Second roman d’Hélène Mauduit, Haïtienne d’adoption, «Les gens qui doutent» restitue l’ambiance électrique des rues de la capitale à la veille d’une manifestation de tous les dangers et s’interroge sur l’assignation de chacun dans une société à cran
Les sursauts du cœur, les désirs inavouables peuvent-ils encore y trouver place ? Les amours à peine éclos peuvent-ils survivre à la nuit Port-au-Princienne ? Aux tempêtes annoncées du jour ?
«Un peu lâchement, pour se faire pardonner, il a eu une idée. Une idée qui remplaçait les grands discours. Il a appelé Juliette la veille de son départ et lui a donné rendez-vous le lendemain dans un bar. Juliette a hésité. Ses collègues lui avaient déjà transmis des consignes de sécurité strictes et puis Fabrice a insisté, il a dit qu’avec lui, elle ne craignait rien. Après il a appelé Eva. Avec Eva, c’était plus simple. Il lui a juste dit qu’elle avait rendez-vous avec Juliette.»
Fabrice ne saura rien du succès ou non de son plan. Le jeune artiste qui récupère les matériaux improbables de la cité pour créer objets de décoration et autres œuvres singulières n’a pas pour habitude de jouer les marieurs. Pourtant, avant de s’envoler pour Miami (sans avoir prévenu quiconque) rejoindre sa mère déjà installée, Fabrice a décidé (par sentiment de culpabilité sûrement aussi) de forcer un peu la main au destin. D’offrir sans le dire un atypique cadeau d’adieu à ses amies. Un rendez-vous lancé, duquel il sera finalement absent, laissant Eva et Juliette en tête-à-tête pour la première fois.
Eva, jeune femme déshéritée de la capitale, de nature discrète et silencieuse et Juliette, expatriée travaillant dans une ONG, masque (bouclier) frivole et pétillant solidement attaché, ont noué des liens improbables et troubles mais avec toujours le créateur dans le rôle central, dénominateur commun ou alibi bienvenu.
Au sein du trio, les attirances sont multiples, et donc les possibilités. Si Fabrice couve Eva d’un regard protecteur, hésitant entre l’élan fraternel et l’inclination amoureuse, il a déjà goûté au moins une fois à la chaleur des bras de la pétillante Juliette. Entre les deux femmes, une curiosité réciproque qui a rapidement tourné en attrait. Aussi sensuel que muet.
«Eva a tout de suite eu envie de revoir Juliette. Elle ne savait pas vraiment pourquoi. Pour provoquer son intérêt ? Pour se prouver qu’elle existe ? Eva cherche de l’attention. Mais jamais sans Fabrice. Elle n’a jamais vu Juliette sans Fabrice. Ce serait prendre trop de risques.»
Au sein du trio, les attirances sont multiples, et donc les possibilités.
Des soirées alcoolisées dans les vieux bars du bas de la ville sur du Mikaben au relâchement commun des corps sur les airs de Rihanna, des confidences intimes aux disputes sur l’état du monde et du pays, les trois jeunes gens savent pouvoir compter les uns sur les autres au sein de cette ville âpre et insolente que peut être Port-au-Prince.
«Amour est un sale mot qu’Eva n’assume pas.» Avant l’aube pourtant, en cette nuit de veille, Eva aura baissé sa garde.
Seulement Fabrice, lui, ne se voit aucun avenir sur cette terre caribéenne battue par l’injustice, la violence et l’indifférence. Sa mère s’est occupée des papiers sans lui demander son avis, visas et autres sésames rares, tandis que le souvenir d’une ancienne conquête de passage (galeriste américaine), de ses promesses d’alors, lui font croire en un autre possible. Ailleurs. Loin de son atelier de Croix-Deprez. De cette nouvelle manifestation qui arrive et promet encore une fois – une fois de trop – sang et fureur. Loin de ses espoirs de participer au soulèvement général qui rétablira un jour les rêves volés d’Haïti.
«Partir c’est déjà réussir.»
L’insécurité, la violence des gangs, les kidnappings incessants qui peuvent frapper n’importe qui ? Le silence obstiné du gouvernement, son appel à l’aide aux Américains (souvenirs de l’occupation de 1915-1934 réactivés) ? Le prix des carburants, celui plus général de la vie ? Les raisons de la colère de la rue ne sont pas données, mais elles sont si nombreuses au sein d’une nation qui peut à tout moment à nouveau se muer en peyi lòk.
