Des citoyens et des escrocs impriment eux-mêmes des cartes d’identification qu’ils utilisent pour recevoir des transferts, effectuer des transactions bancaires et, potentiellement, voter aux prochaines élections
Jean s’était rendu à plusieurs reprises à l’Office national d’identification (ONI) pour demander la réimpression de sa carte d’identification nationale unique, emportée par des bandits lors d’un braquage en 2022.
Après presque une année sans ce document essentiel, ce jeune homme dans la vingtaine et originaire de Croix-des-Bouquets prend une décision radicale et illégale : il conçoit sa carte sur un logiciel informatique et glisse mille gourdes à un ami pour l’imprimer.
Cette fausse carte d’identification a fonctionné auprès des services MonCash. Au point que Jean, qui demande l’anonymat par crainte de répercussions légales, s’est adonné à la confection et à l’impression de cartes d’identification nationale pour des connaissances.
Une activité qui se généralise dans un contexte d’insécurité, où les individus interceptés sans leur carte risquent la mort, alors que l’ONI tarde souvent à livrer ou réimprimer le document.
Pour cet article, AyiboPost s’est entretenu avec une demi-douzaine de personnes au courant ou impliquées dans cette pratique, dont un cadre de l’ONI. Ils permettent de saisir le danger que représente la ressemblance frappante des fausses cartes avec les documents officiels.
Le 5 août 2025, un journaliste d’AyiboPost a contacté un individu du Cap-Haïtien, connu pour fabriquer de fausses cartes d’identification, afin de lui en livrer une. L’homme, à l’autre bout du fil, a accepté le travail et demandé les informations d’identité nécessaires pour imprimer la carte. Le journaliste n’a toutefois pas mené le processus à son terme.
En réalité, la carte authentique contient une puce électronique pouvant être lu dans certains contextes par des appareils portatifs, mais la grande majorité des institutions du pays n’utilisent d’aucun moyen technologique pour vérifier la validité de la pièce présentée par les usagers.
En 2023, Jean a fabriqué une fausse carte d’identité pour un ami dont le compte MonCash, enregistré au nom de son frère parti à l’étranger, était bloqué avec 10 000 gourdes. L’ami avait effectué plusieurs démarches infructueuses auprès de Digicel pour débloquer le compte et récupérer son argent. Finalement, la carte falsifiée par Jean a permis de débloquer le compte et de retirer la somme au centre de service de Turgeau.
Lire plus : Pratiques d’extorsions sur des cartes d’identification nationale
Ces faux documents sont donc acceptés par les banques, les services de transfert et pourraient être utilisés massivement lors des prochaines élections pour voter à la place de citoyens décédés ou vivants dont les noms figurent sur les listes électorales, selon des témoignages recueillis par AyiboPost.
Il n’est pas certain que le Conseil électoral provisoire mette en place un processus technique rigoureux de vérification des pièces d’identité à l’entrée des bureaux de vote. AyiboPost a contacté le CEP. Cet article sera mis à jour en cas de réaction.
Des citoyens ordinaires, comme Isa Landy Auguste, se retrouvent victimes de l’impression illégale de fausses cartes d’identification nationale dans tout le pays.
En réalité, la carte authentique contient une puce électronique pouvant être lu dans certains contextes par des appareils portatifs, mais la grande majorité des institutions du pays n’utilisent d’aucun moyen technologique pour vérifier la validité de la pièce présentée par les usagers.
Auguste, immigrée aux États-Unis, a découvert en décembre 2022 qu’un individu avait usurpé son identité pour créer un faux profil Facebook et extorquer de l’argent en son nom.
L’escroc utilisait une fausse carte d’identification contenant les informations de la jeune femme pour recevoir ensuite des transferts d’argent des victimes, notamment via MonCash.
À l’initiative d’Auguste, des enquêteurs en Haïti et aux États-Unis, avec l’appui de la Section départementale de la police judiciaire (SDPJ) à Hinche, ont identifié et interpellé l’usurpateur en mai 2025, selon l’un des enquêteurs joint par AyiboPost.
L’ONI, qui fournit les listes électorales et délivre les cartes, est au courant du problème.
L’institution a déjà reçu plusieurs plaintes de citoyens concernant des inconnus ayant confectionné de fausses cartes avec leur numéro d’identification nationale unique, affirme son directeur technique, Reynaldo Camilus, joint par AyiboPost.
La plupart des fausses cartes comportent le même numéro et leurs détenteurs s’en servent parfois pour obtenir un passeport.
C’est lorsqu’ils se présentent à la Direction de l’immigration haïtienne pour demander un passeport que les préposés leur révèlent qu’une autre personne détient déjà leur numéro d’identification nationale, explique Camilus.
L’ONI, qui fournit les listes électorales et délivre les cartes, est au courant du problème.
