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Opinion | L’impunité, ennemi public numéro un en Haïti

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En Haïti, l’inacceptable est devenu routine, l’horreur quotidienne et l’oubli une stratégie d’État. Chaque meurtre non élucidé, chaque dossier classé sans suite, chaque silence complice a creusé un peu plus la tombe de la justice. Ce n’est pas un hasard, ni une suite d’accidents tragiques. C’est un système

Bien avant l’assassinat du président Jovenel Moïse, Haïti s’enfonçait déjà, lentement, mais sûrement, dans une spirale d’impunité, d’injustice et de violence politique.

Depuis des décennies, les fondations de l’État se fissurent sous le poids des promesses trahies, des institutions fragilisées et des actes criminels entre pouvoir et silence. Assassinats ciblés, massacres de masse, disparitions forcées, procès bloqués, juges intimidés, rapports enterrés…

En Haïti, l’inacceptable est devenu routine, l’horreur quotidienne et l’oubli une stratégie d’État. Chaque meurtre non élucidé, chaque dossier classé sans suite, chaque silence complice a creusé un peu plus la tombe de la justice. Ce n’est pas un hasard, ni une suite d’accidents tragiques. C’est un système. Un système où l’on tue sans rendre compte, où l’on gouverne sans rendre des comptes, et où l’on enterre à la fois les corps et la vérité.

Mais dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021, le président haïtien Jovenel Moïse est assassiné dans sa résidence privée, pourtant placée sous haute sécurité. Ce n’est pas seulement un président qui est tombé, c’est tout un système de sécurité, de justice, et de vérité qui s’est écroulé. Cet acte d’une audace brutale marque bien plus que la fin d’un mandat : il signe l’effondrement officiel d’un État déjà vacillant.

Mais cet assassinat spectaculaire n’est que le sommet d’un iceberg d’impunités. En Haïti, on tue, et puis on oublie. On enterre les corps et on efface les enquêtes.

Avant Jovenel Moïse, il y a eu Mireille Durocher Bertin (1995), avocate et militante farouche, abattue en plein jour dans les rues de Port-au-Prince, pour avoir osé s’opposer au pouvoir. Il y a eu Jean Dominique (2000), journaliste emblématique, assassiné dans la cour même de sa station de radio pour avoir défendu la vérité et dénoncé l’injustice.

En Haïti, on tue, et puis on oublie. On enterre les corps et on efface les enquêtes.

Il y a eu François Venel Joseph, ancien gouverneur de la Banque de la République d’Haïti, dont l’assassinat reste entouré d’un silence complice. Il y a eu Me Monferrier Dorval (2020), bâtonnier de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince, exécuté devant chez lui pour avoir porté la voix du droit dans un pays où il n’en reste plus. Et il y a eu Antoinette “Netty” Duclaire et Diego Charles (2021), militante et journaliste, jeunes, brillants, engagés, tués. Leur sang a coulé. Leurs noms ont circulé.

Puis, ils se sont éteints dans les murmures et l’oubli. La justice n’a jamais fait son travail. Les coupables n’ont jamais été clairement identifiés. Et les familles, elles, continuent de porter seules le poids du deuil, du silence et de l’injustice.

Et que dire de toutes les autres victimes de l’insécurité : journalistes, militants, policiers, commerçants, citoyens ordinaires dont on ne retient même plus les noms, mais dont les morts s’accumulent dans une indifférence institutionnalisée ? Leur mémoire mérite d’être honorée, leur sort, reconnu. Car tant qu’on n’aura pas justice pour tous, aucun d’entre nous ne sera en sécurité.

La justice n’a jamais fait son travail. Les coupables n’ont jamais été clairement identifiés. Et les familles, elles, continuent de porter seules le poids du deuil, du silence et de l’injustice.

Mais ces crimes « visibles », ces assassinats ciblés, ne sont que la face émergée de l’iceberg. Pendant que les figures connues tombent, des massacres sont perpétrés dans les quartiers populaires, loin des caméras, loin des tribunaux, loin de l’indignation nationale. La Saline, Bel-Air, Cité Soleil, Carrefour-Feuilles, Solino, Delmas 32, Mariani, Croix-des-Bouquets… des zones entières sont transformées en champs de guerre, avec le sang des pauvres comme carburant de la machine du pouvoir et des gangs. Les enfants sont brûlés vifs, les femmes violées, les familles massacrées, pendant que les autorités détournent les yeux quand elles ne collaborent pas.

Mais si même un président peut être assassiné chez lui sans que personne ne rende de comptes, qu’en est-il de nous, citoyens ordinaires ? Nous qui n’avons ni maison surveillée, ni voiture blindée, ni garde du corps pour nous protéger ? Nous, qui traversons chaque jour des rues gangrenées par les gangs, des quartiers transformés en champs de bataille ? Nous, qui vivons dans l’angoisse des rafales et des barrages, pendant que l’État négocie avec les bourreaux et abandonne les victimes ?

Si même un président peut être assassiné chez lui sans que personne ne rende de comptes, qu’en est-il de nous, citoyens ordinaires ?

Nous aurions dû comprendre plus tôt que l’impunité ne protège jamais. Elle ne fait que nourrir la violence, lui donner des ailes. Chaque assassinat resté sans suite, chaque dossier classé sans suite, chaque silence complice nous a menés là : dans un pays morcelé, livré à la gangsterisation, où les massacres dans les quartiers populaires sont devenus routine, où l’on parle de territoires perdus comme si c’était normal.

Ce ne sont pas des faits divers. Ce sont des crimes politiques, des crimes sociaux, des crimes contre notre avenir. On ne bâtit pas une nation sur des charniers. Tant que la vérité sera confisquée, tant que la justice sera piétinée, nous resterons prisonniers d’un pays qui refuse de faire face à ses propres démons.

Il faut une rénovation en profondeur de la justice. Pas de réformes superficielles. Une refondation réelle, indépendante, courageuse. Une justice capable de juger, de protéger, de réparer. Une justice qui ne se plie ni à la peur, ni aux pressions politiques, ni aux intérêts mafieux. Mais il est encore temps de rompre avec cette fatalité. Il est encore temps de dire non à la normalisation de l’horreur. Il est temps d’exiger une commission vérité et justice indépendante, de revaloriser le rôle des juges intègres, de protéger les lanceurs d’alerte, d’enseigner la mémoire des victimes dans nos écoles.

Car le silence est un choix. Et l’impunité aussi. Sans justice, il n’y aura jamais de paix. Sans vérité, il n’y aura jamais de réconciliation. Sans mémoire, il n’y aura jamais d’avenir. Quand l’impunité devient système, la résistance devient une exigence. Et reconstruire la justice, un acte de survie collective.

Par : Fabigaelle Liboiron

La photo de couverture est un symbole de la justice. Source : Freepik

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