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Opinion | Ce qu’on n’a jamais dit sur le 18 mai 1803

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« Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle- fille et sa belle-mère et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison.» Jésus (Matthieu 10:34-36)

Le 18 mai 1803 fut certainement une date notoire de notre histoire nationale. L’entente entre l’ancien parti rigaudin et les anciens généraux de Louverture (consacrée pratiquement officiellement ce 18 mai 1803) permit effectivement de bâtir une armée unique, assez forte pour conquérir l’indépendance.

Isolé de son contexte, ce fait historique peut nous enseigner un mensonge : l’idée que tous les Haïtiens peuvent se mettre ensemble pour « sauver » Haïti. C’est beaucoup oublier, c’est beaucoup ignorer que de penser ainsi. De ce que les pères fondateurs firent bien, de ce qu’ils firent mal, nous pouvons, cependant tirer des leçons. En voici deux.

Première leçon : Non pas «union de tous», mais «union pour tous»

Cette entente ne fut jamais l’entente de tous les futurs Haïtiens. Dans le Sud, Dessalines et Pétion ne purent jamais convaincre Lamour Dérance de rejoindre le mouvement ; dans le Nord, Petit Noël Prieur et Sans-Souci refusèrent d’accepter l’autorité de Christophe.

En plus, tout un ensemble de futurs Haïtiens, connus alors sous le nom de « Congos-tout-nus», restèrent fidèles aux Français jusqu’au bout. Ce que Dessalines et Pétion ne firent pas, (ce qu’ils ne pensèrent jamais à faire), fut de diluer le mouvement pour pouvoir intégrer les dissidents. La cause de la liberté triompha, non pas parce qu’elle sut faire l’union entre tous les futurs Haïtiens, mais parce qu’elle resta fidèle au principe que cette cause transcendait (était plus grande que) les hommes qui la défendaient et que c’était aux hommes de se soumettre à ses exigences et de se sacrifier pour elle. Pas l’inverse.

Cette division ne fit pas de tort réel au pays justement parce qu’elle fut bien approchée et bien résolue. Dessalines et Pétion perçurent le mensonge : il y avait, dans les exigences de ces chefs de bande, une prétention à faire passer leurs rancunes et ressentiments personnels avant la cause de la liberté générale. Ils ne s’égarèrent pas à satisfaire les égos de toutes les petites têtes enflées en quelque stupide « consensus largement large ». Empruntant une page au manuel de Louverture, Dessalines et Pétion résolurent le problème avec sagesse : ils éliminèrent les chefs sans s’attaquer à leurs troupes (sauf quand ils n’avaient pas le choix).

Après l’indépendance, Dessalines fit à nouveau preuve de sagesse en ordonnant de laisser les « Congos tout nus » en paix. Le parti de Dessalines gagna l’indépendance pour tous les futurs Haïtiens, aussi bien ce qui firent le sacrifice de leur vie sur le champ de bataille que ceux qui, jusqu’au bout, collaborèrent avec les français. Lamour Dérance et Petit Noël Prieur tombèrent dans l’oubli ; la plupart de jeunes Haïtiens d’aujourd’hui ignorent jusqu’à l’existence des « Congos tout nus ». Et c’est bien.

L’alliance entre les anciens rigaudins et les hommes de Louverture permit donc de gagner la bataille de l’indépendance. Mais elle n’accomplit pas plus. Trois ans et cinq mois seulement après l’entente consacrée à l’Arcahaie, en octobre 1806, les troupes du Sud entraient à Port-au-Prince et assassinaient l’empereur. Pétion, avec la complicité de Christophe, avait trahi Dessalines ; quelques mois plus tard, les deux traitres se battaient et le pays était scindé en deux. L’« union sacrée » n’avait pas duré le temps d’un mandat présidentiel de cinq ans. Pourquoi cela s’est-il si mal passé ? Pourquoi cette entente a-t-elle été si éphémère ? La réponse à cette question nous enseigne une deuxième leçon, vitale pour la bonne marche d’une société : l’importance de la vérité.

