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Opinion | Yves Jean Bart et son compère en Afghanistan

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La Fédération internationale de Football déclare Yves Jean-Bart coupable d’abus sexuel. Ce verdict met en scène l’avilissement de la justice haïtienne. Mais aussi les défaillances de la FIFA

Yves Jean-Bart rentre dans l’histoire.

Vendredi 20 novembre, l’ancien président de la Fédération haïtienne de football est devenu le premier chef de la FHF à être reconnu « coupable d’abus de pouvoir et d’agression sexuelle sur plusieurs joueuses, dont des mineures, en violation du Code d’éthique de la FIFA ».

Celui qu’on surnomme « Dadou » devra s’abstenir de toute activité footballistique « à vie », et verser une amende d’un million de francs suisses. L’histoire ne s’arrête pas là, puisque Yves Jean-Bart clame son innocence. Il annonce qu’il protestera formellement contre la « parodie de justice et [la] mesure purement politique » de la chambre de jugement de la Commission d’Éthique indépendante de la FIFA.

Quiconque estime que l’organisation multimilliardaire se risquerait à déclarer un suspect « coupable » sans une batterie de preuves solides, tangibles et partout opposables – et par là, prêter le flanc à un procès couteux – se couvre de ridicule. Il faut s’offusquer de la mauvaise foi de ceux-là ou plaindre leur manque de lucidité.

Au-delà des protestations de Yves Jean-Bart et de ses complices objectifs, il convient surtout d’analyser ce que représente ce verdict. Car si « Dadou » a raison sur un point, c’est que le football haïtien se trouve sur le banc des accusés. Et la décision rendue par l’organe disciplinaire de l’association avilit, non seulement ceux qui étaient présents et n’ont rien dit, mais aussi la mascarade qu’il est d’usage d’appeler système judiciaire en Haïti.

Par pure coïncidence, cette justice a rendu publique sa décision de classer l’affaire Yves Jean-Bart « sans suite » faute de témoins le 19 novembre, 24 h avant la publication des résultats de l’enquête de la FIFA. Dans une note rendue publique par le soupçonné lui-même, les « nombreuses organisations qui prétendaient » aider les victimes sont mises sur la sellette pour avoir failli à les faire comparaitre devant les autorités judiciaires haïtiennes.

Pourquoi les victimes — si jamais elles étaient réellement contactées — ont-elles préféré s’adresser aux instances étrangères comme la FIFA ou Human Rights Watch, en lieu et place de la justice de leur propre pays ? Est-ce possible qu’elles se méfient de la bienveillance de ces autorités qui sortent leur décision en anticipation à la bombe qu’allait lâcher la FIFA, pour mieux alimenter l’absurdité qui consiste à décrire Yves Jean-Bart comme un martyr local, persécuté par d’obscures institutions internationales ?

Aux yeux du monde, la justice haïtienne vient d’étaler une fois de plus son incompétence, fournissant, au détour, des arguments aux observateurs qui longtemps la suspectaient de mèche avec les corrompus et vagabonds des grands chemins. Il faut simplement espérer qu’elle se rattrapera en établissant une coopération ad hoc avec la FIFA pour recueillir les témoignages des témoins et victimes.

Cela dit, l’instance régulatrice du football doit aussi faire son propre procès pour avoir laissé perpétrer pendant des années durant une culture de violations au sein de la FHF, malgré des dénonciations répétées. Les présidents de fédérations ne devraient servir que trois termes. Yves Jean-Bart en compte six. Et à sa dernière réélection, le président de la FIFA, Gianni Infantino, lui a personnellement envoyé des mots de félicitations.

Ceux au sein de la FIFA qui ont reçu les plaintes des lanceurs d’alertes haïtiens doivent dire au nom de quoi et sous quel motif ils ont choisi de les ignorer. La FIFA doit expliquer pourquoi, malgré le scandale médiatique, elle a attendu des semaines avant de suspendre Yves Jean-Bart, lui laissant le temps d’instrumentaliser les jeunes filles du centre. Elle doit surtout expliquer comment elle compte assainir la FHF en laissant en poste des proches de Jean-Bart, et des suspects potentiels.

