EN UNESOCIÉTÉ

Mendiant de dignité

0

Elifèt!, Elifèt! J’ai choisi d’ignorer ma mère, continuant mon chemin, mes pas de plus en plus rapides sans jamais me retourner. Je ne souhaitais pas voir son visage défait, ses yeux hagards et ses habits si sales qu’on dirait des haillons. Elle sera bientôt contrainte d’arrêter sa poursuite et de rentrer se terrer dans cette chaumière qui nous abrite depuis bientôt deux ans. Je sais qu’elle s’inquiète pour moi, pourtant je n’ai pas le choix, il faut bien que je prenne mes responsabilités.

Ma mère ne se remettait pas de l’abandon de son dernier amant en date qui l’a laissé avec un nouveau-né de trois mois, deux enfants en bas âge de 3 et 5 ans et bien sûr moi, âgé de 14 ans. Au chômage et dépressive, elle n’était plus capable de subvenir à nos besoins. J’observais mes petits frères et sœurs, leurs corps frêles, leurs petits ventres s’allongeant de jour en jour, et leurs têtes qui ne paraissaient plus du tout aussi petites.

Il fallait que je réagisse! Je ne pouvais les laisser tous dépérir sans au moins tenter quelque chose. Il est vrai que la femme du pasteur se montrait parfois généreuse en nous faisant apporter ce qui était de trop de ses repas, malheureusement ce n’était que rarement suffisant. Ma mère mangeait si peu que le bébé se fatiguait la mâchoire à téter ses seins desséchés d’où coulait un mince filet de liquide blanchâtre incapable d’assouvir sa faim. Le petit pleurait des heures et ses cris m’arrachaient le cœur. Ce tableau me rendait malade.

Après la journée au lycée où j’ai continué à me rendre malgré tout, je trainais dans les rues pour éviter le spectacle misérable qui m’attendait à la maison. Et puis, un jour m’est venue cette idée en observant un garçon ciré, serrant un morceau de tissu noir sous ses aisselles, comptant ostensiblement l’argent qu’il avait amassé en essuyant au passage les voitures qui circulaient sur l’autoroute de Delmas.

Dès le lendemain, après les cours, j’ai troqué mon uniforme scolaire contre un pantalon usé trop petit, et un maillot rouge que j’ai récupéré sous le matelas, froissé et troué. Je suis parti rapidement, le pas décidé sans oublier d’emporter quelques fripes. Je n’avais aucune idée de l’endroit où je me positionnerais et je ne savais pas si j’aurais le courage d’insister auprès des conducteurs pour qu’ils me donnent une quelconque compensation.

Me voilà sur l’autoroute, à l’endroit même où la veille, j’avais aperçu le garçon heureux. Au début, les voitures avançaient trop vite, j’hésitais à me lancer. Les passants quant à eux me jetaient des regards méfiants, comme si j’étais un vulgaire vaurien. Une femme a glissé et s’est étalée de tout son long à quelques centimètres de moi. J’ai eu le reflexe de l’aider à se relever mais elle m’a repoussé violemment, s’éloignant en poussant des jurons indéchiffrables.

Un peu déboussolé, j’ai pensé à mettre court à cette folle expérience, lorsque sont arrivés deux jeunes hommes poursuivant une conductrice, qui finalement les a gratifiés d’un billet de cinq dollars qu’ils devaient se partager. Ils sont passés à mes cotés avec un air menaçant me laissant clairement comprendre que j’empiétais sur leur territoire. Loin d’être effrayé, j’ai adopté l’attitude contraire et plein d’aplomb, je me suis accroché au prochain véhicule. Je m’acharnais sur la carrosserie de cette Terios bleue regardant de temps en temps le conducteur qui ne me prêtait aucune attention, même lorsque j’ai cogné gentiment à sa fenêtre. Les deux jeunes hommes désormais mes pairs, ne sont pas gênés pour me pointer du doigt en se tordant de rire.

J’ai continué mon périple en choisissant une conductrice plutôt, espérant qu’elle serait plus indulgente. Balivernes! Au contraire, elle n’a pas hésité à m’insulter en m’interdisant de me servir de mes chiffons « de choléra » pour essuyer sa voiture. Les larmes commençaient à perler dans mes yeux et j’avais du mal à les refouler, mais j’ai préféré essayer à nouveau. Une heure plus tard, les jambes douloureuses et l’estime au plus bas je continuais d’espérer un miracle. J’ai aperçu au loin une voiture blanche, me répétant tout bas que c’était ma dernière tentative. Une jeune  femme était au volant, elle n’a fait aucun geste pour m’empêcher d’effectuer ma tâche. Après un travail bâclé, je me suis approché de sa fenêtre pour réclamer mon dû, elle a baissé sa vitre et m’a dit d’une voix suave : « Aujourd’hui, je n’ai pas le sou, demain peut-être » puis, elle m’a sourit.

Je l’ai regardé l’air hébété, savourant au plus profond de moi cette récompense ô combien plus importante que tout l’argent du monde. J’ai tout simplement décidé de rentrer chez moi, affamé, bredouille mais j’avais retrouve ma dignité.

 

Très attachée à mon cher pays, je demeure une personnalité ouverte, qui à travers sa profession de juriste et son implication au sein de diverses organisations soutient le projet du renouveau d’Haïti.

Comments

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *