Comme je le dis souvent, le miroir est brisé, il faut en avoir un autre. On ne devra plus tenter de recoller les morceaux, car il ne sera plus possible
Depuis les années 1990, Haïti a initié des aménagements, des arrangements, des remaniements, des adaptations, des changements mineurs dans les pratiques, dans les procédures comme dans les noms des structures étatiques. On a beau annoncer multiples réformes à plusieurs niveaux dans la gouvernance politique et économique du pays sans jamais arriver à redéfinir certains rapports fondamentaux. Ces derniers ont été déterminants dans la catastrophe du passé, ils le sont encore dans l’explication du présent et le seront encore pour définir l’avenir, si on ne fait pas la rupture.
Le problème fondamental du pays n’est pas la montée du dollar, l’inflation qui augmente ou le déficit budgétaire qui se creuse. Le problème fondamental du pays n’est pas la mauvaise qualité de nos routes, les montagnes d’immondices qui jonchent nos rues, ni le blackout général. Le problème fondamental du pays ne réside pas dans l’existence des gangs armés qui font la loi dans nos quartiers et prennent le contrôle de certaines routes nationales. Ces phénomènes résultent d’un problème de plus grande envergure, sur lequel il est urgent de se pencher.
Il s’agit d’un État central qui n’a pas su (re) définir les rapports qu’il entretient avec la vérité, le peuple, le monde rural, le pouvoir législatif, les collectivités territoriales, le secteur privé et la communauté internationale.
La rupture nécessite d’abord une redéfinition des rapports entretenus entre l’État et la vérité. L’histoire politique de ce pays est construite sur des mensonges, des coups bas et sur l’opacité. Conséquemment, la gouvernance politique se résume à un jeu de coquins et une suite de promesses creuses. La rupture exigerait une politique de transparence, de franchise, de franc-parler et de sincérité. La nouvelle génération doit être la génération de la vérité, qui inspirera confiance et saura comment divorcer d’avec les comportements de « mètdam », de « bluffer » et de corrompus. Le règne de la vérité c’est aussi celui de la justice. Une justice, la seule, pour les riches comme pour les pauvres, pour les proches du pouvoir comme ceux de l’opposition.
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La rupture, c’est aussi mettre enfin le peuple et le bien-être collectif au centre des réflexions et des actions politiques et économiques. La mise en place des politiques publiques, la formulation du budget et les multiples décisions de l’État n’ont jamais pris véritablement en compte le bien-être collectif. Le peuple est livré à lui-même dans l’insécurité, la misère et doit choisir constamment entre la mendicité, la mort et la migration.
La rupture, c’est également une nouvelle manière de cohabiter avec le monde rural. L’État central haïtien est anti-rural. Les infrastructures sanitaires, éducatives et technologiques sont pratiquement inexistantes dans le « pays en dehors ». Alors que les paysans cultivent la terre, ils s’appauvrissent de jour en jour face à la pénurie d’investissements dans le secteur agricole, faute de marchés pour écouler leurs produits et de technologies adéquates.
De ce fait, la rupture devra prendre le visage d’un État central soucieux du monde rural et qui soit prêt à l’intégrer dans les politiques publiques. Il est aussi important que l’État central définisse de nouveaux rapports avec le parlement. Le pays est condamné à l’instabilité politique, économique et sociale dans ce modèle de rapports népotiques où, si leurs intérêts personnels ne sont pas satisfaits, députés et sénateurs peuvent menacer de couper la tête d’un Premier ministre, d’un ministre ou de ne pas ratifier un budget.
Aujourd’hui un parlementaire peut contraindre un ministre de signer des dizaines de nouvelles nominations ou d’exiger à un directeur général de l’argent au risque de les faire virer. Le modèle aujourd’hui contraint un président élu de monter un gouvernement avec des amis et proches de parlementaires souvent non qualifiés, sinon le gouvernement ne sera pas ratifié. La rupture passe par une nouvelle constitution qui définira de nouveaux rapports entre les pouvoirs tout en érigeant des garde-fous contre les abus de pouvoir et la corruption.
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Pour amorcer la rupture, on devra enfin comprendre que le développement socio-économique passera par le développement local. Actuellement en Haïti, les mairies pour la plupart ne sont pas autonomes ; beaucoup de maires ignorent le B A BA des tâches incombant à leur fonction ; et l’État central fait la compétition aux collectivités. Sans des collectivités territoriales fortes, actives et performantes, la rupture demeurera une chimère et l’État continuera d’être absent et éloigné de la population.
Avec le secteur privé des affaires, l’État central doit dépasser les comportements ambivalents du passé, à savoir la confrontation directe ou la soumission. L’État n’a aucun intérêt à confronter les forces économiques et à les combattre. Il revient de préférence aux lois et aux principes de les rendre conformes.
L’État central n’a aucune décence non plus à se soumettre aux caprices et volonté de certains leaders puissants du secteur privé des affaires dont la performance de leur entreprise et leur survie dépendent du contrôle de l’État et de l’existence permanente des monopoles/oligopoles.
Dans les deux cas de figure, le résultat est le même, instabilité, pauvreté et exclusion sociale. Il faut qu’on arrive à une formule pour ouvrir les opportunités et s’entendre sur un modèle qui ne privilégie pas un groupe et qui ouvre le crédit, les contrats, le marché et les douanes pour tous.
Souvent, les relations avec la communauté internationale sont problématiques. On entretient des rapports de « restavèk », dans lesquels, il revient à un ambassadeur de valider les décisions du président de la République ou d’exiger à des parlementaires de prendre part à des séances. Encore une fois, la confrontation n’est pas de mise. Haïti aura toujours besoin de partenariats et de collaboration internationaux, dans une logique de croissance mutuelle respectueuse des intérêts nationaux.
Pour une rupture réussie, il nous faut donc rassembler une nouvelle génération de femmes et d’hommes leaders patriotes, intègres, éclairés, visionnaires, responsables et d’interlocuteurs valables qui auront le courage de défendre ce qui est meilleur pour le pays dans le respect mutuel.
Soyons les citoyens de la rupture. Soyons cette génération de la vérité.
Etzer Emile, citoyen
Photo couverture: 18 nov 2018 – AP Photo/Dieu Nalio Chery)
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