Fabrice a choisi : il devient le visage de l’exil dans ces «Gens qui doutent», titre qui reprend la célèbre chanson d’Anne Sylvestre, ode à celles et ceux qui ne trouvent pas leur place.
«J’ai pas tout fait bien, mais j’ai tout fait vrai.»
Des sodas rafraîchissent dans les frigos de la morgue de l’hôpital, côtoyant les cadavres (vision surréaliste); un vieux professeur traîne sa valise et son dépit dans le quartier (« Beaucoup de tristesse pour un si petit homme »); les motos et les taxis ne sortiront bientôt plus, la nuit tombe vite ici. Les passants pressent le pas, des commerçants baissent le rideau : demain l’odeur du caoutchouc brûlé. Et de la poudre peut-être aussi.
Les jeux de l’amour, pourtant, ce soir en Haïti. Tandis que Miami accueille un nouvel écorché vif.
Les appels à la tendresse, aux caresses qui réconfortent. Gardent en vie.
Hélène Mauduit, auteure précédemment du «Bar des solitudes», contributrice des «Nouvelles du peyi lòk» et membre de l’atelier Jeudi Soir (monté par Lyonel Trouillot), les manie magistralement pourtant, les mots, dans ce roman électrique qui explore autant les désillusions de l’exil et les souffrances féroces du déracinement («M anvi al lakay mwen [bis] / M ap prale lakay mwen»), les maints visages de l’amour (sans jamais porter jugement ni poser cases sémantiques-prisons) mais aussi son extrême fragilité, à cet amour cerné par les codes sociaux, par la menace de la fuite de ceux qui peuvent partir quand les autres n’ont d’autres choix que de rester, que de s’accrocher à l’espoir infime du changement.
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Eva et Juliette, aussi différentes soient-elles, ont conscience toutes les deux des inégalités têtues dans ce cadre instable et imprévisible, de l’inutilité des grandes déclarations et des promesses. Leur soif de liberté n’efface pas leur lucidité. Demain, de toute façon, se chargera d’exposer à nouveau les solides murs de la réalité.
Alors la nuit, cette nuit-là déjà, à la découverte de la cité insomniaque, des villas surprotégées aux rades en tôle de la ville rajoutée, Manno Charlemagne à fond («Ban m yon ti limyè»), nuit aussi poétique qu’effrayante. Érotique, puis soudain sévère. Nuit port-au-princienne des excès, des tensions vitales libérées, invitant celles et ceux qui s’y perdent à ne profiter que du moment présent. Ce qui n’est déjà pas rien ni offert à tous.
Pour s’épargner la douleur, l’aube venue, des engagements rompus. Des rendez-vous manqués.
Appuyer sur l’accélérateur. S’étourdir de la chaleur moite de la nuit qui caresse les peaux, ravive les sens. S’offrir sans peine ni regret. Oublier le jour. Sentir son cœur s’emballer, pour autre chose que la peur.
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«Eva serre de ses doigts la peau de Juliette. S’agrippe. La presse. La pince. Chaque poignée est une vengeance sur la vie. Et ça lèche : l’épaule de Juliette, la nuque de Juliette. Et ça goûte la poussière. L’odeur de la rue. À peine la trace d’un parfum qui s’est perdu en ville… Et les mains d’Eva fouillent les plis, la graisse, les bourrelets de Juliette. Et sous ses doigts, elle sent cette surface douce. Trop douce. Et ça, c’est pour la peur. Et ça, c’est pour l’ennui. Et ça, pour l’enfance. Et ça, pour le père. Et ça, pour les nuits. Et ça, pour l’enfer.
Juliette tient Eva dans ses bras. L’encercle. Se cambre. La serre contre elle. Répond à chaque mouvement de mains. De hanches. En demande encore. Plus de douceur. Plus de vie. Vivre putain. Vivre. Là, maintenant. Vouloir encore. Le dire. Le crier. Encore !»
« Les gens qui doutent », d’Hélène Mauduit, ed. Atlantiques Déchaînés
© Illustrations et photo de couverture du roman : Georges Harry Rouzier, photojournaliste auteur d’«Une ville dans la ville»
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