Deuxième leçon : twou manti pa fon

Que manquait-il à cette union ? Essentiellement la vérité. La guerre du Sud, conduite par Dessalines sous le commandement de Louverture avait laissé des rancunes profondes chez les anciens officiers de Rigaud, y compris Pétion, qui étaient revenus avec l’expédition de 1802.

Malheureusement, les antagonismes du passé ne furent jamais discutés et résolus même partiellement au moment de l’entente. Il était certes risqué de tenter de discuter des sujets sur lesquels les passions étaient encore chauffées à blanc, mais la solidité de l’alliance dépendait de cet exercice de vérité. L’entente de Dessalines avec les officiers du Sud se fit implicitement (lorsque Dessalines se rendit dans le Sud) sur la base que tous les malheurs de la Guerre du Sud furent la faute d’un seul homme : Louverture.

Il y avait, dans cette simplification d’une question complexe, un mensonge. La Guerre du Sud fut un évènement malheureux, mais utile. 1804 n’aurait pas été possible sans cette guerre (et les officiers du Sud, revenus avec Leclerc, le savaient !). Le fait que Louverture lui-même ait brandi la question de couleur pour motiver ses troupes en a fait une guerre de couleurs, de noirs contre des mulâtres. La vérité était un peu plus compliquée. C’était une confrontation entre deux visons de la liberté.

Toussaint Louverture se proclamait français, républicain, cependant sa conception de la liberté reposait sur une base universelle. Pour Louverture, « La liberté est un droit donné par la nature ; l’égalité est une conséquence de cette liberté ». Et dans la bouche d’un catholique pratiquant comme Louverture, dire que la liberté est un « droit naturel », c’est dire qu’elle vient de Dieu et non des hommes.

Au moment de cette première déclaration, Louverture était encore au service de l’Espagne. Cinq ans plus tard, devenu républicain français, se battant contre les troupes anglaises, Louverture revint avec l’idée dans une adresse à ses soldats : il donnait crédit à la France pour la liberté des noirs, mais prit tout un paragraphe pour préciser : « Dieu qui nous a fait naître tous libres, qui nous a éclairés pour que nous l’arrachions [la liberté] des mains de ceux qui nous l’avaient ravie, nous bénira et nous la conservera ainsi qu’à ceux qui viendront après nous ».

Les Noirs de Saint-Domingue n’étaient donc pas libres grâce à la France ; ils n’étaient libres ni à cause de la Déclaration des droits de l’homme ni à cause de la proclamation de Sonthonax. Les Noirs de Saint-Domingue étaient nés libres et cela venait de Dieu. Conclusion : aucun homme n’avait le droit de la leur enlever ! Aucun ! (Et là est le secret de la geste de 1804 !).

À ce discours que Toussaint martelait constamment sous une forme ou sous une autre, il faut ajouter les messes et Te Deum après chaque victoire, l’exigence faite aux troupes de prier le soir, d’assister à la messe du dimanche et les sermons interminables de Louverture lui-même sur les exigences de la liberté qui imposait « de plus grandes obligations que l’esclavage dont vous êtes sortis ». Il suffit de lire les proclamations et adresses de Louverture pour se rendre compte que ces exigences s’adressaient essentiellement à l’individu. À presque un siècle d’intervalle, Louverture (qui avait connu l’esclavage) et Dostoïevski (qui avait connu la prison) avaient vu dans le Christianisme la même « religion de la liberté, une religion basée sur la responsabilité personnelle de chaque individu pour ses actions ». Le christianisme de Louverture (qu’il imposait pratiquement à ses soldats) constituait une riposte philosophique à l’esclavage. À ces hommes fraichement sortis de l’esclavage, le Christianisme offrait une justification et un guide : un pourquoi et un comment à leur liberté.

La liberté, ainsi vécue, ainsi justifiée, acquérait une force explosive. Voilà pourquoi Toussaint pouvait déclarer avec assurance à son embarquement que « [la liberté des Noirs] repoussera par ses racines parce qu’elles sont profondes et nombreuses ». Les troupes de Louverture étaient « françaises », elles chantaient la Marseillaise, mais la liberté était quelque chose que Papa Bondye nan syèl la ban nou.

