SOCIÉTÉ

« Parler le créole » est encore sévèrement puni dans des écoles haïtiennes

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L’éducation doit se faire dans la langue maternelle, selon Michel DeGraff

Li atik sa an kreyòl

Les écoles de la congrégation des frères du Sacré-Cœur font partie des institutions scolaires qui interdisent le créole aux élèves. Pour s’exprimer, obligation est faite d’avoir recours à la langue française.

Ancienne élève du collège Sacré-Cœur de Juvénat, Jean Louis Guetsie affirme que cette interdiction est encore d’actualité. Elle est rappelée à chaque réunion des parents.

« On demandait à ma mère de ne pas m’adresser en créole lorsqu’on était à la maison, mais en français. Ce qui n’était pas possible dû au fait que ma mère n’ait pas fait de réelles études », lâche Jean Louis Guetsie qui admet n’avoir pas été la seule dans cette situation.

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Haïti pratique ce que les experts appellent une diglossie. Le terme fait référence à une situation où deux langues coexistent, mais chacune affiche un statut sociopolitique différent. Créole et français ne se trouvent guère sur le même pied d’égalité. Ceci occasionne non seulement des discriminations, mais entrave l’apprentissage des élèves, analysent les spécialistes.

Parler le créole ou s’exprimer dans un français imparfait génère des scènes d’humiliations publiques dans certaines écoles. Des établissements font encore usage d’une ancienne pratique appelée jeton. « C’est un carton plastifié sur lequel il y a écrit, je ne dois pas parler le créole en salle de classe », explique Jean-Charles Kimberly, élève en NS4 au collège Saint-Louis de Bourdon.

« Je devais être en septième ou huitième année lorsqu’on a supprimé le jeton, continue Kimberly. Il n’était pas très gros, cela permettait de le cacher facilement et de surveiller quel autre élève parle créole pour le lui remettre, au risque de le garder jusqu’à la fin de la journée et d’avoir des textes à étudier ».

Jeton de la honte

Le jeton du collège Sacré-Cœur de Juvenat fait dans la grandeur. Il s’accroche au cou de l’élève ayant été surpris en train de parler le créole et il lui est formellement interdit de l’enlever. Plus encore, on n’a pas besoin de parler le vernaculaire pour en avoir droit. Car, « le jeton punit également les élèves qui parlent le “français marron “. Autrement dit, qui commettent des fautes grammaticales ».

Malgré les scènes publiques inconfortables, certaines victimes défendent le système. « Notre école est trilingue. On y parle le français, l’anglais et le créole », lâche Jean-Charles avant de défendre l’idée selon laquelle le Collège Saint-Louis de Bourdon ne rejette pas le créole. Selon elle, les trois langues sont mises sur le même piédestal. Seulement, « on nous demande de pratiquer moins le créole parce qu’en tant que langue maternelle, on la maîtrise suffisamment pour ne plus avoir besoin de la parler tout le temps. Surtout que le français tout comme l’anglais sont des langues internationales que l’on aura plus de chance d’utiliser en pays étranger, si l’on reçoit une bourse par exemple ».

Michel DeGraff est linguiste et professeur à l’Institute of Technology (MIT) de Massachusetts. Il juge que « le jeton sert de bride au créole ». Plus dangereuse qu’elle ne semble, cette tradition chercherait à reproduire le schéma du colon blanc qui se servait du français pour faire croire à tous ceux qui parlaient créole qu’ils n’étaient pas des humains, et que leur langue n’en était pas une.

Utilisé dans le système éducatif, « le jeton tend à formater l’esprit de nos enfants dès leur plus jeune âge jusqu’à créer chez eux un énorme complexe psychologique ».

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La grande majorité de la population scolarisée ne parle pas correctement le français. Les préjugés sur le créole permettent en grande partie d’expliquer cette situation. Des recherches scientifiques démontrent que l’enfant apprend mieux dans sa langue maternelle « toutes les matières enseignées à l’école, y compris les langues étrangères », souligne le professeur DeGraff.

