Mon cher Widlore,
Comme tant d’autres jeunes dans ce pays, depuis quelques temps, j’observe silencieux, énervé et impuissant l’effondrement de notre société. Comme tant d’autres dans ce pays, j’avais jadis décidé de ne pas opiner sur la grève des médecins. Mais voilà que ton dernier #AyiboPost, couplé à quelques commentaires futiles qui fusent de partout sur le web, me poussent à réagir.
Pour avoir été un ancien étudiant de l’Université d’Etat d’Haiti, pour avoir été moi-même, un étudiant militant à la faculté de Médecine et de Pharmacie de l’UEH, pour avoir participé activement au mouvement gréviste des étudiants en médecine en 2009, lequel nous a vus perdre une année d’étude, connaissant trop bien l’hypocrisie et le fonctionnement malsains qui prédominent dans le secteur médical haïtien ; je serai le dernier à me poser en défenseur des grévistes actuels. Mais tout comme toi paraphrasant Spinoza, je ne veux pas railler, ni déplorer, ni maudire, mais comprendre. Mais, plus que cela, j’ACCUSE.
J’ACCUSE l’Etat. J’ACCUSE la Société civile et le secteur privé. J’ACCUSE l’Université. J’ACCUSE les Médias. Je t’ACCUSE. Je m’ACCUSE. Je nous ACCUSE tous sans exception. Nous avons tous du sang sur nos mains.
A tes questionnements je réponds également par des questions.
Est-ce le bon timing ? Ma réponse est: y aurait-il jamais un bon timing ?
En 2009, je fis partie d’un groupe de 468 étudiants de la faculté de médecine, qui décidèrent de questionner le système, et de réclamer de meilleures conditions d’étude et de travail pour les futurs médecins. A l’époque, nous parlions d’une faculté qui n’avait pas de laboratoire, qui ne disposait pas d’une cafétéria décente, qui ne possédait pas une bibliothèque actualisée. Nous dénoncions un système qui continuait à fonctionner en mode «Tchala», avec des professeurs absentéistes, et qui pour la plupart, pas une fois dans leur vie, n’ont eu à produire un article ou à faire une recherche scientifique sur la matière qu’ils enseignent et prétendent si bien maitriser. Pendant ce temps-là, les découvertes scientifiques dans le secteur pullulaient, et nos confrères d’outre-mer, étudiaient une autre médecine.
Comme tu l’as souligné dans ton texte, ce mouvement, probablement, à l’instar du sort qui est réservé à la grève actuelle, n’a pas pu aboutir comme souhaité. Ce fut une cause juste me diraient certains. Très mauvaise méthode et stratégie de lutte, ou encore mauvais timing, me diraient d’autres.
Mais tu sais quoi mon cher Widlore !
FENEH avant nous, dans les années 90 posait les mêmes problèmes. Et UNEH avant eux, dans les années 60 posait les mêmes problèmes. Et aujourd’hui encore, on en est au même stade.
Ce qui nous amène donc à considérer le problème sous un autre angle. Nous évoluons dans une société qui ne produit que des frustrés.
Qui aujourd’hui se soucie qu’aucune des grandes villes du pays ne dispose d’un service pompier opérationnel, et ce malgré les récents incendies meurtriers survenus à Hinche et à Pétion-Ville ?
Qui aujourd’hui se soucie de la façon dont on continue à construire, et ce malgré le séisme dévastateur du 12 janvier 2010?
Qui aujourd’hui se soucie de la dégradation de notre environnement, de la déforestation de nos montagnes, et ce malgré les inondations survenues aux Gonaïves, et à Fonds Verrettes en 2008 ?
Qui peut dire avec certitude que la femme enceinte malheureusement décédée, devant la barrière de l’HUEH, aurait survécu? Une question qui a toute son importance quand on sait que très souvent, en temps normal, le service d’urgence ne fonctionne pas, par faute de matériels de base, tels un simple pansement, une bouteille d’oxygène ?
Combien de fois a-t-on dû repousser une intervention chirurgicale parce que la génératrice de l’hôpital tombait en panne ou manquait de carburant? Combien de fois, les malades sont obligés de venir avec leurs propres lits, parce que ceux de l’hôpital sont défectueux?
Qui aujourd’hui se soucie que le pont de la route 9, ne soit pas encore réparé plus de deux mois après son effondrement, et ce malgré que 5 départements du pays en dépendent, sans compter les riverains qui doivent vaquer à leurs obligations quotidiennes?
Qui se soucie que seulement environ 5000 des 50,000 écoliers qui vont passer le bac pourront accéder à l’Université d’Etat? Qu’allons-nous faire de ceux qui ne peuvent pas aller étudier ailleurs et n’ayant pas les moyens d’intégrer une université privée?
Qui va s’indigner que nous ayons plus de 20 000 étudiants haïtiens rien qu’en République Dominicaine ? Qu’avons-nous fait pour intégrer nos jeunes professionnels? Qui va s’indigner que 80% des écoles professionnelles du pays ne soient pas reconnus par l’INFP ?
Qui se soucie aujourd’hui que nos professeurs touchent moins de 15 000 gourdes par mois?
Face à tous nos problèmes, sais-tu ce qu’on fait? On les contourne. On cherche d’autres alternatives. On se démêle comme on peut. On s’enorgueillit d’être un peuple résilient et débrouillard.
C’est la raison pour laquelle, nos responsables politiques, et ceux qui ont de quoi vivre confortablement, préfèrent aller se soigner aux Etats-Unis, en République Dominicaine et à Cuba.
Qui va s’indigner qu’aucun de nos trois derniers présidents n’aient eu à se soigner en Haiti?
- Préval faisait l’aller-retour à Cuba. M. Martelly, à la moindre toux, s’envolait vers Miami. M. Privert, s’envolait récemment pour la république voisine pour faire son check-up habituel.
Mon cher Widlore, voilà ce qu’il nous faut :
Une grève générale de tous les citoyens responsables. Une grève générale de tous ceux qui n’en peuvent plus. Et Dieu seul sait qu’ils sont nombreux. Les 80% de la population active qui sont au chômage; les 56% de familles vivant d’une agriculture de subsistance et qui cette année vont perdre une grande partie de leur récolte; Les 3 millions de personnes qui sont menacés par la famine.
Une grève générale des 70% de la population qui ne savent pas ce que c’est l’électricité ou l’accès à l’eau potable.
Cessons d’être hypocrites. Cessons de fuir nos responsabilités. Indignons-nous. Refusons l’inacceptable. Défendons et revendiquons la qualité de vie.
Réveillons-nous. Que la grève des citoyens révoltés commence !
Valéry Fils-Aimé
Image: Facebook / Mhph Hueh
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