Confronté aux effets de cette conviction enfouie au cœur des nègres et négresses de Saint-Domingue, Leclerc écrivait à Bonaparte : « Voici mon opinion sur ce pays. Il faut détruire tous les nègres des montagnes, hommes et femmes, ne garder que les enfants au-dessous de douze ans, détruire moitié de ceux de la plaine et ne laisser dans la colonie un seul homme de couleur qui ait porté l’épaulette, sans cela jamais la colonie ne sera tranquille ». Leclerc se trompait : même avec « cela », Saint-Domingue ne serait pas tranquille.

***

Tout cela était vrai dans le Nord et une partie de l’Ouest où Louverture dominait. Dans le Sud, par contre, le pouvoir était aux mains de Rigaud et des anciens libres. La liberté y était respectée, mais la référence fondamentale pour le droit à la liberté et l’égalité n’était pas Dieu, mais la France. Cela était vrai aussi bien pour Rigaud et ses officiers que pour les cultivateurs noirs du Sud. C’est à la France qu’allait leur gratitude pour la liberté, leur loyauté et leur fidélité. Si forte était cette loyauté que, pendant la Guerre du Sud, alors que Dessalines avançait ouvertement, Rigaud attendait les ordres de la France pour savoir que faire.

Que se serait-il passé en 1802 si Louverture avait laissé Rigaud en paix dans le Sud ? L’expédition Leclerc, supportée par les troupes d’élite du Sud, aurait certainement vaincu Louverture et « les pauvres noirs dont les pères sont en Afrique » seraient redevenus esclaves. Les événements, tels qu’ils s’étaient déroulés, avaient prouvé que Louverture avait raison. C’est la division qui, cette fois aussi, fit la force de Louverture. En écrasant le parti rigaudin, Louverture avait fait exactement la même chose que Dessalines et Pétion firent plus tard contre Lamour Dérance et Petit-Noël. Telle est la vérité masquée par l’idée que tous les malheurs de la guerre du Sud étaient la faute de Louverture. Un mensonge par omission.

Comme je l’ai dit plus haut, il était risqué de tenter une conversation avec les officiers du sud sur ce sujet sensible, mais Dessalines aurait dû au moins essayer. En mai 1803, ce n’était plus une « opinion » de Louverture que les Français allaient revenir : ils étaient revenus. Ce n’était plus une « opinion » de Louverture qu’ils reviendraient pour rétablir l’esclavage : ils étaient en train de le rétablir. Ce n’était plus une « crainte » de Louverture que la francophilie de Rigaud porterait le Sud à supporter une invasion française : le Sud ne s’était pas battu contre l’invasion de Leclerc en 1802, laissant leurs frères du Nord porter, tout seuls, le poids de la brutale campagne de février. Les faits étaient là pour prouver que la Guerre du Sud était justifiée.

Nous aurions beaucoup gagné à ce possible triomphe de la vérité. Cela aurait peut-être sauvé la vie à Dessalines. Cela nous aurait sauvé, peut-être, nous aussi. Pendant les premières années de notre indépendance, tout de suite après Dessalines, nous fûmes conduits par deux des héros qui avaient nourri de leur sang et de leur courage la beauté et la grandeur d’un rêve de liberté. Mais, l’âme souillée et le cœur rabougri par la trahison innommable du Pont-Rouge, ils ne purent nous offrir l’un, que de gros bâtiments, et l’autre l’amour vulgaire et bon marché d’un « papa bon cœur ». La voix de Louverture qui nous appelait vers les sommets avait été étouffée et s’est presque tue aujourd’hui. Et voilà maintenant 200 ans que nous errons, orphelins, dans le désert, « près du bord sinistre de la nuit », « sans un songe en avant, sans un deuil en arrière », n’attendant « rien d’en haut », n’ayant « du plein midi qu’un lointain crépuscule ». Mande Papa Tousen padon!

 Jean-Patrick Archimède Victor

Photo de couverture : Valérie Baeriswyl

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