SOCIÉTÉ

Les personnes âgées sont principalement prises en charge par leurs familles en Haïti

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Sans retraite ni assurances maladie, certaines personnes du troisième âge vivent un enfer

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Ce mercredi 22 juin 2022, Marie-Ange Auguste a vendu la moitié des œufs qu’elle avait apportés dans son panier. Il n’en reste que six. Elle les laisse au fond d’un bol en aluminium posé sur un petit seau rempli de beurre d’arachide. « Je n’ai pas de cassave ce matin », dit la sexagénaire à une cliente qui se contente alors d’une figue banane pour 35 gourdes.

Assise sur un petit banc qu’elle trimbale partout avec elle, Auguste profite du départ de son habituée pour reprendre un peu son souffle. « Je n’en peux plus, confie-t-elle, en faisant une grimace. Mes genoux sont gonflés à force de marcher tous les jours ».

Âgée de 64 ans, Marie-Ange Auguste ne se rappelle pas depuis quand elle est marchande ambulante de figues et d’œufs durs. Elle sait seulement que ses cheveux n’étaient pas encore tous gris et qu’elle avait encore sa vigueur de jeune femme.

Sa cuvette posée sur la tête, les pas lourds, il est presque midi lorsque Marie-Ange Auguste décide de mettre fin à sa pause. Les établissements scolaires ayant déjà fermé leurs portes, Auguste n’est pas sûre de ses clients du jour. Mais son agenda est malgré tout bien chargé. « À deux heures de l’après-midi, dit-elle, j’irai acheter des figues à Pétion-Ville. Vers quatre heures, je me rendrai à Poste Marchand pour récupérer du pain ».

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Le temps de rentrer à la maison, il sera déjà six heures. Une bonne chose pour elle puisque, dit-elle en pouffant de rire, la pluie de la veille a trempé son lit. « Il aura le temps de sécher avant que j’aille jeter mon corps trop fatigué dedans », soupire-t-elle.

Du lundi au vendredi, Marie-Ange Auguste quitte sa maison à cinq heures trente du matin et rentre vers six heures du soir. Parfois la vente est moins bonne, mais elle écoule au moins une bonne part de sa marchandise, le long de l’avenue John Brown.

À son âge, Auguste aurait dû déjà être à la retraite. Mais l’absence d’une politique claire de l’État en faveur du troisième âge empêche les personnes âgées de jouir tranquillement du reste de leur vie. Elle n’a pas non plus d’enfants qui pourraient prendre soin d’elle, dans un pays où c’est la famille qui s’occupe des vieux. C’est ce qu’explique Danièle Magloire, sociologue. « Compte tenu de la manière dont nous vivons, en général, les personnes âgées sont prises en charge par leurs progénitures. Il sera question de la personne avec le plus de disponibilité. Et lorsque la descendance directe n’est pas présente pour assurer la prise en charge, celle-ci engage des personnes si elle en a les moyens ».

Il n’y a presque pas de maisons de retraite non plus et celles qui existent coûtent très cher.

D’après Danièle Magloire, ce n’est pas une organisation sociale qui nous est familière. « Il existe dans la pratique haïtienne des liens de proximité familiaux extrêmement importants. Les parents âgés vivent avec leurs enfants, et même lorsque certains grands-parents habitent leur propre maison, il y a une présence constante de leur descendance ».

De plus, les maisons de retraite qui fonctionnent ne sont pas disséminées dans tout le pays. « Elles sont toutes situées dans le département de l’Ouest, critique la sociologue. Par conséquent, la totalité de la population n’y a pas accès ».

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La maladie est une autre calamité pour laquelle les personnes âgées n’ont généralement pas de grands recours.

« Il arrive qu’à partir d’un certain âge des personnes voient apparaître chez elles des maladies dégénératives chroniques. Ce sont ces maladies qui vont engendrer des complications. Et à leur tour, les complications vont diminuer les capacités fonctionnelles de ces personnes », explique Jean-Claude Desgranges, gériatre, c’est-à-dire un médecin qui s’occupe des maladies de la vieillesse.

