‘Bain de lune’) n’ignore rien de cette évolution, de ce « temps d’attention amoindri » (pour rester poli), porte ouverte aux populistes de tous poils.
Comment dès lors ne pas imaginer ses doutes avant cette sortie, elle qui ne publie pas à date fixe ni ne commente l’actualité à travers des tribunes quotidiennes enflammées ?
« Mais franchir le seuil de la maison principale, celle des maîtres, c’est ouvrir un immense sac dans sa tête. Dans ce sac, tu as déjà tout ce que tu as appris de ta mère, qui elle-même l’a appris de sa mère, et ce que ta condition d’esclave t’a enseigné. Tu le caches bien au fond du sac pour le recouvrir du savoir du maître. Tu feins d’aimer dans ce savoir jusqu’à ce qui t’humilie, te nie, t’efface. Parce que le maître est persuadé que tu ne sais rien, que tu n’es rien. Alors tu le laisses à sa foi trompeuse. Cette foi fait ton affaire. Son ignorance est ta force. Parce que tu connais son monde et le tien. Tu as cette longueur d’avance-là. »
Privilégiant, à la recherche systématique de la lumière, la gestation longue de ses romans et le soutien discret mais essentiel à des associations comme Inisyativ Sante Mantal Ayiti, à des structures comme ARAKA, ou encore aux travaux de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage dont elle est membre.
[Notons qu’en avril, la femme de lettres était sortie de sa réserve pour joindre sa voix à un collectif d’intellectuels interpellant, via une tribune publiée dans Le Monde en France, sur la nécessité de la restitution de la ‘rançon’ extirpée par Charles X en 1825.]
Difficulté supplémentaire : Haïti.
Comment parler, atteindre le lecteur français en traitant de la fiévreuse Haïti, cette nation que l’inconscient tricolore a comme décidé d’oblitérer ? Et comment traiter de l’esclavage et du racisme sans provoquer en Europe ce fameux changement spontané de direction du regard (qui se veut tout de même urbain) ?
« – Élizabeth, les calendas sont une école de la joie et nous en remettons parce que les maîtres ont peur de la joie. Nous faisons tourner nos hanches, agitons nos fesses, bougeons nos épaules. Nous tourbillonnons dans la poussière, au milieu des arbres. Peut-être qu’ils nous ont fait souffrir pour tuer la joie en nous, mais ils n’y ont jamais réussi. Parce que tu demeures le seul maître de ta joie. Toujours, ma fille ! »
À en juger par le succès des ‘Passagères de nuit’ en France (deuxième impression au bout d’un mois seulement, troisième encore après l’obtention du grand prix), par la façon dont l’ouvrage résonne en chaque lecteur, même chez celles et ceux qui ne savaient pas avant situer le ´pays des poètes’ sur une carte, Yanick Lahens y est parvenue. Et avec quelle élégance, quelle finesse ! Érudition.
Nul doute qu’en Haïti (« le public haitien demeure, malgré tout, mon premier public ») la reconnaissance sera là également pour un ouvrage qu’il est juste de qualifier déjà de classique.
Ce qui pourrait passer pour une digression – l’accueil en Europe francophone du livre – ne l’est pas. L’attention soudaine portée à un ouvrage (au-delà bien sûr de ses qualités littéraires évidentes), aux thèmes que celui-ci aborde, dit quelque chose. De l’époque. Des besoins. Des questionnements.
Si ‘Passagères de nuit’ est avant tout pensé pour rendre hommage aux femmes invisibilisées (pauvres, noires, vivant dans un pays du Sud), les rapports systémiques de domination, en plus des questions raciales et de genre, résonnent dans maintes classes sociales métissées en cette époque sans boussole. La brutalité, parfois, du récit fait écho à l’inquiétude sourde qui a gagné le monde face à l’inconnu.
À l’innommable passé (la traite, le viol, l’humiliation sociale reproduite en boucle tel un héritage pervers, la ségrégation, la haine de soi inculquée, la violence folle), actuel, futur, Yanick Lahens oppose le refus du binaire (les hommes / les femmes, les Noirs / les Blancs, les riches / les pauvres), auscultant plutôt au scalpel les ressors intérieurs de chacun. La joie intérieure, aussi, surtout, bouclier quand le corps ne vous appartient plus, le « mouchoir-ciel », poche protectrice boîte-aux-secrets, malle des souvenirs de l’enfance, des « renaissances ». Ici le café corsé de grann, là la première cérémonie vaudou. Ici le tissage des langues et des accents (créole, français, anglais) ; là l’odeur matinale de l’amant endormi, de l’amour fou. Quel meilleur remède ? Pour panser ses/les maux. Fil conducteur de ce roman, qui est quoi ?, sinon une grande déclaration amoureuse ?
« Ma mère et ma tante ont affirmé avoir aperçu au-dessus de l’eau une étrange lueur se déplaçant vers moi. Que c’était une divinité, maîtresse des eaux, qui m’appelait. Que je n’étais pas prête à la recevoir, mais que je n’y échapperais pas […] Mon général, mon amant, mon homme, je m’étais taillé un cœur à cette mesure-là, entre ciel et eau, force et foi. Ma mère, ma grand-mère et ma seconde mère Mam Jo m’ont patiemment modelée avec des onctions, des prières, des chants et génuflexions face aux govis, devant les autels des lwas de la famille, sans compter la retraite dans le vacillement des balèn, derrière des portes et fenêtres closes. Je suis sortie des murs secrets avec un sentiment d’invincibilité qui m’a fait traverser tous les tourments sans ciller. Pourtant je me suis affaissée quand tu es entré dans ma vie. Pantan, sezi, atteinte, éblouie… Mes genoux ont fléchi, mes chevilles n’ont pas su me porter et j’ai touché terre. Tu ne l’as jamais su. Tu ne m’as jamais vue que debout ! »
‘Passagères de nuit’ a été porté et écrit en une période difficile, insécurité et troubles incessants obligent en Haïti. Beaucoup se demandent toujours pourquoi dame Lahens s’obstine à y rester vivre quand elle pourrait s’envoler vers d’autres terres où elle serait reçue en majesté. Un peu comme certains s’étonnaient de voir la jeune Élizabeth Dubreuil quitter la Louisiane pour la terre de ses ancêtres.
C’est que, cette terre indomptable et ses beautés l’habitent. Elle ne sent vivante qu’ici. C’est que, son peuple la fait vibrer, pleurer, déchaîne ses colères et décuple son émotion, ici.
C’est que, Yanick Lahens est la descendante des insoumises, dignes, résilientes Élizabeth Dubreuil et Régina Jean-Baptiste. Solaires ‘passagères’ de l’Histoire.
Et, la concernant, représentante droite et élégante de la grande Littérature mondiale, lanceuse de lucioles-espérance dont Haïti, le monde, ont bien besoin.
Par : Frédéric L’Helgoualch
Couverture | La couverture du dernier roman de Yanick Lahens, Sabine Wespieser éditions —
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