SOCIÉTÉ

Les jeunes Haïtiens négligent des métiers rentables, faute d’orientation professionnelle

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Les jeunes s’investissent dans des carrières déjà prises d’assaut par des milliers de professionnels, alors que des métiers lucratifs restent peu fréquentés

Blyckz Cothière avait conscience des risques que comportait son choix d’abandonner quatre années de médecine pour entamer une formation en génie industriel.

« Après deux années d’études, j’ai obtenu une bourse pour une sorte de formation toujours dans le même domaine », raconte Cothière qui estime la profession « pas du tout exploitée par les Haïtiens. »

Dès son retour de sa formation en Amérique centrale, l’originaire du Cap-Haïtien commence à travailler pour une usine de confection à Caracol, dans le Nord-est.

Avant que l’insécurité le pousse à émigrer aux États-Unis en 2019, Blyckz Cothiere devint une pièce tournante dans le secteur de la manufacture. Il roulait en voiture blindée, empochait des salaires intéressants alors qu’il représentait en Haïti des entreprises prestigieuses comme Target Corporation ou Walmart.

« Trouver un technicien haïtien en mécanique industrielle demeure impossible, dit avoir constaté Blyckz Cothière. Pour des connaissances techniques dans des domaines bien précis, les entreprises doivent pratiquement toujours faire appel à des expatriés pour lesquelles elles doivent tout prendre en charge, outre le salaire alloué. »

Les parents investissent leur argent pour que leurs enfants apprennent des métiers dont la société n’a pas besoin

Selon le spécialiste en « quality compliance », il existe dans le domaine de la technique de multiples possibilités de carrière pour les jeunes, qui fort souvent préfèrent jeter leur dévolu sur la médecine, le droit ou l’économie.

Réfrigération, plomberie, génie mécanique, génie électronique, ou encore génie thermique, la liste de métiers existants dans le domaine reste extrêmement riche. Puisque l’offre de professionnels dans la plupart des secteurs non populaires s’avère moindre, les salaires peuvent être plus intéressants.

Problème d’orientation

Alors pourquoi les bacheliers ne s’orientent guère vers ces domaines peu achalandés ? Une première clé de compréhension peut venir d’une méconnaissance du marché du travail. Plusieurs jeunes questionnés dans le cadre de cet article rapportent des difficultés à choisir un métier à la fin de leurs études secondaires.

Peter, 18 ans, est un jeune diplômé du baccalauréat d’octobre 2020. L’originaire du Centre dit vouloir entrer à l’université, mais il ignore comment s’y prendre. Pour finalement choisir la médecine, Pierre dit s’être basé sur les notes obtenues à l’école.

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Il y a cinq ans, Sarah qui passait alors son bac à Port-au-Prince dit « avoir connu des élèves de terminale qui, au bout de seize années de scolarisation, ne comprenaient toujours pas pourquoi ils venaient à l’école ». Elle-même en faisait partie. Et aujourd’hui encore, quoiqu’ayant intégré deux entités de l’Université d’État d’Haïti, Sarah partage le même sentiment que celui du jeune Peter : ils exigent « un minimum d’encadrement » pour des jeunes ignorant les dynamiques du marché, dans leurs choix de carrières.

Le Nouveau Secondaire était conçu pour remédier à ce problème d’orientation avec ses sections sciences, sciences de la vie et de la terre, mathématiques, physiques, sciences économiques et sociales, lettres, langues et arts, selon l’ex-ministre de l’Éducation nationale, Nesmy Manigat.

L’expert défend en ce sens l’idée selon laquelle rompre avec le système traditionnel au profit du Nouveau Secondaire au niveau des écoles est une nécessité. Car, élabore-t-il, sur 100 enfants qui fréquentent le préscolaire, la majeure partie d’entre eux n’arrive pas à faire la moitié du chemin. Et c’est à peine si 5 % de ceux qui arrivés en rhéto ou en philo, parviendront à obtenir leurs bacs avec lesquels ils ne pourront exercer aucune profession, ni même être orientés vers l’apprentissage d’un quelconque métier.

Dans ce programme, « l’élève devrait être en mesure d’identifier ses forces et faiblesses, et de parvenir à identifier les secteurs d’activités existant ainsi que celles vers lesquelles ses aptitudes lui permettraient de se diriger ».

Bureau de l’orientation

D’autres experts défendent l’idée d’une orientation formelle. Pierre Enocque François, docteur en éducation et consultant pour des institutions internationales, est pour l’implantation d’une section d’orientation professionnelle à la fois au ministère de l’Éducation nationale et dans toutes les institutions scolaires.

La première structure préparerait des documents sur les différents besoins présents et futurs de la société. De même que sur les professions en vogue et celles à venir. La seconde, présente au niveau des écoles, travaillerait sous la direction de l’entité du ministère. Elle serait formée de professionnels qui suivraient le parcours de l’élève afin de l’aider à s’orienter vers des activités professionnelles appropriées. Cette entité marcherait « de pair avec une volonté de développer le pays ainsi que la nécessité de permettre à chacun d’avoir un travail selon son niveau ».

