CULTURE

On ne produit pas assez de livres en créole haïtien. C’est un problème.

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« La langue est un outil politique. C’est avec elle qu’on détermine la société qu’on souhaite construire », selon un linguiste

Le 21 février est la date consacrée à la célébration des langues maternelles. Une langue maternelle est souvent définie comme celle qu’on apprend dès le ventre de sa mère. En Haïti, la langue maternelle est le créole, qui coexiste avec le français.

Le français a toujours été la langue d’enseignement en Haïti. La première expérience pédagogique avec le créole remonte à 1975. Malgré des efforts depuis, les progrès se font attendre.

Erlin Paul, élève de Secondaire III, suit régulièrement des cours de créole. Mais il avoue n’avoir encore jamais lu un livre en créole, hormis les textes que passe sa professeure dans la classe. Cela lui cause des difficultés de compréhension quand il lit dans sa langue natale.

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Selon le professeur Pierre Michel Chéry, linguiste, l’UNESCO a mené en Haïti une expérience d’apprentissage dans les années 1950. De cette expérience, les spécialistes sont parvenus à la conclusion que les enfants apprennent mieux dans leur langue maternelle.

« Ce n’est pas sans raison que l’anglais s’est aussi bien exporté et s’impose dans le monde, affirme Pierre Michel Chéry. En Angleterre par exemple, les apprenants ont des cours d’anglais jusqu’au doctorat. Il est important d’apprendre la langue, et ce, même si on est à un niveau d’étude très élevé. »

Le linguiste rappelle que la langue est un outil politique. C’est avec elle qu’on détermine la société qu’on souhaite construire. Et comme tous les autres aspects de la culture, une langue peut être soumise à l’impérialisme.

« C’est pour ça qu’il est primordial d’enseigner et de produire dans la langue. Musique, littérature, science. La production est un élément incontournable pour garder la langue vivante », fait remarquer le linguiste.

Traduire et produire

Erickson François est professeur de littérature à l’école secondaire. Il exerce cette profession depuis 25 ans. Durant ces nombreuses années d’enseignement, son principal regret est qu’il n’existe pas plus de textes de la littérature haïtienne d’expression créole disponible pour les élèves.

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« Il y a un problème de disponibilité des livres en Haïti, et ce, pas simplement pour les élèves. Même au niveau universitaire il est difficile d’avoir accès à certains documents. Les maisons d’édition comme nous le connaissons aujourd’hui sont un phénomène contemporain. [Avant], les écrivains imprimaient leurs livres et en assuraient eux-mêmes la distribution. Quand un texte était complètement écoulé, s’il n’était pas dans une bibliothèque, il disparaissait simplement. »

L’enseignant rappelle que les livres considérés comme les grands classiques de la littérature haïtienne sont en français. D’après lui, sans soulever l’éternel débat de la diglossie en Haïti, il est primordial que ces textes soient traduits en créole. Pour lui, une langue est aussi un outil politique.

« Tous les ans je fais lire un extrait de Compère Général Soleil à mes élèves. Il s’agit d’une description du fleuve Artibonite. Il n’existe pas de plus belle description du fleuve selon moi. Mais le texte qui fait vraiment fureur dans ma classe de littérature, c’est Choukoun de Oswald Durand. »

Selon Erikson François, la réussite de Choukoun auprès des élèves n’est pas uniquement due au fait que le texte soit écrit en créole. Cependant, cette raison a son importance, car il s’agit de la langue maternelle des élèves, avec qui ils ont un rapport particulier.

Faubert Bolivar qui est enseignant, poète et dramaturge haïtien approfondit encore plus la question. Selon lui, il est primordial de traduire dans les langues maternelles, tous les livres ayant marqué l’histoire de l’humanité. « C’est pour nourrir la langue maternelle en question, et la mettre en discussion avec d’autres langues. Plus une langue est forte, plus elle peut s’imposer face aux autres », croit Bolivar.

Pour cela, précise le dramaturge, il faut produire dans cette langue. Il faut « écrire des livres et des documents dans cette langue, permettre qu’elle soit porteuse de pensées, mais aussi la parler et l’enseigner. »

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Évelyne Trouillot, écrivaine et professeur à l’université, considère la traduction comme un point important, mais elle croit nécessaire d’apporter quelques nuances. « Elle ne doit pas être considérée comme une béquille, mais comme un enrichissement. La traduction ne doit pas remplacer la nécessité d’aborder, autant que possible, le texte dans sa langue initiale. »

Une question de droits humains

Les droits linguistiques font partie de la convention relative aux droits humains, qu’Haïti a signée. C’est la Constitution de 1987 qui fait du créole une langue officielle. Dès son préambule, elle pose des garde-fous contre les discriminations linguistiques. Selon le professeur Erikson François, beaucoup d’efforts ont été réalisés par rapport au créole.

Aujourd’hui le créole haïtien, comme langue maternelle et principale langue d’expression du peuple haïtien, est enseigné jusqu’en terminale. D’après François qui ne se souvient pas avoir eu des cours de créole à l’école, c’est l’une des meilleures choses qui soient arrivées à l’enseignement en Haïti.

« Certaines entités de l’université d’État proposent un examen en créole. Il est enseigné au sein de l’UEH, et certains écrivains, dont Guy Gerald Ménard et  Emmanuel Eugène, dit Manno Ejèn, en ont fait leur unique langue de production littéraire. Et de plus en plus de jeunes écrivent en créole », se réjouit-il.

Cependant, pour le professeur de littérature, il reste encore une longue route à accomplir, car très peu de livres sont publiés en créole haïtien par rapport au français. « Un rapide tour de table lors des événements littéraires montre qu’aujourd’hui encore la principale langue d’expression littéraire est le français. C’est la même chose quand nous regardons le catalogue des maisons d’édition haïtiennes. »

Evelyne Trouillot rappelle le rôle des maisons d’édition dans le débat. « Elles devraient encourager la publication d’œuvres en créole. Les rares maisons qui seraient financièrement en mesure de le faire ne s’y intéressent pas, ne les jugeant pas rentables. Pour plusieurs raisons liées aux préjugés sociolinguistiques. L’État n’a pas mis en place une politique visant à soutenir et à encadrer les maisons d’édition, en vue de l’augmentation et du renforcement des publications créoles haïtiennes. »

S’il reste du chemin à faire, des initiatives sont prises un peu partout afin d’encourager la traduction, la réalisation d’œuvres originales et la promotion des langues maternelles. C’est en ce sens que plusieurs personnalités haïtiennes ont lancé en 2019 la première édition du festival international de littérature créole.

Selon Anivince Jean Baptiste, membre du comité, il revenait aux Haïtiens de prendre cette initiative. « Haïti possède la plus grande communauté créolophone au monde, dit-il. Il faut leur montrer les nouveaux auteurs qui produisent dans cette langue, les nouvelles œuvres et leur faire redécouvrir ce qui a déjà été réalisé. »

Melissa Béralus est diplômée en beaux-arts de l’École Nationale des Arts d’Haïti, étudiante en Histoire de l’Art et Archéologie. Peintre et écrivain, elle enseigne actuellement le créole haïtien et le dessin à l’école secondaire.

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