Borlette, positions sexuelles, peinture… la nuit façonne le réel dans le pays
Cleeford Boucher est seul dans une chambre avec une jeune femme. Ils se trouvent dans un agréable cadre romantique. Boucher et sa partenaire s’échangent des baisers, se chuchotent des mots doux à l’oreille et se touchent tendrement. Ils se mettent à faire l’amour quand tout à coup, le jeune homme reprend ses esprits : ce n’était qu’un rêve.
« C’était tellement réel qu’au réveil, j’ai vu de la semence dans mon caleçon qui est devenu tout trempé. J’ai dû aller me doucher immédiatement, dit le jeune haïtien d’une vingtaine d’années qui vit au Chili.
Régulièrement, Boucher fait usage de ses séances d’embrassades oniriques. « On dit souvent qu’il n’est pas bon d’avoir de ces rêves. Moi quand je les fais, je joue à la loterie. Je peux jouer les boules 27, 72 ou 07. Tout dépend de la taille et des traits phénotypiques de la femme dont j’ai rêvé », rajoute-t-il.
Un vivier artistique
Il n’y a pas que les personnes ordinaires qui rêvent de faire l’amour. Le professeur d’Histoire de l’art, Sterlin Ulysse, évoque « les femmes-nature » d’Albert Desmangles, les nus de Jacques Gabriel, les femmes de rêves de Jean René Jérôme, Bernard Séjourné ou encore Simil qui sont tous des œuvres issues de rêves érotiques dans la peinture en Haïti.
Qu’il soit charnel ou pas, le rêve occupe une part importante dans la vie des Haïtiens. Il intègre le quotidien des gens, quelle que soit la religion dont ils se réclament.
« Beaucoup d’artistes haïtiens tirent leur inspiration dans le rêve », explique Sterlin Ulysse, qui est aussi Doyen de l’Institut supérieur d’Études et de recherches en Sciences sociales (ISERSS). « Le rêve est présent dans l’ensemble des arts en Haïti et particulièrement dans la peinture. Des artistes comme Hector Hyppolite, Préfète Duffaut ou André Pierre croient recevoir leur talent des lwa, lesquels leur révèlent ce qu’ils doivent peindre en sommeil.
Le professeur souligne que le rêve est une échappatoire pour beaucoup d’Haïtiens vivant dans des situations précaires difficiles à surmonter.
« Les artistes aussi évoluent dans de telles circonstances », selon Ulysse qui relate que dans leurs œuvres, ces artistes présentent une réalité autre que celle vécue. « C’est le cas d’André Normil ou les artistes dits néo-primitifs, comme Jean Louis Sénatus. « L’artiste présente non pas le pays réel, mais le pays rêvé », continue-t-il.
Des esprits maléfiques
Les rêves ne sont pas toujours bienvenus. Jude Pierre — nom d’emprunt — est un jeune homme de 28 ans. Il s’est battu plusieurs nuits de suite avec un autre homme pour ne pas qu’il le viole. « Parfois, il essaie de m’enlever le pantalon avec vigueur pendant que moi, j’essaie de retenir mon pantalon. »
Le pugilat que décrit Pierre ne prend pas place dans la réalité. « Au réveil, je me vois en train de faire des gestes répulsifs, dit-il. Je suis essoufflé comme si je venais de m’engager dans une vraie bataille ». Après de tels rêves, Jude Pierre rapporte qu’il se sent toujours tourmenté sur le coup, même s’il ne fait aucune interprétation de ce qu’il a vu au sommeil.
De telles « révélations » sont à craindre parce qu’elles revêtent un aspect mystique qui peut être dangereux, argumente Djemson Édouard qui s’est converti au protestantisme depuis une dizaine d’années.
« Les membres de l’assemblée où je persévère adressent souvent des requêtes de prières pour ce genre de révélations. Elles sont en effet très spirituelles, dit-il. Ce sont des esprits malins qui viennent nouer des rapports intimes avec des humains. »
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Ces explications ne cadrent pas avec l’état des connaissances scientifiques sur le sujet. Il n’est pas prouvé qu’un rêve érotique est problématique, analyse la psychologue clinicienne Johanne Landrin.
Selon la spécialiste, le rêve fait partie de l’équilibre physique et mental de l’humain. « Le rêve est un phénomène normal qui a lieu dans l’inconscient. Il participe dans le développement humain. On rêve tous les soirs, même si l’on ne s’en souvient pas toujours. »
Le rêve se compose souvent des informations recueillies pendant une journée dans le conscient, mais qui vont dans l’inconscient. « Parfois pendant le vécu de la journée, il y a des informations qui sont conscientes, mais il y en a d’autres qui vont directement dans l’inconscient, c’est ainsi que le rêve se produit, d’après Landrin. »
Ces activités mentales sont très importantes. Lorsqu’une personne présente des chocs émotionnels, en tant que psychologue, Landrin va parfois vers ses rêves pour faire une psychothérapie. « À ce moment-là, l’on peut remarquer que la personne a des rêves violents qui sont parfois récurrents. »
Pour ce qui est des rêves érotiques, l’experte souligne que souvent, ils sont une composante de l’inconscient qui va vers les endroits qui sont les moins acceptés par la société. C’est une interprétation d’actions osées que souvent l’on n’aurait pas vécues dans le conscient. C’est comme l’interdit, souligne la spécialiste. « L’on ne devrait pas avoir peur après s’être vu dans des rapports intimes avec quelqu’un dans le sommeil. C’est normal. »
Des impacts réels
Les rêves érotiques ne devraient avoir aucun effet sur la vie réelle d’une personne. Le rêve fait partie d’un monde irréel, selon la sexologue Laetitia Degraff Sharpe. Cependant, selon l’interprétation qu’on lui accorde, un rêve peut affecter sa vie ou sa relation, mais autrement il n’en est rien.
Aussi, si l’on se voit dans des ébats sexuels avec une personne autre que son conjoint, cela ne sous-entend pas, selon Sharpe, que l’on va le tromper à coup sûr. « Si l’on y croit, cela peut engendrer un sentiment de culpabilité qui risque de créer des tensions dans le couple », explique la sexologue.
Tout comme les fantasmes, les rêves érotiques peuvent éveiller des pulsions sexuelles. « Lorsque la personne voit des sécrétions dans ses sous-vêtements suite à un rêve, c’est parce que le rêve érotique a la possibilité d’éveiller une réponse sexuelle réflexe (éjaculation, sécrétion vaginale). Cela arrive aux jeunes adolescents dès la puberté, mais aussi aux hommes adultes, c’est ce qu’on appelle la pollution ou éjaculation nocturne », continue Sharpe.
Donc, si l’on se voit au lit avec une personne, ce n’est peut-être pas réaliste d’aller la voir dès que possible pour lui proposer de réaliser le rêve dans la réalité. En revanche, Laetitia Degraff Sharpe ne voit aucun inconvénient à ce qu’une personne essaye de reproduire avec son partenaire dans le réel une position ou une façon de faire l’amour qui lui a procuré du plaisir dans un rêve, « toujours dans le respect du consentement bien sûr ».
Laura Louis
Photo couverture: Tableau d’Hector Hyppolite
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