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Pa sispann jwe “Mizik sa” a!

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Vingt, puis… trente-cinq, non… quarante-cinq minutes… C’est un blokus sans fin sur l’autoroute de Delmas! On se lasse au fond d’un tap-tap. Tout à coup, quelques bouches distraites se mettent à fredonner une chanson. Pas de doute, on a affaire à un vrai hit. Mais que dire quand la musique fredonnée parle d’une terre qui tremble et d’un être cher qui est parti avec?…

Entre un séisme vibrant de malheur et une mélodie vibrante d’amour, ces jeunes passagers ont, en tout cas, fait leur choix. Le blokus durera peut-être des minutes encore. Mais ces deux adolescents fredonnent bel et bien du konpa1“Mizik sa”2 est le titre de la chanson. Cette romance du groupe KLASS a bien de quoi les consoler. Combien de coeurs en effet pleurent encore la mort d’un amour, d’un ami ou d’un proche lors du grand goudougoudou3? Sur ce morceau, la voix de Pipo s’imprègne de toute leur tristesse.

Songer

“Mizik sa” raconte l’histoire d’une tribulation, celle d’un amoureux en deuil depuis la catastrophe de 2010:

« Lesyèl fè nou yon kou
Mwen pèdi w nan Goudougoudou »

Oui, on retrouve ici de l’amertume, mais surtout beaucoup d’amour. Car, chose surprenante, ce rare (sinon l’unique) « konpa love » sur le séisme, nous invite surtout à danser, à jouir de nos jours bénis :

“M pa vle wè moun kriye
Se lavi l’ map selebre”
Pito m’ wè n’ ap danse
Se sa k’ ka soulage mwen
Olye n’ plede di n’a gen tan
Pou n’ eksprime lanmou
Pito n’ pwofite de chak moman
Ke lavi sa a ofri nou

Sans naïveté ni trou de mémoire, voilà un attristé qui prend le contrepied de la fatalité. Comme les deux adolescents de la camionnette, cet amoureux infatigable a fait son choix, celui de la vie. D’ailleurs, il n’est pas le seul. Sa nouvelle résolution est justement chantée en choeur:

“Pa janm fè rezèv lanmou
Lè ou gen yon moun nan vi ou”

Vivre mieux, continuer à aimer… Ne serait-ce pas la meilleure façon pour honorer nos défunts? Ma question demeurera pendante pour longtemps. Puisque les deux jeunes écoliers sont déjà sortis du tap-tap.

Dieu merci, la mélodie est restée. Les autres passagers ne l’oublieront certainement pas. Qui sait, un de ces jours, cet air de konpa montera aussi à leurs lèvres distraites. D’ailleurs, 5 ans après le désastre, ce n’est plus pour eux le temps des chansons humanitaires.

Au lendemain de l’événement, il faut le rappeler, des musiques d’urgence étaient venues d’ici et d’ailleurs compatir au malheur du peuple affligé. En ce temps-là, les deux adolescents se logeaient peut-être à un des camps provisoires de Port-au-Prince. Ou plutôt, ils s’abritaient dans des maisons héroïquement debout dans un ville à genoux. Et visiblement épargnés par gougoudougou, ils ignoraient encore les nouvelles fissures qui venaient d’être gravées dans leur propre vie. Pour eux, ces musiques de solidarité étaient alors un souffle vital d’espoir.

Célébrer

Mais plus tard, bien après cette grande vague de larmes, il fallait se relever (comme le clamait d’ailleurs la bande Kreyol la dans “Ayiti leve”). Après tout, les radios, les moto-discothèques4 et les bus hautement colorés de Carrefour-Feuilles ne pouvaient plus continuer à jouer “We are the World” à longueur de journée!

Les musiques haïtiennes avaient elles aussi reçu des coups durs. C’était surtout le temps des rap-borday et des dj de tous les noms. Et selon plus d’un, le genre musical le plus populaire du pays, le konpa, était encore en détresse. Pourtant voilà que c’est ce rythme même que deux “bredjenn”4 de retour de l’école fredonnent pour déjouer leur impatience dans un blokus qui n’en finit pas.

Oui, la musique konpa fait encore vibrer. Plus que jamais, elle est bien vivante. Pas à pas, elle s’est extirpée des décombres. À travers “Mizik sa” et bien d’autres tubes encore, elle invite tous les secteurs à faire non pas seulement pareil, mais, encore mieux. Ah! Cette année, il aura 60 ans, le konpa dirèk!5, Mais quelle vitalité! Pour le célébrer, faudra-t-il un hommage aux ainés? Oh oui! Une pensée pour les disparus? Sans doute! De nouvelles résolutions pour l’industrie? Surtout!

Moi, je continue de chercher ces deux « ti bway »6 qui, du fond d’un tap-tap, m’ont invité sans le savoir à apprécier une musique de classe. Si par hasard vous les croisez avant moi, je vous prie, dites-leur de continuer avec les classes. Mais aussi de ne pas cesser de fredonner cette chanson.

1 Date de création du Konpa ou Konpa dirèk: 26 juillet 1955. Par Nemours Jean-Baptiste, guitariste, saxophoniste, compositeur et chef d’orchestre considéré comme “Le père du Konpa dirèk”.

Mizik sa par Klass. Produit par Richie. Album: Fè l’ vini avan (2013)

3 « Goudougoudou »: onomatopée utilisée par beaucoup d’Haïtiens pour désigner le son provoqué à l’intérieur des maisons par les secousses et les répliques du séisme de 201O.

4 Moto-discothèques: motos équipées de sono et de haut-parleurs qui diffusent de la musique à plein volume.

5 Bredjenn: Mot jamaïcain pour désigner un frère. En Haïti, c’est un thème qui désigne les super branchés des derniers cris (voitures, vêtements, musique, etc). Sous-titre du tube « Zenglen nan baz de Zenglen ». Album:Rezilta (2013)

6 Tibway: petit garçon, en créole. Titre d’un hit du groupe Skandal. Album:Nouvelle génération (1988)

 

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