SOCIÉTÉ

L’UEH confrontée à la crise du départ de ses professeurs

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Ces déplacements forcés, accélérés par l’insécurité, privent des centaines d’étudiants de certains cours fondamentaux dans leur cursus et retardent leur processus d’apprentissage, selon six responsables de facultés et professeurs ainsi que des étudiants contactés par AyiboPost

Le départ à l’étranger du personnel universitaire qualifié affecte l’offre de formation à l’Université d’Etat d’Haïti (UEH).

Ces déplacements forcés, accélérés par l’insécurité, privent des centaines d’étudiants de certains cours fondamentaux dans leur cursus et retardent leur processus d’apprentissage, selon six responsables de facultés et professeurs ainsi que des étudiants contactés par AyiboPost. 

L’Institut d’Etudes et de recherches africaines d’Haïti (Ierah/Iserss) formant des professionnels dans le champ des Sciences sociales voit 40 de ces professeurs partir pour l’étranger. 

Seulement au cours de l’année académique 2023 – 2024, la faculté enregistre un total de quinze professeurs ayant quitté le pays. 

Au sein de cette entité, « le département du patrimoine et du tourisme est plus touché par cette déperdition de professeurs », estime Sterlin Ulysse, doyen de l’Ierah. 

La faculté des Sciences humaines (FASCH) commence à perdre ses professeurs dès la période académique 2017 – 2018. 

Cette situation s’est accélérée en 2019. Une étude de l’institution, cette même année, révèle qu’environ 30 % du corps professoral avait déjà quitté la faculté. 

Étudiant en dernière année de sociologie à cette faculté, Dickens Chéry se dit être une victime directe du départ de professeurs à la FASCH.

L’absence de professeurs qui devraient assurer des cours fondamentaux de sa discipline – comme des cours de théorie 1 et 2 –   “pèse lourd”.

“ Parfois on passe au niveau supérieur sans avoir pu compléter tous les cours du niveau précédent, dont certains nécessaires pour comprendre la suite” poursuit l’étudiant qui dit être obligé de redoubler d’effort pour combler ces lacunes soit sur internet ou à la Bibliothèque.

Cependant, poursuit-il, ‘’la présence d’un bras plus expérimenté  pour guider l’étudiant reste très importante’’.

L’absence de professeurs rend difficile pour certains étudiants de trouver des encadreurs pour réaliser leurs mémoires de sortie.

Selon Josué Vaval, coordonnateur du conseil de cette Faculté, sur un effectif de 86 professeurs, 26 ont quitté l’institution, 39 assurent les cours en présentiel et 21 dispensent des cours en ligne. 

« La majorité des professeurs qui ont quitté la faculté sont des enseignants travaillant à plein temps, assurant trois cours par session », dit-il.

La Faculté des sciences (FDS) subit de plein fouet l’impact de la crise. 

Plus de 30 % de ses professeurs ont quitté le pays.

« L’insécurité nous affecte plus que les autres entités de l’Ueh. Nous avons des professeurs qui partent pour le Canada, les Etats-Unis d’Amérique, etc. », explique Edgard Etienne, membre du conseil de direction de la FDS qui ajoute ne pouvoir compter maintenant que sur quatre des huit secrétaires administratifs qui travaillaient au sein de l’institution. 

Depuis le début des offensives des gangs en février 2024, certains professeurs ont cessé de fréquenter l’espace de la faculté à la rue Mgr Guilloux.

Sur les quatre départements de cette faculté éduquant des professionnels en génie civil, génie électromécanique et génie électronique,  un seul dispose de coordonnateur, affirme Etienne, responsable de cycle préparatoire de la FDS. 

Depuis l’attaque des locaux de l’institution facultaire par les gangs en mars 2024, plusieurs équipements de l’institution ont été volés. 

En 2020, les responsables de la faculté de médecine et de pharmacie (FMP) ont fait une évaluation sur les 211 enseignants recensés. 

« Nous avons une vingtaine de professeurs qui laissent la faculté » , relate Marc-Félix Civil, vice-doyen de la FMP.

