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Opinion | Lettre à un prodige ayant terminé sa Maîtrise à 17 ans 

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Une maîtrise à 17 ans, vraiment ? C’eût été une blague anodine, une courte anecdote, si seulement le mécréant en question et sa famille, n’étaient pas directement responsables de l’état actuel du pays

On ne se connait pas. Enfin, je ne crois pas. On a pourtant fréquenté le même établissement scolaire il y a plusieurs années.

Nos parcours sont différents. J’ai quitté Haïti pour poursuivre des études universitaires, pour ensuite revenir au bercail. J’enseigne à présent, entre autres activités, dans deux Universités de la capitale afin de rendre un peu de ce que j’ai appris et participer à la formation de notre relève.

Un petit clip de 30 secondes sur Internet m’apprend que tu as complété ta maîtrise à 17 ans, et que depuis, bateau en main, et bracelet au pied, tu as créé des terrains de football invisibles. Tu auras été coordonnateur de la Commission d’appui à la coordination des infrastructures de sport et d’accompagnement de la jeunesse haïtienne (CACISAJH), rien que ça !

J’hésite encore à référer mon neveu, fan de foot, à un des multiples stades et parcs que tu as créé pour la jeunesse, tandis que l’océan me nargue de ma fenêtre étant, car je sais que je ne peux pas y aller (je n’ai même pas de bateau ni de gaz d’ailleurs !). Je regarde mes deux diplômes (licence et maîtrise), acquis en l’espace de 5 ans, de 17 à 20 ans, puis de 22 à 24 ans, accrochés au mur.

Confinée, le masque au visage et craignant pour ma vie à chaque fois que je sors de chez moi (et même lorsque je reste chez moi !), j’hésite entre pleurer de frustration ou hurler. Je choisis d’écrire.

L’autre jour, en public, je m’écroule. Les larmes aux yeux, je venais de réaliser que, dans une danse morbide et inlassable, le silence complice de notre gouvernement (face aux injustices, aux abus, à l’inacceptable) laissait place aux chants d’imbéciles et de gueux comme toi, qui, sans une once de gêne, sans une hésitation, crachent sur le travail acharné de ceux qui tentent de vivre sur cette magnifique petite ile. Qui sans un battement de cils et dans un assourdissant concert de sirènes officielles, balaient d’un revers de main les efforts, les sacrifices et les rêves des cerveaux et des mains de notre pays.

Une maîtrise à 17 ans, vraiment ? C’eût été une blague anodine, une courte anecdote, si seulement le mécréant en question et sa famille, n’étaient pas directement responsables de l’état actuel du pays. Si seulement je pouvais me rendre à l’un des nombreux hôpitaux sur le territoire et être prise en charge immédiatement, si seulement j’avais la garantie qu’un policier est vraiment là pour me « protéger » et me « servir », si seulement je savais que le mot Justice avait sa place dans ce pays. Si seulement les promesses qui avaient été faites, avaient été tenues ! Si seulement une quelconque trace de tout le bien fait durant ses années au pouvoir restait et demeurait visible pour tous, alors les Olivier [Martelly] et les Nicolas [Duvalier] de ce monde pourraient parler.

Arrogants, et dégageant une très peu subtile odeur de carburant, ils refusent de se taire et de laisser la place à ceux qui « font », ceux qui créent quelque chose malgré tout. Ils défilent dans les rues de leur royaume enhardis par les applaudissements d’autres, encore plus idiots qu’eux, et accumulent leurs offenses grâce à des paumés qui leur offrent leurs micros ou qui ne veulent pas « prendre position », ou mieux, ne font « pas de politique ».

Tous en chœur, on chante : « Se sistèm lan ki blo ! » Mais l’Empereur quoiqu’il pense est bien nu (petit clin d’œil académique pour toi : quelqu’un détenant une maîtrise à 17 ans comprendra forcément la référence).

Je me ressaisis et pense à tous ceux qui font de ce pays ce qu’il peut encore être !

Je pense à ce professeur d’Université qui n’arrive pas à joindre les deux bouts avec un doctorat en main. Cette entrepreneure qui accumule les certifications afin de maîtriser son domaine, mais qui peine à garder ouverte son entreprise durant les crises successives. Je pense à cet ingénieur, fort de son diplôme obtenu après avoir surmonté les difficultés innombrables d’une pauvreté que personne ne mérite, qui peinera à obtenir plus de 10 000 gourdes de salaire. Je pense à cette étudiante, qui, à la lumière d’une bougie, finit son devoir et recharge son téléphone pour quelques gourdes dans son quartier. Je pense à ce père de famille attaqué, chez lui, par les institutions censées le protéger. Je pense à cette poétesse qui meurt sous les balles assassines de l’insécurité. Je pense à leur courage et leur persévérance. Je pense à la beauté de leur esprit, et j’arrive à respirer.

Je pense à tous ces cerveaux qui ont choisi de rester ou de retourner en Haïti et font maintenant partie de la petite minorité ayant fait ce choix. Tous ces diplômes, toutes ces certifications, tous ces Honneurs ! C’est d’eux que l’on se souviendra, de leur courage, de leur persévérance. De la beauté de leurs idées, et l’audace de leurs convictions. On se souviendra de ceux qui réclament ce qui nous est dû, de ceux qui dénoncent les injustices et les abus policiers, domestiques ou sexuels, de ceux qui inlassablement rappellent à nos dirigeants leurs responsabilités. On se souviendra de ceux qui écrivent, de ceux qui enseignent, de ceux qui dédient leur temps bénévolement à une cause, et de ceux qui marchent, habités par une conviction.

On se souviendra d’eux et on te laissera tomber dans l’oubli, dans la lourdeur et l’obscurité de ton insignifiance. Eux, ils portent sur le dos le lourd fardeau de la chose bien faite, de la recherche de l’excellence, de la transmission du savoir et du partage. Ils portent en eux l’amour du Pays. Eux, ils marqueront les prochaines pages de l’Histoire d’Haïti de leur étincelante lumière et alors, on oubliera qu’un con, entouré d’autres cons, avait dit une connerie.

Une citoyenne (comme Nicolas Duvalier, je choisis de cacher cette information : c’est bien trop dangereux!)

Note de l’éditeur : Ayibopost a authentifié l’identité de l’auteure ainsi que ses engagements universitaires. Nous avons choisi de lui accorder l’anonymat à cause du danger qu’elle peut courir si jamais son identité était révélée.

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