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De nos jours, se plaint Enocque Pierre François, les parents investissent leur argent pour que leurs enfants apprennent des métiers dont la société n’a pas besoin. Et l’étudiant formé a du mal à intégrer le marché du travail parce que sa profession est pratiquement inexistante. Quant à ceux qui voudraient travailler dans des secteurs plus à jour et moins prisés en Haïti, le standard des formations reçues les voue à l’échec d’entrée de jeu. Tout semble donc concorder pour une reproduction incessante du sous-développement et de la pauvreté dans le pays.

Absence de carrière entre les deux

L’autre pendant du problème est qu’il n’existe pratiquement pas de carrière intermédiaire dans le pays. Le trajet consiste à « directement sortir de l’école classique pour arriver à l’expertise », analyse Pierre Enocque François. Ceci vient par conséquent renforcer la logique selon laquelle soit on est très haut placé, soit on est tout en bas de l’échelle.

Avec l’orientation professionnelle, on pourrait très bien remédier à ce problème, défend l’expert. Il rappelle qu’entre 1987 et 1989, l’État haïtien avait formé la dernière promotion d’auxiliaires dans les questions médicales. Ces auxiliaires, note-t-il, étaient très souvent des personnes qui n’avaient pas bouclé leurs études pour une raison quelconque et qui, loin de constituer la classe la plus basse en termes de niveau de formation, étaient au-dessus de la catégorie des aide-soignants qui, aux États-Unis par exemple, aident les vieillards.

« Presque tous les instituts de formation en mécanique sont dysfonctionnels »

Ces aide-soignants, en plus des auxiliaires, infirmiers et autres groupes d’experts dans le métier, constituent « une échelle de niveau dans la classe professionnelle ». Ce qui existe dans plusieurs grands pays comme la France, les États-Unis ou encore le Canada. Ainsi, un élève de 9e année qui ne serait pas en mesure de poursuivre avec ses études, explique-t-il, aurait pu très bien devenir un aide-soignant même quand il n’aurait pas le niveau requis pour devenir auxiliaire.

C’est l’implantation d’un mécanisme d’orientation professionnelle qui peut permettre d’espérer de tels résultats. Via ce mécanisme, les élèves seraient mis en contact avec l’environnement professionnel grâce à l’organisation régulière de « journées de porte ouverte aux carrières qui se tiendraient en fonction du niveau de l’enfant et du niveau d’études qu’il lui serait permis de faire ». De vrais professionnels à l’exemple d’un chauffeur pour la classe de neuvième année, ou d’un avocat pour la classe de terminale viendraient expliquer aux élèves en quoi consiste leur travail. Ceci permettrait aux jeunes d’identifier laquelle de ces professions ils aimeraient exercer à l’avenir.

Formations pauvres

Les jeunes qui choisissent de se rendre à une école professionnelle en Haïti ne vont pas automatiquement rencontrer le succès, tant le niveau de formation laisse à désirer, fort souvent.

James Jean-Pierre travaille pour la Compagnie de tabacs Comme Il Faut depuis bientôt trente ans. Il confirme le problème de professionnels spécialisés auxquels font face différentes institutions de la production.

« Certains domaines ne sont pas enseignés dans le pays », dit James Jean-Pierre. « Presque tous les instituts de formation en mécanique sont dysfonctionnels », soutient le quinquagénaire se remémorant les œuvres des écoles professionnelles des Salésiens en Haïti. Lesquelles écoles « ne sont plus ce qu’elles ont été depuis bien longtemps et qui, malheureusement, n’ont pas trouvé d’autres établissements capables de les surpasser ».

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De ce fait, se former dans la technique nécessite souvent d’aller « compléter ses études à l’étranger ». Au retour, le professionnel peut ne pas avoir droit à un salaire digne. Et « même quand il serait revenu expert en sa matière, il n’aura pas le temps de travailler tant il sera demandé pour faire des formations par-ci et par-là dans des usines pour ceux n’ayant pas eu la chance de parfaire leurs études comme lui ».

Argent, nerf de la guerre

Une deuxième phase du nouveau secondaire doit démarrer en 2022.

D’ici là, « la phase du baccalauréat unique cèdera place au baccalauréat professionnel, soit un type de baccalauréat qui offrirait la possibilité à l’élève qui boucle ses études secondaires de trouver un métier dans le domaine qui l’intéresse. Ou encore, si telle est sa volonté, de continuer avec des études universitaires liées au domaine concerné », selon Nesmy Manigat.

Mais, la première phase peinant à être adaptée correctement, il devient totalement impossible de prévoir la réalisation de la seconde.

Finalement, rien ne changera sans une perception politique différente du rôle de l’éducation en Haïti.

« Quand une population accepte qu’à peine 10 % du budget national soient accordés à l’éducation, elle ne peut que récolter ce désastre qui est la réalité haïtienne », tance l’ancien ministre Nesmy Manigat. « L’argent n’est pas tout. Mais il constitue l’un des éléments de base si on veut réellement apporter une solution importante et durable. »

Rebecca Bruny

Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

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