Pour faire face à ce problème, un portail destiné aux institutions étatiques a été mis en place sur la plateforme DELIDOC, où les citoyens peuvent vérifier leurs cartes et s’assurer — avant de se rendre à l’immigration — de l’absence ou non d’anomalies les concernant, selon Camilus.
D’après lui, les fausses cartes restent faciles à repérer, « car elles sont fabriquées en PVC, imprimées à l’encre et présentent des caractères générés par Photoshop ».
Lire aussi : En Haïti, ne pas avoir sur soi une pièce d’identité constitue une violation de la loi
La grande majorité des banques et services de transfert ne disposent d’aucune procédure ni d’aucun appareil technologique pour authentifier les cartes d’identification nationale présentées par les clients. Cela ouvre un champ libre aux criminels qui impriment de fausses cartes au nom de leurs victimes.
Contacté en juillet dernier par AyiboPost au sujet des retraits effectués grâce à de fausses cartes, un responsable du service MonCash a confirmé l’existence de démarches en cours avec les autorités en matière d’authentification des cartes d’identité. Il a refusé d’en dire davantage en raison « d’accords de confidentialité ».
Au-delà des transactions financières frauduleuses, c’est sur le plan électoral que l’usage de fausses cartes risque de causer le plus de dégâts.
Le premier tour de la dernière élection présidentielle organisé en octobre 2015 a été annulé en juin 2016, après de vives accusations de fraudes massives, notamment liées aux votes zombies — des bulletins attribués à des électeurs inexistants ou décédés.
Cet épisode illustre une tendance plus large : depuis plusieurs décennies, de nombreux scrutins en Haïti sont contestés et voient leur légitimité affaiblie par des soupçons de manipulation et des failles structurelles dans le système électoral.
L’histoire peut se répéter, puisque plusieurs milliers de citoyens sont morts ces dernières années et la plupart de ces décès n’ont jamais été régulièrement signalés.
Ainsi, les noms d’un grand nombre de citoyens décédés figurent encore sur les listes électorales dans un pays où le taux de participation aux élections se situe autour de 20%.
Dans un article publié par AyiboPost en 2023, le directeur du CEP, Max Délices, avait jugé « souhaitable » un audit et une épuration de la liste électorale. Mais une partie de la communauté internationale et des bailleurs d’Haïti s’oppose à cette démarche, selon l’enquête d’AyiboPost.
La grande majorité des banques et services de transfert ne disposent d’aucune procédure ni d’aucun appareil technologique pour authentifier les cartes d’identification nationale présentées par les clients. Cela ouvre un champ libre aux criminels qui impriment de fausses cartes au nom de leurs victimes.
C’est en 2017 que le président Jovenel Moïse avait signé un projet de loi instituant la CINU, afin de remplacer l’ancienne carte d’identité.
Le président avait confié le projet à la firme allemande Dermalog, malgré deux avis défavorables émis par la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA).
La CINU exige, pour sa fabrication, les données biométriques du détenteur, telles que l’empreinte de l’iris, l’empreinte digitale et les informations biographiques, entre autres.
Toute institution peut ponctuellement faire des demandes d’authentification auprès de l’ONI, souligne Camilus.
« Les institutions peuvent [aussi] vérifier l’authenticité d’une carte d’identité à l’aide d’une “UV light”, ce qui permet de voir tous les éléments de sécurité intégrés. »
Lire aussi : L’histoire de la carte d’identité en Haïti est étroitement liée aux élections
La lumière ultraviolette (« UV light » en anglais) est un dispositif qui émet des rayons ultraviolets capables — dans le cas d’une pièce d’identité — de révéler des éléments de sécurité invisibles à la lumière normale.
Une enquête d’AyiboPost, publiée en mai 2025, montrait que certaines cartes d’identité, déjà abîmées peu après leur délivrance, empêchaient leurs titulaires d’accéder à des services bancaires — poussant certains à recourir à la contrefaçon, faute de réimpression rapide par l’ONI.
Joint par AyiboPost, le directeur Camilus révèle que l’ONI a déjà alerté la firme allemande Dermalog sur la qualité médiocre des cartes. « En même temps, l’institution commence à consulter d’autres compagnies capables de fournir un polycarbonate de meilleure qualité », conclut-il.
Par : Junior Legrand
Couverture | La main d’un homme tenant une carte. Source : Freepik. Photo d’une carte d’identité. Source : ONI. Collage : Florentz Charles pour AyiboPost.
► AyiboPost s’engage à diffuser des informations précises. Si vous repérez une faute ou une erreur quelconque, merci de nous en informer à l’adresse suivante : hey@ayibopost.com
Gardez contact avec AyiboPost via :
► Notre canal Telegram : cliquez ici
►Notre Channel WhatsApp : cliquez ici
►Notre Communauté WhatsApp : cliquez ici
Comments