Comme Yves-Jean Bart le fait aujourd’hui, Keramuddin Keram avait fait appel de la décision de la FIFA au Tribunal arbitral du Sport

Les victimes doivent exiger réparation. Encore plus quand on considère le précédent créé par l’affaire afghane, il y a deux ans. Comme aujourd’hui, la FIFA a joué la même pantomime, avec des acteurs différents quand en décembre 2018, une vingtaine de joueuses ont rendu publiques des allégations d’agressions sexuelles contre le président de la Fédération afghane de football, Keramuddin Keram.

Dans ce pays, parmi les plus pauvres au monde, Keram jouit d’une influence certaine. Il a installé un lit dans son bureau à la fédération pour abuser sexuellement et agresser impunément plusieurs jeunes joueuses placées sous sa responsabilité, pendant des années. Celles qui lui ont tenu tête furent traitées de lesbiennes et exclues de l’équipe.

D’autres responsables de l’institution participaient au banquet ignoble des abus sexuels. Et la FIFA était au courant « depuis longtemps », pour reprendre sa position officielle, lors de l’éclatement du scandale. « La FIFA a une politique de tolérance zéro sur les violations des droits humains et condamne toutes les formes de violence sexiste », avait déclaré l’organisation dans un communiqué.

Il faudra attendre début juin 2019 pour que l’organisation prenne la décision de bannir à vie Keramuddin Keram de la fédération. Ce dernier protestera sans succès contre la décision auprès du Tribunal arbitral du Sport. Et comme Yves Jean-Bart, il devra payer une amende d’un million de francs suisses.

Dès l’annonce de la décision de la FIFA, les autorités afghanes ont lancé un mandat d’arrêt contre Keram. Homme politique puissant et ancien chef de guerre, il s’est retranché dans la province de Panjshir, où il jouit de la protection de ses partisans armés. Aujourd’hui encore, il vit dans la clandestinité, malgré les appels d’un chargé d’affaires américain de la zone pour son arrestation et son jugement.

Après l’affaire afghane, la FIFA a développé une boite à outils pour la protection des enfants dans les 211 pays où elle opère. Cependant, les directives de cette fameuse boite ne sont pas « obligatoires ». L’organisation laisse aussi les autorités footballistiques locales prendre en charge les cas de violence et d’abus sexuels.

Combien de jeunes femmes auraient été épargnées, si la FIFA avait agi rapidement pour enquêter et expulser les agresseurs en Afghanistan et en Haïti ?

Combien de jeunes femmes auraient été épargnées, si la FIFA avait agi rapidement pour enquêter et expulser les agresseurs en Afghanistan et en Haïti ? Il faut savoir qu’on fait face à un problème systémique. Selon une enquête sortie il y a quatre ans, une majorité de femmes travaillant dans le football disent être témoins de sexisme, près d’un quart rapportent avoir subi des brimades et 15 % déclarent avoir été victimes de harcèlement sexuel.

Dans les années récentes, des joueuses, de pays comme la France ou le Royaume-Uni, ont porté au-devant de la scène des témoignages troublants. Plusieurs des personnalités mises à l’index sont correctement poursuivies par la justice. Ce qui contraste avec la culture d’impunité qui règne dans des endroits comme Haïti ou l’Afghanistan.

Ce contraste rend la prévention encore plus essentielle. Parce qu’il faut se rendre à l’évidence : Yves Jean-Bart serait encore le tout-puissant président de la FHF, se promenant dans le dortoir des adolescentes la nuit tombée, n’était-ce pas la pression internationale occasionnée par le scandale des articles chocs du Guardian ayant obligé la FIFA à enquêter, finalement.

Widlore Mérancourt

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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