Ce sont leurs enfants ou, dans le pire des cas, leurs frères et sœurs, qui prennent soin d’eux autant qu’ils le peuvent.

Lorsqu’elle a fait un accident vasculaire cérébral (AVC), en mars 2022, Renette Lavéus est allée vivre chez son fils, Charlito Léger, à Delmas 31. Elle était vendeuse de charbon à la Croix-des-Bossales jusqu’en décembre 2021.

À 63 ans, elle se portait très bien, jusqu’à ce que des malfrats l’attaquent non loin du marché Hyppolite. Après qu’elle a fui sa maison à Martissant, ce deuxième événement a été la goutte d’eau qui fait déborder le vase, provoquant un AVC.

Clairicia Israël aussi, ancienne vendeuse de café au carrefour Péant, jouissait d’une bonne santé même lorsqu’elle avait dépassé la barre des 70 ans. Seules ses mains tremblaient. Mais en 2020, une crise d’hypertension, puis un AVC l’ont clouée au lit.

Foto | Machann legim nan Tèt Dlo gen espwa, malgre anpil difikilte

Dans les deux cas, pour Israël et Laveus, c’est leur belle-mère qui s’occupe d’elles. Selon Alain Jean, c’est souvent ainsi. « Non seulement le travail de s’occuper des vieux n’est pas très recherché, souligne le sociologue et professeur à l’Université d’État d’Haïti, c’est un travail essentiellement féminin ». Plus précisément, une tâche pour les épouses ou les femmes avec une situation économique précaire.

Alain Jean rend l’organisation de la société responsable de ce fait. « Il y a une division sociale du travail où certains rôles et certaines tâches sont assignés aux femmes et d’autres, aux hommes. Elles sont les moins bien payées et les moins valorisées socialement. »

Cependant, une personne âgée n’est pas obligée de perdre ses capacités, qu’elles soient physiques ou mentales. C’est une croyance erronée. « La vieillesse n’est pas une maladie » met en garde Desgranges. C’est pour cela qu’il a créé en 2014 la Fondation du troisième âge. « L’objectif, explique-t-il, est de vulgariser les notions du troisième âge, sensibiliser la population sur la possibilité d’accompagner les plus vieux et de pouvoir installer, non pas des maisons de retraite, mais des maisons d’hébergement dans les départements de l’Ouest, du Nord et du Sud ».

La différence est que les personnes âgées résident dans les maisons dites de retraite, tandis que leurs progénitures viennent les récupérer en fin de journée dans les maisons d’hébergement. Mais pour l’instant, ce n’est qu’un projet.

À chaque jour qui passe, Marie-Ange Auguste est de moins en moins sûre de son lendemain. À la fois diabétique et hypertendue, son corps n’en peut plus du niveau de fatigue auquel elle le soumet au quotidien. La dame en a conscience, mais elle n’a personne sur qui compter, tente-t-elle de justifier.

Auguste promet d’aller consulter un médecin avant la fin de la semaine. Mais elle a déjà pris sa décision. « Si le docteur me prescrit du repos, dit-elle, je l’écouterai. Je me reposerai peut-être le temps d’une semaine. Cependant, il est hors de question qu’on m’interdit de vaquer à mes activités ».

Si elle abandonne son commerce, Auguste craint de ne plus pouvoir subvenir à ses besoins. Sans personne pour lui acheter ne serait-ce qu’un comprimé au cas où elle ne pourrait pas se lever, elle s’en remet au bon cœur du leader de son église. Ele pense que « le pasteur et sa femme n’auront aucun problème à ce que je reste dans l’église le temps que je me sente mieux ».

La photo de couverture est de Carvens Adelson pour AyiboPost

Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

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