Depuis le début des attaques au centre ville de Port-au-Prince en mars 2024, les bandits de la coalition de gangs Viv Ansanm ont volé plusieurs véhicules et autres matériels de la FMP en avril 2024. 

Dès lors, l’institution qui dispensait seize cours au total, peine à disposer d’un espace approprié pour les cours et stages. 

« Depuis la perte de l’hôpital général, trouver des lieux de stage reste difficile », indique Marc-Félix Civil. 

Pour l’instant, une partie de la faculté est logée provisoirement à Turgeau, dans les locaux de l’association médicale haïtienne.

Cette fuite des cadres n’épargne pas la Faculté de linguistique appliquée (FLA) formant des cadres en linguistique et traduction. 

« Nous avons perdu cinq employés administratifs, et cinq enseignants du corps professoral ont quitté le pays », informe le secrétaire de la faculté, Daniel Prophète, à AyiboPost. 

Sur un effectif de 53 professeurs, ceux qui sont en dehors du pays tiennent des cours à distance. Tandis que les personnels administratifs ne travaillent plus.  

Durant l’année 2024, des cours n’ont pas été dispensés vu que certains professeurs ne maîtrisent pas les dispositifs d’enseignement en ligne ou à cause de mauvaise connexion d’internet, affirme le secrétaire de la FLA.  

L’école normale supérieure (ENS), une institution assurant la formation d’éducateurs au sein de l’UEH, voit aussi cinq sur une cinquantaine de ses professeurs émigrer vers le Canada et les Etats-Unis d’Amérique.

« Nous avons deux éminents professeurs qui partent pour les Etats-Unis. D’autres s’en vont dans les provinces comme : Carrefour, Petit-Goâve, Léogâne, Ganthier, etc. », explique Odonel Pierre-Louis, directeur académique de l’ENS. 

En septembre 2023, des bandits ont assassiné le professeur Solon Fortunat à Carrefour Péan, qui enseignait les cours de mathématiques et de physique à l’ENS.

La fuite des professeurs augmente la charge de travail des autres enseignants restés sur place.

Ces derniers sont parfois obligés  de dispenser plus d’heures de cours qu’avant.

« Certains enseignants qui dispensent trois cours sont désormais contraints d’en assurer sept », explique le coordonateur de la faculté des sciences humaines, Josué Vaval  à AyiboPost. 

Une surcharge de cours supplémentaire qui est non rémunérée pour ces professeurs, poursuit le responsable. 

Dans un classement annuel de l’organisation Quacquarelli Symonds (QS), spécialisée dans l’évaluation de l’enseignement supérieur, publié en 2024, aucune université haïtienne ne figure sur une liste de 430 universités d’Amérique latine et de la Caraïbe.

Néanmoins, on y retrouve dix universités dominicaines, au premier rang. 

Selon le professeur-chercheur à l’UEH, Jonel Dilhomme, l’un des effets les plus immédiats de la fuite des professeurs est la baisse de la qualité de l’enseignement. 

« En l’absence de professeurs expérimentés, la transmission des savoirs critiques est compromise, ce qui limite les compétences pratiques et théoriques des diplômés », explique le chercheur à AyiboPost.

Ce départ des professeurs de l’université d’État vers l’étranger impacte la tenue de certains cours exigeant des approches pratiques et des expériences en laboratoire. 

Pour la faculté de Ierah/Iserss qui compte trois de ses cadres les mieux formés en archéologie hors du pays, il devient difficile d’assurer ce cours, nécessitant la présence sur le terrain.

C’est le même cas de figure pour la FMP.

Pour cette entité d’enseignement des sciences de la santé, certains cours se font à distance tandis que pour d’autres, plus pratique, comme : l’enseignement en laboratoire, l’auscultation clinique, et autres, ne le sont pas.

« Nous sommes obligés de remplacer ces enseignants par d’autres afin d’assurer le suivi de l’enseignement », évoque le doyen Civil.

