Toutes ces résidences, et bien d’autres n’ont pas pu se hisser à la hauteur de la tranche d’histoire qu’elles ont bercée
Des résidences autrefois habitées par d’importantes personnalités culturelles, historiques et artistiques haïtiennes, ainsi que d’autres lieux de mémoires qui devraient normalement être protégés par l’État haïtien, ne le sont pas. Cela témoigne du mépris des décideurs publics à conserver et à transmettre la mémoire du pays, selon des spécialistes contactés par AyiboPost.
Aujourd’hui, certaines de ces maisons sont abandonnées, vandalisées, délabrées loin de tout regard étatique, côtoyées par des piles d’immondices et choyées par des insectes nuisibles et des rongeurs quand elles ne sont pas simplement brulées.
Ainsi, la maison où aurait vécu Alexandre Pétion, à la Rue de l’Enterrement qui dans le temps était occupée par le Ministère des Affaires sociales et du Travail, loge aujourd’hui un garage, dans la pire des conditions.
Rencontré sur place, un jeune homme fréquentant l’espace jadis habité par l’un des premiers chefs d’État du pays explique à AyiboPost : «J’ai entendu dire que c’est l’ancienne résidence de Pétion. Cependant, je ne sais pas si c’est vrai. On raconte tellement de choses dans ce pays ».
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À l’avenue Christophe, l’on retrouve le majestueux Castel Fleury, ancienne résidence du président Tancrède Auguste, grand-père de Jacques Roumain. Délabré et l’air abandonné, ce bâtiment faisait office de palais présidentiel après l’explosion du Palais National occasionnant la mort du président Cincinnatus Leconte en août 1912.
À Bois Verna, l’ancienne résidence de l’écrivain Jacques Roumain était occupée par une école il y a quelques années. Aujourd’hui, rien de distinctif ne signale sa présence.
Toutes ces résidences, et bien d’autres n’ont pas pu se hisser à la hauteur de la tranche d’histoire qu’elles ont bercée.
Si certaines de ces maisons sont en très mauvais état voire en ruines aujourd’hui, comme celle d’Anténor Firmin dans la ville du Cap-Haïtien, d’autres, ayant encore la chance de se retrouver debout, occupent des fonctions éloignées de tout intérêt patrimonial.
«En réalité, le fait qu’une école soit logée dans l’ancienne résidence de Jacques Roumain permet de sauver la maison du délabrement. En revanche, ce n’est pas la fonction qu’elle devrait remplir », explique le cinéaste Arnold Antonin qui pense que la maison de l’auteur des Gouverneurs de la rosée ainsi que beaucoup d’autres devraient être transformées en musée afin de garder vivante la mémoire de ceux et celles qui les ont habitées.
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«À Carrefour, il y a eu la célèbre galerie Brochette, où se réunissait le gratin intellectuel et artistique du pays dans les années 1960-1970, ainsi que la résidence du célèbre peintre André Pierre morcelée entre les héritiers après sa mort : presque rien ne reste de tout ça aujourd’hui », déclare Antonin.
Il faut dire que le tremblement de terre du 12 janvier 2010 a détruit une grande partie de ces maisons qui ont appartenu à de grandes personnalités.
C’est le cas par exemple du Manoir des Lauriers, ancienne résidence de l’ambassadeur de France en Haïti, située à Bourdon, ayant appartenu au président Elie Lescot.
Cependant, même avant le séisme, il y a toujours eu ce déni de l’État haïtien à protéger les patrimoines bâtis, soutient Arnold Antonin. « C’est avec le cœur serré que j’ai assisté à la destruction du Fort Mercredi», regrette le cinéaste.
Situé dans les hauteurs du Morne l’Hôpital dans la commune de Carrefour-Feuilles, les derniers vestiges historiques du fort Mercredi, construit par les Français vers la fin du 19e siècle, ont disparu sous l’œil passif des autorités haïtiennes.
Pour Iléus Papillon, président de l’Observatoire Patrimoine, l’État a abandonné le patrimoine du pays. En dépit du fait que le Ministère de la Culture a consacré l’année 2023 comme année du patrimoine, «réellement on ne fait pas grand-chose», dit-il.
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«Les forts Jacques et Alexandre à Kenskoff, le Fort Réfléchi à Pestel, le Palais des 365 portes et le Fort de la Crête-à-Pierrot à Petite-Rivière de l’Artibonite sont, soit sous le contrôle de bandits armés soit abandonnés dans l’indifférence totale des décideurs », explique Papillon.
Selon le sociologue, il y a toujours eu en Haïti ce mépris des dirigeants envers la mémoire historique du pays. «Dans cette situation, c’est l’essentiel de notre Histoire et de notre identité de peuple qui est menacé », dit-il à AyiboPost.
L’Institut de sauvegarde du patrimoine national (Ispan) voudrait garder ces maisons dans les meilleures conditions de préservation, mais l’institution peine à effectuer son travail en raison d’un budget insuffisant et de la faiblesse de la loi sur la restauration en Haïti. C’est ce qu’affirme Elsoit Colas, directeur technique de l’institution étatique.
«Des inventaires de certains centres historiques ont été réalisés notamment à Jacmel, Jérémie, ainsi qu’à Port-au-Prince», explique Colas qui observe un manque de lois au sujet de la restauration en Haïti : «il n’y a que la loi de Sténio Vincent promulguée en 1940», dit-il.
Cependant, pour ce qui concerne notamment les villes en dehors de Port-au-Prince, l’Ispan, bras technique du ministère de la Culture et de la communication, fait face à des difficultés énormes pour réaliser des mises à jour de ces inventaires en raison d’un manque d’argent et de l’insécurité criante empêchant toute intervention sur le terrain.
De plus, il y a le problème pour l’Ispan de faire des interventions dans certaines maisons à cause du fait que celles-ci ne sont pas encore déclarées propriété publique de l’État.
Dans ce cas, il faut l’autorisation du propriétaire. Même dans les cas de domaine public, « la loi ne donne pas à l’Ispan la capacité d’intervention immédiate, il faut d’abord l’autorisation de l’entité qui gère de l’espace », dit-il.
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Le quartier général des forces armées d’Haïti par exemple, était autrefois sous le contrôle de l’Ispan. Actuellement, c’est une propriété de l’armée. «Quelle que soit la nature de l’intervention qu’Ispan veut effectuer, il doit le faire sur la demande de l’armée», explique-t-il.
Pour l’instant, dans la zone métropolitaine, il n’y a pas de propriété publique qui soit directement sous contrôle de l’Institut, «à part le palais national, les casernes de Dessalines, et le titre de propriété du fort Jacques», explique-t-il.
L’Ispan tente d’avancer avec au moins un projet important. « Nous travaillons, dit Colas, sur un projet de restauration de l’ancienne maison de Anténor Firmin. Ce projet est financé par la mairie du Cap et la Mairie de New Orleans ».
Contacté par AyiboPost pour commentaires, le ministère de la Culture et de la Communication dirigé par l’écrivaine Emmelie Prophète, également ministre de la Justice et de la Sécurité publique, est resté injoignable.
Par Wethzer Piercin
Tchika Joachim a participé à ce reportage.
Image de couverture ─ 11 août 2023 : Une vue de la façade de La Villa Castel Fleuri, résidence de Tancrède Auguste qui faisait office de palais présidentiel après l’explosion du palais national entraînant la mort de C. Leconte en août 1912. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost
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