Haïti vit au rythme effréné des revendications pour une véritable justice sociale face à la déliquescence de l’état et d’un système capitaliste sauvage à bout de souffle. A juste titre, les couches sociales défavorisées, avec de nos jours les syndicalistes de tous bords, les ouvriers du secteur de la sous-traitance, les chômeurs et les laissés-pour-compte de la société réclament tout simplement leurs droits de vivre décemment – droits de travailler, assouvir leur faim, circuler en sécurité, éduquer leurs enfants… Le président Moïse promet beaucoup dans ce qui paraît être sa campagne post-électorale. Il semble vouloir délivrer du concret à travers sa « caravane ». Cependant, comment peut-on croire dans la bonne foi d’une machine gouvernementale qui regorge en son sein d’un grand nombre de sinécuristes ?
La sinécure dans l’administration publique chez nous est cet emploi réel qui produit un salaire mais qui n’oblige à aucune besogne ou, s’il s’avère vraiment nécessaire, force à l’exercice du « faire semblant », du « pran pòz wap travay ». Elle est tout simplement l’art de la paresse dans une boite de l’état et s’apparente de près au « job-zombi ». Celui-ci est: cet emploi fictif qui produit également un salaire mais qui de son côté n’exige ni travail, ni présence, ni même existence humaine pour rémunérer des absentéistes, des expatriés ou des décédés. Dans les deux cas, sans aucune vergogne, des soi-disant citoyens « natif-natal » touchent une rétribution financière aux dépends de ceux qui ont travaillé, sué et souffert pour payer leurs taxes.
Les sinécuristes et les fonctionnaires-zombis font partie du même système nébuleux de la corruption qui comme un cancer se propage dans toutes les sphères de la société. Je vais me concentrer ici sur le cas précis de nos sinécuristes. Un exemple typique se trouve dans le récent scandale du Centre Ambulancier National (CAN) qui fut fermé pour restructuration le 10 juillet 2017 par la ministre de la Santé Publique et de la Population, le Dr. Marie Gréta Roy Clément. Entre autres déclarations, elle rapporta l’existence d’un nombre d’employés comprenant 80 chauffeurs, 84 secouristes, 47 réceptionnistes et 92 infirmières pour seulement trois ambulances fonctionnelles d’une flotte initiale en 2012 de 30 véhicules. Je tombai des nues ! Une myriade d’interrogations et de réflexions me força, comme le font beaucoup chez nous face à la stupeur, à prendre ma tête à deux mains.
Je m’attendais à toutes sortes de répercussions sociales. D’abord en toute logique, je me demandais quel marengwen avait piqué la ministre pour la pousser a faire une telle déclaration ? Ne risquerait-elle pas le blâme ou le désaveu du Premier Ministre ou du Président dans sa capacité à diriger effectivement son ministère pour n’avoir pas repérer une telle situation dès les premières semaines de sa prise de fonction ? Ou était-ce dans cette déclaration un stratagème pour révoquer le directeur du centre pour mauvaise administration et profiter également pour révoquer la grande majorité des employés qui en toute évidence ne font rien de leurs journées de travail ? Donc, d’une pierre faire deux coups ? Etait-ce le début d’un réaménagement budgétaire pour mieux contrôler les dépenses étatiques pour répondre adéquatement aux besoins de la population ? Nul besoin d’être fin administrateur pour comprendre qu’une dizaine de chauffeurs pour trois ambulances auraient amplement suffi pour faire fonctionner ce centre.
Je croyais donc que quelque chose allait bouger, que des manifestations et protestations se feraient spontanément, que des changements administratifs s’établiraient promptement et que des mea-culpa seraient divulgués dans les médias vu la gravité de la situation. Mais c’est mal connaitre notre pays car seule dans mon imagination existait un quelconque scandale. Cette nouvelle passa comme une lettre à la poste… comme beaucoup d’autres…comme si de rien n’était…dans l’indifférence totale de la société.
A ma connaissance, le directeur du CAN, la ministre et le Premier Ministre ne furent ni tourmentés par les journalistes ni harassés par la population. Le Parlement de son côté semblait avoir été aux abonnés absents. C’est à se demander qui se préoccupe de la nécessite des ambulances de l’état pour transporter des malades ou accidentés au plus proche centre hospitalier ? Toutefois la prochaine victime peut bien être vous ou moi. Il y a certainement de ces concitoyens avisés qui observent, comprennent, se révoltent intérieurement et pourtant se taisent. Ceux qui se disent : « Se pa mwen kap vin chanje peyi sa… » ; ceux qui sont désabusés par la situation générale de la nation, ceux qui ont jeté les gants ou qui comme Ponce Pilate s’en lavent les mains de cette république de tous les défis. C’est à eux que je voudrais m’adresser en tout premier lieu. Mais avant, il faut en toute honnêteté comprendre aussi la position des sinécuristes eux-mêmes.
Là, je m’en vais arriver à une notion qui peut paraitre déroutante : Le système de la sinécure est assurément une forme de la corruption mais les sinécuristes peuvent ne pas être pour autant des corrompus ! En effet, mettez-vous à la place d’un chauffeur ou d’une réceptionniste du CAN qui obtient une rémunération sans avoir à délivrer un quelconque travail indépendamment de sa volonté à travailler. Ce fonctionnaire devrait-il pour autant démissionner et chercher un autre boulot ? Ce serait une décision masochiste. Pour parodier le chanteur Jacques Brel : travailler en Haïti est comme être gratifié d’une perle de pluie dans un pays où il ne pleut pas. Quoique toucher son salaire à temps est une autre histoire…Donc, quiconque a eu la chance ou la bénédiction de trouver un emploi s’accrochera à celui-ci jusqu’à en trouver un meilleur quelque soit les conditions. D’après moi, l’opprobre d’une sinécure revient à l’employeur et non à l’employé.
Le gouvernement doit tout faire pour éviter les sinécures dans une économie aussi précaire que la nôtre. Il pourrait par exemple réassigner certains employés du CAN dans d’autres entités de l’état. Un chauffeur d’ambulance non-actif pourrait devenir le chauffeur d’un ministère qui en a besoin. Le surplus d’infirmières pourrait être réassigné aux hôpitaux de l’état. Le gouvernement ne doit favoriser ni le sinécurisme, ni l’oisiveté, ni la paresse, ni la corruption tout en se gardant de tomber dans la facilite des révocations de masse mettant en péril économique des familles entières.
L’état doit être tout à la fois efficace et efficient, raisonnable, économe et productif et faire preuve de compassion sociale. C’est ce que les citoyens engagés doivent promouvoir sans cesse en ayant un œil observateur sur toutes les décisions gouvernementales. Il est du devoir des citoyens patriotes de critiquer constructivement toutes les actions gouvernementales, suggérer des idées, pointer les défaillances et féliciter les bonnes décisions quand il le faut. Il nous faut donc un réveil citoyen pour dire non à l’inacceptable ! Non à la bêtise humaine, à la gabegie administrative et au gaspillage des deniers de l’état ! Non à la corruption rampante du sinécurisme qui s’érige en règle ! La lutte contre la corruption dans l’état passe inéluctablement par cette voie.
Patrick André
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