A la faculté des Sciences, si les responsables tentent de maintenir un enseignement en hybride, certains cours nécessitant d’intervention en laboratoire ne peuvent pas être dispensés totalement.

Une quinzaine de laboratoires sont pour l’instant fermés au sein du local de l’institution à la rue Magloire Ambroise.

Des responsables de facultés affirment à AyiboPost avoir perdu tout contact avec certains professeurs.

C’est par exemple le cas de l’Institut d’études et de recherches africaines d’Haïti.

« Il y a des professeurs qui, depuis presque deux ans, ne mettent plus les pieds à la faculté et ne dispensent pas leurs cours», confie Sterlin Ulysse, doyen de l’Ierah. 

Selon le doyen, certains professeurs refusent d’enseigner  que ce soit en ligne ou en présentiel.

A la FMP, des professeurs n’établissent aucun contact avec l’institution, d’après Marc-Felix Civil.

Selon des chiffres obtenus auprès du rectorat de l’université d’Etat d’Haïti (Ueh), l’institution d’enseignement supérieur dénombre 1 900 professeurs (vacataires, contractuels, et à temps plein) pour l’ensemble de ses onze entités. La capacité d’accueil de l’UEH est limitée à 3 000 étudiants par an.

Toutefois, la direction académique de l’UEH ne dispose pas d’inventaire précis à propos de la déperdition des cadres.

« Il est difficile de déterminer combien de professeurs ont quitté l’université. Car ils continuent d’enseigner à distance », relate à AyiboPost Jean Poincy, Vice-Recteur aux affaires académiques de l’UEH qui précise aussi ne pas pouvoir affirmer si ces cadres reviendront au pays pour continuer à assurer leurs cours.  

En dépit des contraintes, certaines facultés tentent la formation hybride. 

Depuis mars 2024, des personnes déplacées fuyant la violence des gangs à Port-au-Prince, occupent les locaux de la FLA au Bois-Verna. 

Depuis lors, sans aucun espace physique, la faculté fonctionne à distance, précisent les responsables. 

« Nous disposons seulement d’une cellule d’urgence au rectorat de l’UEH. Et, la majorité de nos services s’opèrent à distance », explique Daniel Prophète, secrétaire de cette faculté. 

D’autres entités attaquées en février 2024 par la coalition de gang Viv Ansanm ont également leurs administrations logées temporairement au rectorat de l’Ueh.

Diverses facultés, telles que l’Ecole normale Supérieure, la Faculté de Linguistique Appliquée, la Faculté de Droit et des Sciences Economiques et l’Institut National d’Administration, de Gestion et des Hautes Études Internationales, ont déjà organisé leurs habituelles épreuve d’admission, en 2024, pour de nouvelles cohortes d’étudiants. 

Pour l’année académique 2024 – 2025, les responsables de l’université d’Etat d’Haïti observent une hausse de 96 % des inscriptions, soit 27 146 inscrits.

Un chiffre qui dépasse celui de 2023 – 2024, 13 860 inscrits.

Compte tenu des difficultés, le rectorat de l’Ueh, disposant d’un budget de 2,3 milliards de gourdes, annonce vouloir compenser la perte des professeurs grâce au programme Relève Enseignant UEH

L’initiative, non encore adoptée, vise au recrutement annuel de deux meilleurs licenciés par entités comme moniteurs, assistants-professeurs et d’autres cadres disposant d’un niveau master pour des postes à temps plein dans les facultés. 

Après deux ans de service, ceux de la première catégorie deviendront des employés de l’université d’Etat, et auront à poursuivre leurs études en niveau master avec l’appui de l’Ueh. Une stratégie qui prévoit d’atteindre 168 assistants sur minimum quinze ans.

Par Fenel Pélissier& Jérôme Wendy Norestyl

 Wethzer Piercin a contribué à ce travail.

Couverture :  Collage : AyiboPost | 04 février 2025

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Fenel Pélissier est avocat au Barreau de Petit-Goâve, professeur de langues vivantes et passionné de littérature.

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