En Finlande et à la Norvège par exemple, l’enseignement s’effectue en créole, la langue maternelle. « Avec moins de six millions de personnes parlant le finnois contre douze millions parlant le créole, le système éducatif finnois est reconnu comme l’un des plus performants dans le monde et aucun problème n’est identifié auprès des citoyens de ces pays quant à leur capacité d’apprendre des langues commerciales comme l’anglais ».

Il existe une nette différence entre apprendre une langue et apprendre dans une langue. Dans des pays francophones comme la France, « on enseigne l’anglais, mais on ne force pas les enfants à apprendre en anglais, ni ne leur donne des jetons s’ils parlent français en salle de classe », continue le cofondateur de MIT-Haïti.

Français ou le silence

Au Collège Canado Haïtien, il est obligatoire de parler le français si on veut intervenir dans des cours comme les mathématiques ou la physique. À cause de cela, certains élèves sont forcés de garder le silence même quand ils ne comprennent pas un élément du cours.

En neuvième année au CCH, Fabrice Dorcéna admet toutefois que dépendamment du professeur, on peut demander la permission d’intervenir en créole. Mais ce n’est pas toujours permis.

En plus, le Canado Haïtien a intégré la langue dans son code disciplinaire. « Dès que l’on commence à totaliser moins de 60 points sur 100 en discipline, explique Dorcéna, on peut commencer à s’inquiéter parce qu’on risque l’expulsion à la fin de l’année qu’importe sa moyenne ».

La dernière réforme du curriculum au niveau du ministère de l’Éducation nationale est parue en décembre 2020. Ce document exige que le créole ne soit plus un outil d’enseignement après la cinquième année fondamentale.

La majeure partie des professeurs parlent créole, et seraient plus à l’aise d’enseigner dans cette langue. Michel DeGraff parle de ce curriculum comme d’un « document paradoxal, œuvre d’un consultant français travaillant pour l’État français ».

Ce document demeure donc une recette pour l’échec, puisque la barrière linguistique instaurée devient illico un handicap pour tout élève s’exprimant mieux en créole.

Plus qu’un simple carton, le jeton est plutôt lourd à porter. Guetsie Jean Louis s’en souvient. Si l’élève qui a le jeton doit se déplacer, il le fait avec, sous le regard des autres élèves qui le pointent du doigt comme s’il avait commis un crime et qu’il était puni. « Oh regarde, l’enfant a parlé créole ! » Dans ta tête c’est comme si on disait, « regarde, l’enfant a volé telle chose ! »

Cette ambiance oblige l’élève à avoir honte d’avoir parlé sa langue maternelle. Certains d’entre eux ne quittent pas leur place aussi longtemps qu’ils ont le jeton. « Cette crainte d’être surpris et de rester à l’écart supprime en ce sens toute tentative de parler créole que ce soit dans les salles de classe ou sur la cour de récré ».

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Cette façon de penser la langue maternelle quitte les murs de l’école pour suivre l’élève chez ses parents. Scolarisée au collège Juvénat de la première année fondamentale jusqu’en terminal, Jean Louis Guetsie reconnaît avoir fini par être un pur produit de ses formateurs. « Je regardais de travers les élèves de mon quartier, qui parlaient créole », confie-t-elle.

La solution a ce problème est pourtant des plus simples, selon Michel DeGraff. L’éducation doit se faire dans la langue maternelle si Haïti veut espérer un jour « bénéficier du progrès scientifique et de ses applications » comme le veut l’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.

Comment les élèves vont-ils pleinement bénéficier de cette éducation quand une bonne partie de la production intellectuelle du pays n’est pas traduite en créole. Que dire également du travail qui reste à faire dans la langue maternelle elle-même, pour traduire certains concepts et offrir des documents de standardisation à ceux qui désirent produire des documents en créole ?

L’académie créole doit jouer son rôle. Mais aussi le système éducatif, car beaucoup restent à faire.

Photo de couverture : Banque Mondiale

Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

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